La fin de la seconde guerre mondiale et la libération du pays après quarante années d’occupation, n’auront pas permis à la Corée de s’engager sur le chemin de la réconciliation nationale, ni de penser sereinement l’avenir du pays. La guerre froide et la guerre idéologique devaient mener en 1950 à l’épisode tragique de la guerre civile de Corée.
Largement inspiré de la vie de son auteur, le roman « Le marché et le champ de bataille » a pour cadre ce moment douloureux de l’Histoire du Pays du matin calme. A travers le destin de trois personnages, l’auteur décrit la spécificité coréenne d’un traumatisme psychique, ici la division d’un pays.
Kahwa, l’un des personnages féminins, représente la part de rêve et de magie que l’on retrouve partout, même dans le monde le plus sombre qui soit. Elle est difficilement cernable. Tout son être tend vers l’imaginaire, elle est aussi insaisissable que le vent et fragile que le roseau qui toujours se balance à l’extrême sans jamais se rompre. Elle incarne l’image de la femme du début du 20ème siècle qui brise certains tabous, se jette dans les bras des hommes et s’y attache avec acharnement, incapable alors de s’assumer seule, faible, soumise, comme Kihun les aime.
Kihun, lui, est un être aux idées et à l’allure inquiétantes. Depuis l’enfance, des suites d’une mauvaise expérience, il hait les hommes. Ils lui inspirent une profonde peur, celle de révéler sa vulnérabilité. Plus jamais. Il rejette tout un pan de sa vie qui se veut pourtant le plus heureux de son existence et poursuit son chemin avec une profonde méfiance chevillée au corps, il rejette le bonheur et considère chaque jour comme une lutte. Il trouvera dans l’incorporation au Parti le moyen de se réaliser et de rejoindre une communauté de destin, lui qui semblait si peu enclin, comme Chiyong, à vivre avec les autres : « irréprochable dans son travail et si empotée dans la vie de tous les jours« .
Chiyong est la figure de l’entre deux. Elle balance entre l’image de Kahwa insaisissable et celle de Kihun profondément ancré dans le présent, à mi chemin entre le rêve et la réalité. Elle est arrivée à une période de sa vie où elle a l’impression de n’avoir rien fait de concret. Une simple pensée désagréable la plonge dans une mélancolie sans fin ou presque. Les événements qui bouleversent le pays la tireront de son spleen maladif et lui feront se rendre compte de l’absurdité de son mal être face à la situation tragique que traverse la Corée. Elle est celle qui, près de la frontière, portera le plus fort les stigmates de la séparation en même temps qu’une certaine neutralité. Enseigner près du 38ème parallèle ne lui semblait alors pas une mauvaise chose. « Quelle paix ici près du 38ème parallèle« , sous entendu loin de son mari et de sa mère.
Chacun des personnages en oubliant le visage de l’Autre, perd le regard nécessaire à la constitution de son identité. C’est ainsi qu’à chaque rencontre avec Kahwa, Kihun semble la redécouvrir comme s’il ne l’avait jamais rencontrée, tandis que Chi Yong oublie le sourire de ses propres enfants dès l’instant où elle les quitte pour aller enseigner dans une autre ville ; tous les gens qu’elle rencontrera par la suite disparaîtront. Kihun lui-même, après la dispute avec son cadet, règne par son absence.
En temps de guerre, survivre est la seule chose qui compte. Pour Kihun cette définition est celle de la liberté. Tout devient beaucoup plus simple : les femmes ne se maquillent plus, les soldats ne sont pas des tueurs, les voleurs agissent par nécessité et ne sont donc pas blâmés pour leurs forfaits. On retrouve toutefois dans l’évocation des églises au couleur des murs de prisons, du professeur de chimie récupérant un ballon dans les barbelés ou d’enfants désœuvrés dans la rue, la contradiction à cette vision de la liberté, ponctuée par une réplique de Chiyong : « Sans liberté, je pense que je mourrais.«
Les souhaits de réconciliation, de liberté et de paix retrouvée se trouvent exaucé dans les rêves : (sur un air de Tchaïkovski) Kahwa assise au côté de kihun. Deux enfants rencontrés par hasard dans un parc. La musique d’un marchand ambulant. Et Le sable, lors de leur promenade sur la plage, qui fait office de neige…
Comme le décrit Pak Kyong-ni tout au long de son roman, la guerre ne se joue pas seulement sur les champs de bataille. Elle est partout, on la ressent jusque dans nos maisons, dans nos relations avec nos amis, dans nos rêves et dans nos cœurs, ou alors tout simplement dans un lieu aussi commun que le marché.