Poésies

LE SANCTUAIRE DU POUVOIR DE LA PLUME, HWANG Hieon-san

En Corée, les lecteurs ne cessent daimer la poésie, et nombreux sont ceux et celles qui rêvent dun jour devenir poète. Tournons-nous vers les influences et les inspirations qui ont guidé la poésie coréenne vers la modernité.

A l’image de nombreux pays d’Asie de l’Est, la Corée porte encore les marques d’une douloureuse progression vers l’histoire moderne.  Face à la multitude de navires de guerre étrangers qui se pressaient sur ses rives, la Corée ne pouvait plus rester en retrait. Après le difficile épisode de la colonisation par le voisin japonais, le peuple coréen, marqué depuis toujours par un profond respect pour la littérature, tentait de trouver une échappatoire à la difficulté en s’ouvrant à la civilisation occidentale. Pour les coréens, le plus urgent était d’apprendre les sciences modernes et de mettre en place un système économique stable. Mais, la compréhension des formes littéraires du monde occidental moderne avait également une importance considérable, et s’engager dans la pratique de ces nouvelles formes pouvait redonner de la force à leur langue, réveiller leur destinée, et stimuler le patriotisme d’un pays alors en plein désespoir. Les coréens parviennent à saisir l’essence de la littérature occidentale en relativement peu de temps, et s’en inspirent pour créer des œuvres littéraires modernes remarquables. La tradition littéraire millénaire d’étude des classiques chinois s’ajoute à l’urgence de la situation pour permettre une telle prouesse. Cependant, les entraves de la colonisation ne pouvaient s’effacer pour plus de 30 ans ; la libération mène à la division nationale entre le Sud et le Nord, séparés par des afflux d’idéologies étrangères et une guerre fratricide sanglante.

En Corée, les années 1960 commencent avec la révolution du 19 avril, où étudiants et citoyens se soulèvent pour renverser la dictature. L’histoire spirituelle du peuple coréen donne à cette révolution une signification : elle lui ouvre les yeux face à son rôle de joueur clé dans l’écriture de l’histoire. Un esprit politiquement plus grand engendre une passion directe pour la poésie. Tout le monde a composé un poème, et bien plus. La poésie représente toute la rage, et l’imagination poétique dépasse bien vite l’imagination politique. La force spirituelle à l’origine de cette ferveur pour la poésie a plusieurs sources. Les poètes, qui œuvrent depuis longtemps à donner une forme occidentale à la mythologie et aux sentiments purement coréens, cherchent maintenant à concilier les réussites modernes des sciences humaines et l’imagination fabuleuse du peuple coréen. Ils croient que l’analogie universelle qui relie les hommes et la nature s’annule avec l’arrivée des cultures étrangères en Corée et la modernisation passive de l’ère coloniale. Ces poètes méditent encore sur la nature, sur les  enseignements éthiques traditionnels d’Orient, mais ils sont aussi à la recherche des fondements de la croissance démocratique. La sensibilité aiguisée par l’étude de l’art moderne et occidental, ils écrivent de la poésie avec la poésie elle-même comme seul but, et tentent de faire de la sophistication du langage poétique l’allégorie d’un esprit pur, libre des désirs matériels.

A leurs côtés se tiennent d’autres poètes, guidés par l’espoir d’atteindre la pureté absolue du langage que leur inspire la confession personnelle proposée par le Christianisme, religion peu familière au peuple coréen à l’époque. Pourtant, forts de leurs observations pertinentes des réalités politiques et sociales, les poètes croient qu’en menant une réflexion constante et attentive sur la vie de tous les jours, il est possible de découvrir un déploiement nouveau de l’histoire, et d’atteindre un langage avancé. Les changements politiques encouragés par la révolution civique sont considérables puisqu’ils conduisent les poètes coréens à concevoir de nouvelles méthodes poétiques en accord avec l’ère dans laquelle ils vivent, en trouvant leur propre langage et en trouvant une inspiration plus ou moins large dans leurs propres vies. Un des poètes les plus célèbres de l’époque écrit « Shells Shall Depart » (Les coquilles doivent partir). Le titre de ce poème suggère que les idées anciennes et les idéologies venues de l’étranger ne sont que des coquilles vides, et que celles-ci doivent être remplies d’une profonde réflexion et d’affection pour la vie et l’humanité.

Mais les changements dans la société ne prennent pas en compte la réalisation des espoirs représentés par la poésie, et une fois de plus, celle-ci se développe afin de questionner et de s’exprimer à la suite des désaccords avec un régime militaire contraignant. Un tel phénomène ne se limite pas à la poésie, qui a toujours été engagée dans les luttes politiques, prêchant activement la participation du peuple. Quel que soit leur camp, les poètes, qui ont vécu sous les idéaux d’une tradition néo-confucéenne revendiquant la conformité de l’apprentissage et de l’action, essayent de définir clairement la relation entre le langage hors du commun qu’ils ont créé et la vraie liberté spirituelle. C’est ainsi qu’ils continuent de se poser des questions existentielles et se demandent comment rendre la poésie efficace pour ouvrir des perspectives saines dans un monde où les idées sociales de toutes sortes et les multiples théories esthétiques seraient mêlées.

Les blessures de la division nationale, déjà internationalisées, laissent un langage poétique couvert de cicatrices. Résultat d’une industrialisation rapide, les gens de la campagne accourent en ville et tentent d’exprimer leur sentiment d’anxiété à travers l’unicité du langage poétique. Même quand la réalité laisse la chance de côté, si celle-ci se donne une représentation appropriée, l’exaltation de l’esprit et l’intelligence reste possible. Les troubles politiques, la compétition acharnée, et la ferveur intellectuelle détournent souvent le langage poétique vers la prose, apparemment mal connue, mais cela contribue au développement de la poésie et au renforcement du pouvoir de sa langue. Les gens apprennent que la poésie, pas seulement les vers, existent vraiment dans la vie, même dans les vies les plus pathétiques, et que chaque mot est poésie.

En 1980, l’affrontement sanglant entre les étudiants et l’armée à Kwangju provoque une nouvelle explosion poétique dans la société coréenne. Les gens essayent de graver ce qu’ils font, voient et entendent quelque part dans leur mémoire. Cependant, ce dont ils doivent se rappeler n’est pas la simple scène d’un incident particulier. Leur mémoire plonge jusqu’aux racines du drame, et même encore plus profondément. Ils tentent de se rappeler la façon dont le monde, légère trace au plus profond de leur mémoire, et interdite car si belle et sacrée, s’est retrouvé enterré juste en dessous de la tragédie sanglante de ce jour-là. Certains se souviennent, et les souvenirs se changent parfois en slogans violents, parfois en chansons sophistiquées. Chaque chose a un sens à partir du moment où elle a été vécue et conçue par les hommes. De plus, toute tragédie sait remplir de sentiments poétiques le cœur d’un homme. Quand un poète coréen expérimenté choisit de dédier ses poèmes lyriques, satiriques ou instructifs, aux personnes qu’il a rencontré dans sa vie, dans l’histoire ou dans les mythes, alors c’est que cette conviction n’a jamais quitté son esprit.

Avec l’arrivée du nouveau millénaire, les thèmes et les méthodes de la poésie coréenne connaissent de nombreux changements. C’est la fin de la littérature comme outil politique, et le retour aux valeurs fondamentales de la littérature engagée. Les poètes qui avaient chanté les sentiments de la vie rurale et la méditation sur la nature se sentent aujourd’hui plus concernés par les questions d’écologie et d’environnement. Il faut avant tout remarquer le développement de la poésie féminine, avec des auteures vives et engagées. Ces femmes responsables de la vie de tous les jours, ces mères qui  portent et élèvent des enfants, parviennent à saisir les secrets du quotidien, jusqu’alors inconnus des hommes. Quand les hommes s’arment de théories et d’idéologies, les femmes peuvent écrire un poème entier illustrant les mots « ce n’est pas toujours comme ça ». Dans ce pays, où l’ombre de la préférence d’un fils à une fille plane encore, les femmes poètes changent l’atmosphère de la poésie coréenne. Sans surprise, les jeunes poètes des années 2000 ont les mêmes origines que ces femmes poètes. D’un point de vue conventionnel, ils appartiennent à une nouvelle génération. Contre la mondialisation et la capitalisation du monde, contre la conspiration qui tend à rationaliser et mécaniser toute l’histoire humaine, ils affirment que jamais le monde ne pourra changer ceux qui utilisent un langage si vivant qu’il en est presque déroutant.

La Corée est un pays de poésie. Les recueils de poésie font souvent partie des meilleures ventes. On peut lire de la poésie sur les portes de sécurité du métro de Séoul, dans les parcs, sur les sentiers de randonnée. Comme l’illustre le film « Poetry » de Lee Chang-dong, les administrations locales proposent des cours d’écriture poétique auxquels de nombreuses personnes participent. De même, dans « Ha Ha Ha » de Hong Sang-soo, on peut voir que dans chaque ville on trouve des poètes qui, comme des anges ou des démons, creusent dans les pensées populaires. Si les coréens aiment la poésie, c’est parce qu’ils sont tous persuadés que leurs racines dépassent cette ère d’industrialisation, et qu’ils gardent précieusement au fond de leur cœur quelque chose de différent qu’ils ne perdront jamais.

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