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La bibliothèque des instruments de musique

La bibliothèque des instruments de musique, de KIM Jung-hyukPersonne – ou presque – n’a jamais véritablement songé à remettre en cause le système de classification instrumentale, dont nous avons appris dès l’enfance le triptyque : instruments à cordes, à vent et à percussion. Et pourtant. Le narrateur de la bibliothèque des instruments de musique, lui, y pense.  Au moment où percuté par  une voiture  sa vie défile devant ses yeux, il acquiert la certitude que quelque chose doit changer.

Ce choc frontal  entre  la  vacuité de son être et la dure réalité du sol, qui devait irrémédiablement sceller son existence – y mettre un terme ou en constituer la révélation –, allait lui  laisser outre les séquelles physiques de l’accident, la responsabilité  d’une vie dont il lui faudrait   se débarrasser des oripeaux et du souvenir des expériences passées. Un sevrage bien difficile   qui l’abandonnera à  l’alcool des mois durant, sans lui laisser  entrevoir de sort plus favorable que celui auquel il était promis jusqu’alors : « Cet accident a marqué le début de nombreux changements. Tout d’abord, j’ai quitté mon travail […] et j’ai commencé à boire.  C’est injuste de mourir anonyme […] l’alcool libérait mon corps de cette phrase, il effaçait ma peur de ne pas me réveiller le lendemain… ». Coincé entre la certitude que la vie qu’il menait jusque-là n’était finalement pas la  sienne et le désarroi  où le plonge cette révélation, il est en l’attente de ce signe, ce quelque chose, qui agitera l’originalité de son être : « Ma principale préoccupation  était de trouver un moyen pour ne pas vivre anonyme et connaître un destin hors du commun qui me ferait passer à la postérité. »

Une suite d’événements érigés en autant de hasards dont il trace la chronologie, l’amènera à pousser la porte d’un magasin d’instruments de musique où l’attend son véritable défi: une nouvelle classification instrumentale et la constitution d’une bibliothèque  sonore  inédite, véritable instrumentarium mondial – Ou comment  une entreprise un peu folle annonce le primat de la volonté d’un individu sur l’ordre établi – « L’accident a fait émerger cette phrase, la phrase m’a conduit à l’alcoolisme, et l’alcool m’a permis de découvrir le magasin d’instruments de musique[..] J’ai décidé de travailler à Musica pour me laisser porter par le cours de la vie […] mais la classification proposée par les experts ne me paraissait guère fondée (…) je voulais trouver ma propre classification […] un jour j’ai commencé à enregistrer les sons des instruments de musique ».

 On voit ainsi poindre au travers de la lubie du protagoniste (une tâche dont il concède lui-même l’infaisabilité, puisque sans fin), la démarche littéraire de Kim Jung-hyuk (Rappelons au passage, que l’on s’occupe de manière très sérieuse  de la classification des instruments qui  est une discipline scientifique, domaine de l’organologie). L’auteur  fait se heurter   la logique de l’appartenance collective à la logique de la trajectoire privée, et relaye ainsi les aspirations et les craintes d’individus qui se meuvent dans une société elle-même en  proie aux changements.

A travers le prisme d’une écriture qui se détache de la discipline réaliste, et dont il partage la gageure avec d’autres auteurs de la jeune génération, Kim Jung-hyuk  interroge moins ce que l’individu doit apporter au ciment de la société que la capacité de cette dernière à tolérer les écarts à la Norme. Marcel Mauss rappelait « qu’il n’y  avait rien de plus arbitraire, de plus  variable, ni de plus extraordinaire que les classifications ». Ainsi, en substituant sa propre grammaire des instruments (pas moins arbitraire mais tout aussi valable) à la classification  communément admise, le narrateur inscrit et assume son histoire personnelle comme base de son identité sociale. Ce changement de paradigme provoqué par une suite de hasards  dont il finit par s’emparer du sens, ne va cependant pas sans heurt. Dans la nouvelle Les maniaques de vinyles, un jeune DJ se trouve séquestrer par un homme qui se dit  « ne pas aimer les DJ parce qu’ils rayent les disques ». Au nom de la bonne musique, cet homme entre deux âges protège  les disques de son histoire personnelle  du fléau que sont les  remix et les DJ, qui sabotent l’âme de l’œuvre  originale  et détruisent le support discographique : « Il y a une chanson que j’adore. « Fever », tu la connais ? […] Un jour, dans un bar, je demande ma chanson, et devine ce qui s’est passé ? Le barman a passé le remix d’un foutu DJ […] j’ai cru que mon cœur se déchirait : les DJ dévastent toute la musique ». Les deux hommes, en  copiant et diffusant allégrement plusieurs milliers de copies d’albums,  ou en rachetant de vieux vinyles pour les mixer et les remettre au goût du jour, partagent en définitive le même amour pour la musique dont ils ne peuvent     s’accorder sur la définition: qu’est ce que la bonne musique ? : «  Un DJ, est-il un artiste ? Toi, tu t’y connais en musique ? C’est ce que tu crois ? ».

Après le personnage du premier récit, qui  enfermé jour et nuit dans son magasin de musique s’accomplit pleinement dans sa mission solitaire de reclassification des instruments,  les deux protagonistes de la nouvelle  les maniaques de vinyles, bien que moins intéressés à se  confronter au monde (entendons la société) qu’à la réalisation de leur idéal, interrogent ce  que devient l’action collective si chacun poursuit un but personnel qui empêche la conciliation entre les individus, et conduit jusqu’à la non-reconnaissance de l’autre :  « Mais pourquoi  avez vous enfermé cette personne ? – Qui ? – Vous ne vous  souvenez pas ? […] Il semble avoir tout oublié, je peux lire dans ses yeux qu’il ne sait rien. Je n’ai qu’une envie : partir. ». Si   l’on doit  voir dans le parcours de ce jeune DJ, qui malgré le traumatisme de sa séquestration poursuivra envers et contre tout son but, l’expression de son épanouissement personnel, il ne faut pas sous estimer ce que peut occasionner comme peur  la perte de repères jusqu’alors confortablement établis. L’angoisse de rester dans la norme  («  C’est injuste de mourir anonyme », la bibliothèque des instruments de musique), peut se révéler égale à la peur du changement (« A l’écoute du remix, j’ai cru que mon cœur se déchirait », les maniaques de vinyles). Dans l’œuvre  de Kim Jung-hyuk, cette révélation de « sa différence » surgit au hasard d’une suite d’événements sans lien apparent, d’accidents. Un Deus ex machina bien utile, et dont les personnages saisissent l’opportunité ; dans un monde où tout va toujours plus vite, l’hypothèse de l’événement imprévisible reste  la plus probable.

Comme le dit le DJ : «  L’ère d’une musique nouvelle est arrivée ».


LA BIBLIOTHÈQUE DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE
DE KIM JUNG-HUYK
Traduit du coréen par MOON So-young, LEE Seung-shin, Hwang Ji-young et al.
Decrescenzo éditeurs, 126 pages, 15 €.

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