& Lucie Angheben
KO UN Dix-mille vies, Diez Mil Vidas – Lecture croisée
Défilé de la vie sans fin, avenir Où personne ne peut vivre seul Oh, l’homme n’est humain, n’est le monde que parmi les hommes.
Préface en vers.
Il n’y a pas plus solitaire que l’acte d’écriture. Un stylo et une feuille, un clavier et un écran, l’auteur est seul face à lui-même. Et en écrivant son texte, son histoire, ses vers, c’est lui qui s’écrit. L’écriture est un acte à sens unique. Pourtant, tout le monde n’écrit pas enfermé dans un bureau ou dans une grotte dans la montagne. Il n’y a pas d’issue à la solitude. L’autre est un mal nécessaire.
Au début des années 1980, accusé de conspiration contre l’Etat, Ko Un se retrouve en prison. « La période était la plus sombre de l’histoire coréenne, écrit-il. Il était évidemment interdit de disposer de matériel pour écrire. L’isolement dans lequel j’étais jeté était complet, pas le moindre nouvelle de l’extérieur ne pouvant me parvenir. Ce sont ces circonstances extrêmes qui m’ont offert la liberté de l’inspiration poétique, parce qu’elle était l’unique voie de salut. » Si la solitude permet de penser, l’enfermement ne permet pas d’écrire. Et dès sa libération en 1982, il reprend sa plume. C’est de façon inconsciente qu’il se tourne vers les autres. Des hommes l’ont enfermé et maltraité, mais la méditation solitaire est révolue. Il y a des bons et des mauvais, pourtant chacun mérite de l’attention. Après une vie marquée par la douleur, l’occupation, la guerre et la dictature, Ko Un l’a compris. Et dans son esprit a germé un projet incroyable, un projet inédit : Maninbo.
Maninbo, dix mille vies. Des milliers de portraits, des instantanés des vies que Ko Un a croisées dans sa vie. Dix mille vies comme un hommage à sa propre vie, comme un hommage à la vie.
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Et finalement Un poète n’est-ce pas un voleur de bruits d’oiseaux Et d’eau Un voleur de couleurs de fleurs et de feuilles de saules ?
40. Les frères Yu voleurs de tombeaux.
Écrire, c’est donner des mots aux choses et aux sensations, pour l’écrivain, pour le poète. Écrire, c’est figer la vie d’un instant, figer le moment que peut-être d’autres auront raté. Écrire, c’est beau. Et pourtant, toujours l’écrivain semble rester à l’écart, comme dans un autre monde, comme s’il était le seul à pouvoir ressentir les choses différemment et les transmettre aux autres.
L’écriture de Ko Un transporte. Ce n’est pas un voyage fantastique, mais plutôt initiatique ; une traversée de la Corée tant géographique que temporelle ; un partage de quelques instants de milliers de vies de coréens, qui en disent long, bien plus long que n’importe quel autre roman ou que n’importe quel film.
Le poète reprend sa place. Comme un photographe, il saisit des instants uniques qui, il le sait, ou du moins, il l’espère, pourront communiquer l’autre et se faire messager d’une réalité omise ou oubliée.
Les portraits de Ko Un dépeignent une Corée à laquelle peu sont habitués. Pas de ville gigantesque, pas de bâtiments modernes, pas de rythme effréné. Un recueil d’instantanés véridiques, authentiques, desquels la simplicité ne fait qu’augmenter la valeur. Pourquoi faudrait-il toujours porter son attention sur le mouvement ?sur les exploits technologiques ?sur la réussite ?sur les célébrités ? Maninbo se refuse à la publicité mensongère et à l’élitisme. Tout le monde y a sa place, car la poésie est la même pour tous. Partager et rétablir l’égalité originelle, telle est la destinée du poète. Chanter ce que les autres oublient. Et Ko Un ne s’arrête pas aux paysages et aux lamentations ; son sujet, c’est l’homme. Car si beaucoup passent leur chemin sans prêter la moindre attention au brin d’herbe qui se plie sous leurs pieds ou à l’oiseau qui le prend péniblement dans son bec pour en faire son nid, il en est de même pour les autres êtres humains. Oubliés sont les autres quand on n’a pas besoin d’eux, car on rencontre tant de monde… Pourtant Ko Un l’affirme : il est impossible de vivre seul. « Nulle âme n’existe sur cette terre sans la présence des autres âmes. » C’est pourquoi il est de la tâche du poète de considérer l’homme autrement, de lui rendre ce qui lui est dû, de lui redonner l’existence face à l’oubli dans lequel beaucoup sombrent.
Malgré le cadre restreint de la Corée, la poésie de Ko Un est universelle car elle montre l’homme tel qu’il est, et ses faiblesses deviennent sa plus grande valeur.
Sous le règne du roi Sukjong, de la dynastie de Choseon Au temps des histoires obscènes et des longs sijos Où apparut le Pansori Même les roturiers Pratiquaient les trois arts : la poésie, la calligraphie et la peinture.
4. Chung-bong, le poète bûcheron.
La poésie appartient à tous : cette vérité s’inscrit dans l’histoire. En Corée, elle a toujours eu beaucoup de valeur et a toujours été très présente. Un peu comme partout d’ailleurs, car qui n’appréciait pas les ménestrels et autres troubadours ? A une époque où la poésie est perçue comme élitiste, réservée aux personnes éduquées qui peuvent l’apprécier, aux poètes reconnus qui ont suffisamment d’expérience, on oublie bien souvent les origines de l’art, comme on oublie qu’il n’y a pas d’âge pour la poésie. Il n’y a pas que Rimbaud qui puisse écrire des textes remarquables et marquants malgré son jeune âge ; il n’y a pas que les anciens qui peuvent se délecter des vers des générations précédentes. Parfois la poésie existe même au-delà des mots.
(…) Pourtant il reste la poésie à cet homme Cet homme du peuple affamé s’en allant bredouille ; (…) Poète bûchron Chung-bong Tu es poète
4. Chung-bong, le poète bûcheron.
La poésie s’adresse à tout le monde et tout le monde peut être poète. Chung-bong n’est qu’un pauvre bûcheron, affamé, bredouille, mais il est poète.
Les dix-mille vies que l’on découvre au fil des pages ont pour seul point commun leur simplicité, le ton naturel avec lequel elles sont racontées. C’est là la réussite de Ko Un. Ne serait-ce pas la pureté du moine qui ressurgit quand il s’agit de faire face à ses semblables ? En décrivant des inconnus, Ko Un se détache de la personne pour décrire l’Homme. C’est ainsi que Le valet de ferme Dae-Gil et Young-Ja la boiteuse côtoient Ham Seok-Heon et Park Jung-Hee, que les classes se mêlent et que les messages se mélangent. Le poète n’a aucune leçon à donner : il est poète, pas professeur. Les vies des personnes sont décrites par des faits, des images, des souvenirs, laissés libres à l’interprétation de chacun.
Ses yeux jaunes ont perdu leur éclat Ils sont devenus ternes comme des rats Morts dans une haie d’oranges sauvages (…) C’est pourquoi on dit que le père Yeom n’est pas là lorsqu’il est là Et que quand il n’est pas là, il est là. Mais on ne sait pour quelle raison
25. Le père Yeom de Biin.
Les poèmes respirent l’honnêteté et la sincérité. Les choses sont dites telles qu’elles, il n’y a rien à cacher. La subjectivité de Ko Un ne veut pas se ternir de mensonges. Certains textes sont chaleureux, emplis de reconnaissance, d’autres sont plus sombres, teintés de reproches. Les contrastes défilent au fil des pages.
Cherchez donc, à Anamdong ou Suyudong Celui qui rajeunit l’histoire de la Corée. Dépasser, surmonter le passé Une telle action est sublime comme un coucher de soleil.
34. Kang Man-Gil.
Le respect de l’auteur envers cet historien et son travail se ressent dans les mots et les tournures.
Qui a dit que Chunwon Lee Kwang-Su était un grand auteur ? Ma foi, quelle blague, C’était un imposteur grossier. (…) Tu as rêvé de devenir un Tolstoï N’étant que Lee Kwang-Su Un faible type d’un faible pays Oui, Chunwon Lee Kwang-Su Quoique ta stèle sur cette terre demeure.
43. Lee Kwang-Su.
Ce qu’on peut lire un peu plus loin n’est plus du même registre. Les mots prononcés à l’encontre du romancier pro-japonais ne conservent pas les mêmes égards. La critique est forte mais le ton reste respectueux. L’auteur reste un moine, qui, au-delà de l’homme et de ses actes, respecte sa vie et sa mort.
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Tout le monde a droit à son poème : le riche comme le pauvre, le bon comme le mauvais, l’homme de Joseon comme l’homme moderne. La vie est la même pour tous, et c’est celle-ci qui se forme et se déforme sous la plume de Ko Un. Elles peuvent être 1000, 10000 ou 100000 : le nombre n’a pas d’importance. Chaque vie prend place dans le monde et le transforme à sa façon. Chaque vie est en elle-même une partie de l’évolution de la société. Et chaque poème du recueil est un témoignage, un fragment de la vie d’une personne que l’on peut côtoyer l’espace d’un poème ; une personne que l’on peut imaginer, comprendre, plaindre ou envier. Chaque poème est une histoire à entendre, à lire et à relire, comme une trace du passé laissée par quelqu’un qui au fond nous ressemble. Parce que l’Homme a besoin des autres et parce que l’écrire est plus facile que de le dire, Ko Un a pensé puis réalisé Dix-mille vies. Dix-mille vies comme un remerciement à tous ceux et celles qui ont fait de lui ce qu’il est, comme un message d’espoir, qui montre qu’une vie peut perdurer au-delà d’une classe sociale, au-delà des actes, et au-delà du temps, qu’une vie est ce qu’il y a de plus cher. Peut-être faut-il être poète pour le comprendre.
Lucie Angheben
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« DIX MILLE VIES », DIX MILLE MORTS
Face aux tourments de l’existence qui paraissent plus grands que tout, qui font paraître la vie plus absurde que la mort, le poète se libère –et nous libère– de ce lourd sentiment en contemplant et en chantant ce qu’il y a de plus remarquable dans le plus trivial, ce qu’il y a de plus ferme dans le plus éphémère. Ou la poésie rend léger le fardeau trop pesant de la vie, ou elle nous fait léviter. Ko Un le sut lorsqu’il était emprisonné dans des conditions dégradantes, accusé de conspirer contre l’état. Ce poète coréen, né à Gunsan en 1933, se promit d’écrire un vaste recueil de poèmes s’il sortait vivant de la prison militaire où il fut interné pendant que les autorités délibéraient sur son exécution, après sa lutte contre la dictature de Chun Doo-Hwan dans les années 1980.
Une fois sorti de prison, Ko Un entama l’élaboration de cette œuvre intitulée manimbo (traduit comme « Dix-mille vies »), un ambitieux calembour en coréen car si manimbo signifie littéralement « Biographie de dix mille vies », manin peut aussi signifier « Toutes les personnes ». En effet, l’idée originale était d’écrire un poème sur toutes les personnes qu’il avait rencontrées tout au long de sa vie. Il voulait aussi arriver au chiffre spécifié dans le titre. Jusqu’à maintenant, il a publié environ 700 poèmes en quinze volumes et il compte publier encore plus de 500 poèmes repartis en cinq volumes additionnels.
Mais dans ce vaste catalogue de fresques de l’être humain, peu importe le chiffre mais l’idée de multiplicité. Le même Ko Un dit dans la préface de la traduction française que l’on ne doit prendre littéralement ce titre. « Dix-mille vies » est une vaste peinture murale où apparaît l’âme humaine, ondulante et multicolore, éclatée en une multiplicité de choses, de visages, de parties du corps, de gestes et de mouvements.
« Cet ouvrage, écrit Ko Un, a été engendré au croisement de la vie et de la mort ». Jamais cet embranchement entre la vie et la mort ne lui a semblé plus profond que dans l’obscurité totale de la prison militaire où il attendait son exécution. Il faudrait considérer « Dix mille vies » comme étant aussi « Dix mille morts ». Dans les 64 poèmes qui composent la traduction espagnole de « Dix mille vies », il est très fréquent que la vie et la mort soient imbriquées dans le portrait d’un personnage. Mais la vie et la mort ne s’opposent pas dans ces vers. Ce sont plutôt deux états nécessaires. La mort n’est pas moins naturelle que la naissance. Ainsi, dans le poème « La mujer de Gaesari » (La femme de Gaesari), avant de mourir, la femme de Gaesari donne à ses trois enfants des instructions quotidiennes, comme par exemple, ne pas laisser le couvercle de sauce soja sur la terrasse pendant le jour ou changer le rembourrage de coton de la veste du père. La mort dans « Dix mille vies » n’a pas ce ton pathétique des tragédies gréco-romaines et européennes.
C’est que le poète sait que jamais on n’est plus vivant, que jamais la vie n’est plus intense que lorsque la vie a un terme. Un terme qui n’est pas absolu. La mort n’est pas une fin mais un léger saut vers la transformation. La vie continue. Dans l’urine, dans l’eau, dans le son, dans la lumière, dans les nuages, dans le souvenir, dans le chant. Cette transformation est illustrée dans quatre poèmes de l’édition espagnole de Dix-mille vies: « Hyegong, el monje de la antiguedad » (Hyegong, le moine de l’antiquité) où Hyegong, après avoir attrapé et mangé un poisson, urine dans un ruisseau et son urine redevient le poisson qu’il vient de manger. Dans «El perro muerto » (Le chien mort), un père de famille retrouve les dépouilles d’un chien qui avait disparu et décide de l’enterrer dans la colline derrière la maison. Le lendemain, les feuilles d’un arbre aboient lorsqu’elles reverdissent sous la pluie. « Hee-ja» est un poème qui décrit une humble servante qui voit dans le ciel et les étoiles le visage de sa mère morte. Enfin, dans « La viuda de Baek, de Hamdok-ri, isla de Jeju » (La veuve de Baek, de Hamdok-ri, île de Jeju), une veuve entend la voix de son mari lorsqu’elle écoute les vagues de la mer.
Il vient d’être dit que dans ces poèmes la perception de la mort est différente à celle des grands poèmes tragiques gréco-romains et européens. Il n’y a ni grands bouleversements, ni apothéoses, ni grands pleurs, ni grands gestes de douleur, ni grandes paroles. La tristesse à peine se filtre à travers de vifs souvenirs d’enfance comme dans le poème « Sam-man, la anciana madre » (Sam-man, la grand-mère), où le poète se souvient de la grand-mère qui racontait, à lui et aux autres enfants, des histoires fascinantes. Sa mort n’est presque pas une mort mais un recommencement :
Cuando murió parecía que iba a empezar a contar algún Relato, Pues murió con su boca generosamente abierta; Y por más que intentaron cerrarla se abría de nuevo (Quand elle mourut, il semblait qu’elle allait commencer à raconter une histoire car elle mourut avec la bouche grande ouverte et même si on essaya de la lui fermer elle s’ouvrait à nouveau)Dans un sens, la mort n’est pas la fin de cette personne, ni des histoires qu’elle racontait. Tout au contraire, la vie et la mort sont tellement imbriquées que c’est comme si même morte, la grand-mère allait continuer à faire ce qu’elle faisait en vie.
Même si on peut retrouver dans Dix-mille vies des personnes d’une certaine importance historique, comme par exemple des empereurs ou des guerriers, le poète ne décrit pas leurs épopées dans les portraits qu’il dresse d’eux. A côté de ces personnages historiques, on trouve souvent des paysans, des poètes, des tantes, des artisans, des idiots du village ou des gens du peuple en général. Le poète se tourne vers les petits gestes, les efforts quotidiens, les paroles éphémères de l’homme inconnu et de l’homme célèbre. Ainsi, pour Ko Un, poète de la vie, la vie est plus intense dans les pleurs ou les soupirs anonymes, dans le mouvement des mains qui tressent des paniers ou qui cuisinent, dans l’effort d’un robuste paysan qui porte un énorme tas de bois. Pour lui, la vie n’est intense que parce qu’elle est éphémère. Jamais on n’est plus vivant que lorsqu’on appréhende la certitude qu’un jour on ne va plus respirer et que les choses passent.
Dans le poème Cham-man, celui où le robuste paysan porte un tas de bois, le poète dit: « Ya quisieras saber de dónde le venía toda esa fuerza » (Tu voudrais savoir d’où elle vient toute cette force). Ensuite, le poète voit entre le tas de bois une petite et belle fleur de campanule, et derrière cette fleur, un papillon audacieux. Dans ces deux métaphores de ce qui est petit et fragile, se trouve une idée singulière de la pensée poétique qui est derrière Dix mille vies : la splendeur de la vie réside dans ce qui est inaperçu, dans ce qui passe sans bruit, dans ce qui est éphémère.
Andrés Arboleda-Toro