Dans un bref essai sobrement intitulé La bande dessinée, Pierre Fresnault-Deruelle ne manque pas de rappeler que le manhwa est « parfois confondu avec le manga » (2009 : 31). De même, le critique Kim Nak-Ho notait en 2003 cet amalgame regrettable avec la BD nippone[1]. Cet emploi générique, autrement dit cette propension presque naturelle à englober l’ensemble de la production asiatique sous un seul et même vocable, peut aisément s’expliquer. Cavalièrement décrit, le marché du manhwa se divise en effet en deux catégories : d’une part les albums s’inspirant très fortement du manga, tant sur le plan esthétique que scénaristique, d’autre part les œuvres plus originales et plus intimistes.
Le manhwa en terre japonaise
Défalcation faite des auteurs coréens s’exerçant au Japon (Boichi chez Glénat, ou encore le couple In-Wan Youn/ Kyung-Il Yang chez Pika) quantité de manhwakas s’inspirent fortement du manga. On retiendra, en guise d’exemples, les titres édités par Booken manga et une partie du catalogue de Kwari. Ne jouant pas la carte de l’originalité, ces séries reproduisent les caractéristiques graphiques de la BD nippone : morphologie des personnages, lignes cinétiques, traitement plastique des onomatopées etc. S’agissant du scénario, on retrouve sans surprise une inclination pour les univers science-fictionnels ou héroic-fantasy (Xenoglossia de Song-chi Hoo; Dark Air de Park Min-Seo etc.), pour les intrigues faisant la part belle aux scènes de combat (The boss de Lim Jae-Won; Gui de Kim Young-Oh etc.), et pour les romances hétéro- ou homosexuelles (100% Perfect Girl de Wann; The Sherlock Holmes Story de Kwon Kyo-Jeong). Toutes ces séries –et bien d’autres que nous n’avons pas citées– respectent la fameuse triade Shônen/shôjô/seinen (respectivement, manga pour adolescent, jeune fille et adulte), et se présentent au lecteur dans un format « livre de poche », poussant l’analogie avec le manga dans leur matérialité même.
Cette forte ressemblance entre BD coréenne et japonaise n’est certes pas étonnante. La proximité géographique et les affinités culturelles aidant, toutes deux « partagent une même grammaire qui n’est pas celle de la BD occidentale » (CHIE, 2003). Reste que cette relation intime peut constituer un frein au succès du manhwa en France. Le risque est effectivement grand de ramener les fictions du pays du matin calme à une pale imitation du manga, voire, pour reprendre les termes de Yamanaka Chie, de leur coller l’étiquette « sous-manga ». Le manque d’intérêt à l’égard des BD asiatiques autres que japonaises (le même constat s’applique pour les manfras francophones) que note Gilles Ratier (cf. ci-dessus) découle de l’impossibilité pour une nouvelle série de sortir du lot, dès lors qu’elle ne présente aucun signe distinctif la démarquant du modèle nippon. Or, si vraiment une période de récession menace le manga, comme le subodore Xavier Guilbert[2], il est évident que le manhwa ne pourra qu’en sortir fragilisé. Trop attachés au manga, les manhwakas publiés en France peinent à tirer profit des ventes de leurs homologues japonais, et souffriront, peut-être avec plus d’intensité, des conséquences de la crise (si crise il y a). Une situation pour le moins injuste, mais somme toute assez logique et prévisible, et qui n’est autre que le résultat de politiques éditoriales maladroites et dépourvues d’audace. En effet, le privilège qu’accordent certains éditeurs aux séries pour adolescent(e), dans l’espoir sans doute de trouver « le bon filon », de dénicher le futur hit du moment, ne laisse guère de place aux œuvres indépendantes.
Le manhwa indépendant: une terra (presque) incognita
Après l’influence, l’émancipation. L’autre versant de la production coréenne se caractérise, non par l’adoption de stéréotypes graphiques et de schémas narratifs standardisés, mais par la volonté du manhwaka de s’affirmer en tant qu’auteur complet, reconnaissable à ses qualités stylistiques et ses choix scénaristiques. Notre objectif étant de décrire des tendances générales, non de décortiquer les particularités graphiques de chaque auteur (la question esthétique ne sera pas éludée pour autant, mais seulement effleurée), nous nous focaliserons sur les récurrences thématiques de la scène alternative sud-coréenne, à savoir la problématique de la division, la dualité modernité/tradition et le traumatisme de la guerre. Avant d’aller plus loin, rappelons que la rédaction du présent dossier repose uniquement sur les œuvres disponibles en français. Il est hors de doute que le nombre restreint d’albums traduits ne reflète pas la richesse de la BD coréenne. Mais cette barrière linguistique, aussi infranchissable soit-elle, ne nous empêche pas d’identifier des thèmes privilégiés, observables chez plusieurs auteurs. Sur ce point, le rapport à l’autre, sujet certes banal mais ô combien complexe, semble jouir d’une attention toute particulière. Le prouvent les quelques intitulés suggérant un lien entre deux protagonistes, dont chacun n’existe, s’affirme en tant qu’individu particulier qu’en vertu de sa complémentarité avec autrui : Woo-lee et moi (Atrabile), ou encore le très énigmatique Les Jumeaux (FRMK). De ces deux ouvrages, le dernier est certainement le plus déstabilisant. Fable surréaliste sur l’ambiguïté de la relation gémellaire, l’œuvre de Jung-Hyoun Lee livre une vision poétique, inquiétante autant que fascinante, d’une Corée divisée, semblable à « un être unique en deux personnes »[3]. Les propriétés formelles et visuelles de cet « OVNI éditorial » marquent évidemment une rupture franche et totale avec le code graphique nippon. Les choix de mise en page, la dominance des couleurs froides, le dépouillement des décors et l’impression de statisme qui englobe l’ensemble (les personnages ressemblent à des marionnettes sans âme), contribuent à l’émergence d’une œuvre non consensuelle, à même d’épater ou de rebuter.
Enfin, n’oublions pas que l’album Ce que j’ai à te dire, édité chez Kwari, met également en scène le destin de deux jumelles. Séparées dès leur plus jeune âge, contraintes d’emprunter des voies différentes, les deux sœurs finissent par se retrouver des années plus tard, par le plus grand des hasards. C’est alors qu’un lien longtemps rompu se renoue, que le double perdu mais jamais oublié refait surface, révélant aux deux protagonistes l’évidence de leur origine commune.
Comme nous l’avons indiqué, la production coréenne est traversée par une seconde opposition : tradition vs modernité. Là encore, certains manhwakas ne se contentent pas de respecter à la lettre cette dichotomie, en mettant « face à face », sans possibilité de conciliation, les termes en présence. Au contraire, ils la dépassent, montrent que l’aboutissement naturel de toute dualité est la complémentarité et la fusion des contraires. A ce sujet, nous renvoyons le lecteur à notre chronique de Geonbae, un album sur les alcools traditionnels de Corée, dans laquelle nous notions avec quelle finesse Young-Bin Kim et Dong-Kee Hong entremêlaient l’ancien et l’actuel.
Adoptant une démarche inverse, d’autres auteurs plus engagés jettent sur la société d’aujourd’hui un regard critique et désabusé. La modernité devient alors synonyme de perte de repère, de course au profit menant à une forme de déshumanisation. A sa supposée harmonie avec les mœurs et coutumes anciennes, que nous évoquions à l’instant, s’est substitué un rapport conflictuel, une mésentente. Les personnages sont pris au piège dans un monde qu’ils ne comprennent pas –ou qu’ils ne comprennent que trop– et dont ils refusent en bloc les principes. En réponse à cette décadence en marche, Kim Su-Bak choisit tout simplement de Quitter la ville, alors que Yoon-Sun Park nous conte le quotidien de deux jeunes sœurs (Sous l’eau, l’obscurité), victimes des ambitions de leur génitrice.
A l’évidence, le déséquilibre consécutif à la disparition des valeurs d’antan est un leitmotiv à ne pas négliger. Ce qui est dénoncé en première instance, c’est bien sûr le culte de l’argent, c’est-à-dire le déplacement du domaine sacré, d’ordinaire attaché à la pérennité des rituels et croyances d’autrefois, vers des préoccupations bassement économiques. Face à cette nouvelle religion capitaliste, le pessimisme affiché de ces manhwakas prend l’apparence d’un sain athéisme. La recherche d’une vie simple et apaisée, éloignée de la folle agitation des métropoles, devient alors un impératif de survie. Les couvertures de Kim Su-Bak (Quitter la ville) et de Kim Dong Hwa (La bicyclette rouge) font nettement ressortir ce besoin vital d’exclusion. Alors que la première nous montre une zone urbaine surchargée, noyée dans une atmosphère étouffante, la seconde donne à voir un ciel dégagé, sous lequel homme et nature vivent en harmonie. Le même constat s’impose, peut-être même avec plus de force, lorsqu’on compare l’esthétique glaciale, composée uniquement de bleu et de blanc, de Yoon-sun Park (Sous l’eau, l’obscurité) à l’éventail de couleurs que déploie Kim Dong Hwa.
Véritable hymne à la vie campagnarde, La bicyclette rouge nous conduit dans un petit village situé hors du temps, où les visites du facteur sont le seul lien entre les habitants et le monde extérieur. Prenant le contrepied du malaise social et existentiel dépeint par Byun Byung-jun (Première neige, Princesse Anna, Mi-Jeong) ou Kim Hanjo (La mémoire du corps), Kim Dong Hwainstille en chaque lecteur la nostalgie d’un savoir-vivre en voie de disparition.
Reste maintenant à savoir quelle place occupent les périodes les plus noires de l’histoire coréenne, en particulier l’annexion japonaise et la guerre de Corée, dans le manhwa. Parmi les albums traduits en français, ceux de Kun-Woog Park constituent une mise en image magistrale des blessures du peuple coréen. Les atrocités commises par l’occupant nippon et le conflit fratricide entre Nord et sud sont traités sans manichéisme ni intentions moralisatrices. Dans sa trilogie Fleur, ce jeune auteur nous conte ainsi les souvenirs de guerre de Jaeng-Tcho. Enfermé dans une cellule lugubre et d’une étroitesse à faire peur, ce dernier se remémore les humiliations et tortures infligées par le pays du soleil levant, sa déportation dans un camp de travail ou encore l’exécution, par l’armée du sud, de tout un village soupçonné de conspiration. Ce même personnage, un brin idéaliste et profondément antimilitariste, intégrera les partisans du Nord, alors que son ancien camarade d’enfance, Hyok-Soo, a choisi l’uniforme sudiste. Il serait vain de décrire en quelques mots ce manhwa-fleuve. Ce qu’il en ressort, c’est le caractère insensé de toute guerre, l’incompréhension de tous ces soldats devant la nécessité de tuer leurs propres frères. L’absurdité atteint son paroxysme lorsque le protagoniste, en plein cœur de la bataille, est tiraillé entre l’obligation de tirer et son désir, qu’il exprime à maintes reprises au fond de lui-même, de ne blesser personne. Plus que le bruit des balles et des corps qui tombent, les pensées de Jaeng-Tcho nous révèlent l’horrible réalité : « Pourquoi on doit s’entretuer. Je n’ai pas de réponse. On ne tire sur nos ennemis, mais sur nos propres frères. Pourvu qu’ils ne soient pas touchés » (page 79-80, tome 3). A travers les souffrances d’une nation brisée, Kun-Woog Park délivre un message à portée universelle. Un cri où se mêlent tous les tourments et les espérances de l’âme humaine. Au diable l’objectivité : Fleur est une œuvre précieuse.
Ce devoir de mémoire qu’entreprend Kun-Woog Park, auquel il faut ajouter son second ouvrage édité chez Vertige Graphic, Massacre au Pont No Gun ri, est d’autant plus important qu’il dévoile au public français une période historique finalement peu connue. A l’heure actuelle, peu de manhwakas, parmi ceux disponibles dans l’hexagone, abordent de manière aussi détaillée un sujet d’une telle gravité. Dans un tout autre registre, on notera cependant le manhwa science-fictionnel de Kim Hong-Mo: L’armée de la résistance. Dans ce récit uchronique, l’auteur imagine une Corée non délivrée du joug japonais. Devenue toute puissante, technologiquement avancée, l’archipel recourt à des robots pour soumettre les populations et réprimander les éventuelles rébellions. Face à cette armée de métal et de fils électriques, une résistance se mettra en place, dans l’espoir de retrouver une liberté perdue depuis trop longtemps. Si la véracité des faits a laissé place à l’invention, on retrouve bel et bien chez Kun-Woog Park et Kim Hong-Mo un objectif commun : mettre l’histoire coréenne, quand bien même elle serait remaniée pour les besoins de la fiction, au centre de leur projet artistique.
Enfin, toujours dans une perspective historique, on ne peut passer sous silence trois manhwas de Kim Dong Hwa, dans lesquels l’auteur de La bicyclette rouge relate la place de la femme dans la société traditionnelle. De l’apprentissage de l’art des courtisanes dans la Corée féodale (Histoires de Kisaeng), à la difficulté de se comporter en femme libre dans un milieu campagnard très imprégné des valeurs confucéennes (Histoires couleur Terre, La mal aimée), les albums de Kim Dong Hwa peuvent être vus comme le reflet d’une société partagée entre son attachement à la morale religieuse et ses aspirations progressistes.
Les thèmes que nous avons succinctement passés en revue (la division, la tradition Vs la modernité, le traumatisme de la guerre et la place de la femme dans la société coréenne) pourraient chacun faire l’objet d’un développement unique. L’œuvre de Kun-Woog Park, par exemple, exigerait à elle-seule une analyse minutieuse tant sur le plan socio-historique qu’esthétique. Aussi bref fût-il, notre panorama du manhwa indépendant à néanmoins démontré que les productions coréennes n’étaient pas réductibles à une simple imitation du manga. Privilégiant des sujets en lien avec l’histoire nationale, de façon abstraite (les jumeaux) ou plus terre à terre (Fleur etc.), témoignant d’un réel scepticisme, également observable dans la littérature contemporaine sud-coréenne, à l’égard du capitalisme et de « l’argent-roi », une partie de la BD coréenne se caractérise par ses spécificités thématiques et l’absence de toute norme graphique. La précision ne peut être que salutaire : l’avenir du manhwa en France est intimement lié au maintien d’une offre indépendante. Or, faut-il vraiment le rappeler : des raisons financières poussent souvent les maisons d’édition à déserter une terre où les sacro-saints « best-sellers » n’élisent que rarement domicile. Afin de satisfaire ces préoccupations pécuniaires sans porter atteinte à la vitalité du manhwa, certains éditeurs se tournent vers un continent (pour ne pas dire une planète…) encore inexploré : le numérique.
[1] NAK-HO Kim, « Les BD étrangères en Corée, les BD coréennes à l’étranger », in La dynamique de la BD coréenne, 2003, page 126.
[2] Voir à ce sujet Xavier Guilbert, http://www.du9.org/dossier/le-manga-en-france/
[3] Nous empruntons ces mots à l’éditeur : http://www.fremok.org/site.php?type=P&id=263
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