…puisqu’elle a fait l’objet en particulier d’une rencontre radiophonique avec l’éditeur dans l’émission « C’est pas la peine de crier », sur France-culture. La revue Po&sie dans son numéro 139-140 consacré à la Corée, présentait également plusieurs textes de Moon Chung-hee, et un portrait-entretien avec l’auteure est publié dans le numéro de décembre de Keul madang créant un environnement de familiarité avec une œuvre que l’on découvre en France. Bruno Doucey et le professeur Michel Collot dans sa préface rapprochent la poésie de Moon Chung-hee du film de Lee Chang Dong « Poetry », pour rappeler que la pratique poétique peut trouver sa source y compris dans la quotidien le plus prosaïque, comme chez Francis Ponge, ou bien encore pourrait-on ajouter, dans le plus vil ou le plus veule comme chez le poète coréen Yi Sang.
La force de Moon Chung-hee est d’appréhender le monde quotidien par la poésie. Ainsi qu’elle le dit dans la postface, tout lui est prétexte poétique dans sa vie, dans la vie. Et c’est ainsi que cette « anthologie » qui présente une suite de textes choisis dans plusieurs recueils et présentés dans l’ordre chronologique de leur publication propose la lecture d’une œuvre traversée par la vie, les vies. De recueil en recueil, les thèmes se retrouvent, leur traitement évolue, au rythme de l’auteure, celle qui écrit et qui mangea un jour le riz froid, ce qui la fit aussitôt songer à sa propre mère : « (…) elle finissait le riz froid dans un bol ébréché/Avec des morceaux de radis qui traînaient/elle léchait l’arête du poisson/Pourtant de son corps jaillissait l’amour le plus doux(…) » (Le riz froid)
Une femme, coréenne , Moon Chung-hee, ouvre la porte de notre entendement.
Plusieurs thèmes donc traversent cette œuvre. La vie quotidienne et ses petits riens qui l’émaillent et l’encombrent à la fois :
« Je me lève à l’aube et je prépare les gamelles des enfants/je lis distraitement le journal du matin/ (Comme un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune/j’écrirai un poème intense) (…) » (Une journée sans titre)
La politique et ses excès, la nature qui transfigure, la tradition et le poids des devoirs, la culture populaire, ses croyances et ses peurs, l’amour et la passion amoureuse(La nuit où je mange une grenade), la maternité dans l’abnégation et le renoncement (A mon fils), l’amour filial et la reconnaissance (Les os regrettés), enfin la féminité, cet état transgressif permanent qui porte la parole de la poétesse.
Les textes s’interpellent, et se répondent : ainsi la cuisine est- elle un lieu hautement suggestif de la création, et la retrouve-t-on dans de nombreux textes : Petit chant de la cuisine, En épluchant les poireaux, En épluchant les fraises, En faisant la vaisselle, L’histoire de la table à manger. Des textes qui sont autant d’évocations des multiples ressorts de la création, qui ainsi que l’écrit Moon Chung-hee avec violence « ennuyée d’une poésie qui ne chante tout le temps que fleurs, oiseaux ou montagnes »(La porte), ne résident pas seulement dans l’observation mélancolique ou bucolique de la nature. Le motif poétique peut surgir dans la situation la plus prosaïque, par exemple dans un champ de pommes de terre (Pommes de terre), en plein arrachage, par l’émotion née de l’épluchage d’un poireau, légume aussi prompt que l’oignon à nous tirer les larmes, à nous, les femmes, bien plus sûrement qu’un amant indélicat. Mais l’émotion qui naît alors est bien de la même nature, et peut susciter le poème. Chez Moon Chung-hee, de la sensation naît l’émotion, et de l’émotion la création. Du coup, nul besoin de créer des conditions à cette écriture, mais plutôt de la laisser guider par les évocations suscitées par chaque geste, chaque parole entendue, chaque soupir, chaque histoire : « Au sud-ouest de l’ Iran,(…)/ chaque année quelques dizaines de femmes se font/ décapiter (…) / pour avoir posé le regard sur les hommes(…) Alors que j’y réfléchissais en épluchant des pommes /de terre dans la cuisine/ les larmes me coulaient sans raison/ Dans la marmite de soupe une crevette a brusquement/ retourné tout son corps » (Des nouvelles de l’étranger). Forcément, sa poésie est aussi marquée par l’époque, l’histoire du pays, une Corée étouffée par la colonisation, déchirée par la guerre fratricide et par les luttes politiques des dernières décennies. Mais cette histoire s’inscrit dans la vie des femmes et dans leur corps : qu’est une femme coréenne sinon cette « bonne borgne » cantonnée à sa cuisine (Petit chant de la cuisine), cette épouse qui n’est que le reflet de son homme : « Comme les étoiles du ciel sont imprimées sur /les coquillages de la plage/j’ai subtilement reconnu son image chez sa femme » (Sa femme), ou son faire-valoir, jusqu’à son ennemi dans une guerre sans fin ? « Ni père ni frère(…)/l’homme le plus proche et le plus lointain en ce monde(…)/cet homme qui aimerait le plus les petits que j’ai fait naître(…)/c’est l’homme qui m’a appris le plus ce qu’est la guerre. »(Mari)
Qu’est ce corps féminin, sinon le champ qu’on ensemence pour une récolte prolongée, une lignée pérenne, un ventre de mère, des seins nourriciers, un sexe à consommer pour un époux dont on n’est que la proie ? Qu’est ce simple visage de femme sinon le terrain conquis d’entreprises de cosmétiques, « territoire étroit (où) flottent des drapeaux de toutes nations », métaphore d’un pays conquis et dominé par l’idéologie du consumérisme « la femme du pays assujetti enfin prête pour sortir/se lève lentement comme l’héroïne d’une tragédie » (En me maquillant) ? Qu’est la vie d’une femme coréenne pour Moon Chung-hee sinon la scène d’un grand théâtre ?
Alors qu’aujourd’hui les jeunes filles de ce pays sont au moins aussi diplômées que les garçons, qu’adviendra-t-il d’elles si elles aussi se soumettent à l’ordre ancien, ainsi que la poétesse les évoque dans le texte « Où ont-elles disparu ces si nombreuses lycéennes ? » paru dans un recueil en 2001: « Sans pouvoir prendre part au monde grand et large/sont-elles confinées dans la cuisine et la chambre ? »? Moon Chung-Hee a étudié, travaillé, elle a goûté à l’indépendance, pour en se mariant, renoncer à cette existence-là, accueillir sous son toit d’épouse-mère les Ancêtres, ces boulets qui l’entravent jusque dans ses rares escapades (Grand-mère et mère /Mon conservatisme)comme pour la retenir de partir trop loin, et contempler un époux fatigué avec un soupçon de rancune, quand bien même cette légère hypocrisie née de l’acceptation de cette vie en commun, sans rien partager, cette hypocrisie des apparences, des conventions, a facilité sa propre abnégation (Paysage paisible). Il faut bien que de ce renoncement elle fasse une victoire sur elle-même pour qu’enfin cette vie n’ait pas été trop vaine « En faisant la vaisselle pour laver simplement la vie quotidienne/je fais bouillir mon sang jeune//Plus tard quelle tombe épaisse/pourrait étouffer cette flamme ? » (En faisant la vaisselle). Il faut bien qu’elle récupère ce corps, abandonné à tous, puis délaissé par ceux-là même qui le vampirisaient (Les seins). Il faut bien qu’elle transfigure ce quotidien monotone en langage poétique pour que son intelligence de femme, sa sensibilité de femme, sa dignité de femme soient reconnues. Ce savoir du plus commun, cette science de l’ordinaire, lentement engrangés, assimilés, mis à distance, représentent les fondations d’une poésie personnelle, un art brut qui dit le brutal, la violence faite aux femmes dans un monde où elles ne sont encore qu’une sous-espèce domesticable, le reflet d’un pays domestiqué : « J’aimerais avoir une épouse (…) /une épouse qui m’attend/(….) Elle regarde toujours son mari d’un œil admiratif/elle est ma colonie, elle m’appartient » (Mon épouse).
On retrouve chez Moon Chung-hee l’amertume des femmes de Corée : « dans la cuisine/ça sent le vinaigre/comme le sang d’une femme qui se gâte/(Petit chant de la cuisine), comme dans nombre d’œuvres romanesques contemporaines, de Shin Kyung-sook à Kim Ae-ran, en passant par Eun Hye-kyung . Les motifs, les symboles, les vengeances et les cris de révolte sont les mêmes. Il s’agit bien là d’une inscription collective d’un abus de pouvoir qui n’en finit pas, et que l’accession à « la modernité » n’a pas résolu. Mais y mettre un terme est-il un objectif envisageable, car « à penser que ce serait cet homme/à travers toute la terre/qui aime le plus les petits que j’ai fait naître/je prépare le dîner encore aujourd’hui » (Mari), ou encore : « de ce train confortable et sans terminus/qui traverse déjà le crépuscule/ comme un tunnel majestueux/ne descend aucun passager (Train du mariage). Le renoncement, une forme de fatalisme habitent aussi cette œuvre, née probablement d’un fort sentiment d’appartenance. Et puis, le temps passe « on s’est enraciné là-dedans / et les branches ont poussé assez touffues » (Une lettre à écrire à l’aéroport), et peu à peu les anciennes colères s’étouffent comme un feu qui s’éteint.
C’est aussi à travers son corps que la poétesse regarde la vie qui s’amenuise. Un corps qui ne s’appartenait pas, et qu’on redécouvre à l’orée de l’ âge des douleurs « Arrivés à cet âge d’aucuns gagnent et le pouvoir et l’autorité / mais pourquoi moi seulement des tumeurs(…) , comme un lot de frustrations : « peut-être mon amour secret de jeunesse(…) le fait que j’ai parfois regardé à la dérobée des hommes mariés(…) Le fait que j’ai pleuré derrière son dos en nourrissant la rancune contre mon mari/Le fait que je faisais toujours flotter mes cheveux au vent une fois sortie de la maison/ Ces faits auraient-ils grossi en tumeurs dangereuses » (Tumeurs) Ce corps dont elle est toujours dépossédée, la poétesse n’en voit que les tristes blessures « Qu’est-ce qu’il me reste maintenant ? Oh, un amas de viande saisi de frissons (…) » (Poils du pubis), la poésie est encore dans le sentiment de la mort qui s’approche : « si je suis alitée dans une chambre d’hôpital inconnue avec la maladie/c’est que mon corps aura voulu atteindre /la vraie profondeur plutôt que la surface/En escale dans l’abîme le plus profond de la vie/j’entends le bruit des os qui se heurtent toute la nuit » (Un hôpital en hiver) : le pays natal, la relation aux parents, le père, figure regrettée, la mère surtout, ce double précédent, comme un destin respecté et inéluctable, autant de motifs fantomatiques et constants de l’écriture de Moon Chung-hee : « Cependant Mère est morte/(…) les parents du pays natal surgirent(…) « Ça alors(…) Comme vous avez vieilli » Sans hésiter ils m’ont jetée dans une fosse (…) « On a du mal à la reconnaître/vraiment on aurait cru revoir la mère défunte » (Paysage avec lanterne funéraire).
« Je n’ai fait que rêver d’être consumée par les flammes/ Je suis triste de tout ça et j’en ai honte » (Chant des os).
Mais si la mélancolie l’assaille parfois, Moon Chung-hee ne s’y arrête pas non plus : comme la rancune, l’abattement n’est qu’une humeur passagère. Et si elle ne se laisse pas abuser, la sensualité de ses textes s’épanouit dans l’évocation amoureuse. D’ailleurs elle le reconnaît malicieusement: « Je dois être une mauvaise poétesse / Monsieur K , le poète du peuple lors de son voyage en Europe/aurait frémi de colère /devant les fontaines les sculptures et les murailles/en pensant au travail des gens exploités par l’aristocratie/(…) je n’ai pensé qu’aux amours tout le temps (…) (Je suis une mauvaise poétesse). Elle recherche les bouleversements de la passion qui la transportent et qu’elle fantasme souvent (Viens, ô faux amour). Elle l’avoue : elle aime aimer (Quand je vois un homme grand), et elle n’a pas appris à recevoir, mais toujours à donner (Dans la maison d’une otarie). Pourtant, écrire sonne comme une revanche, l’affirmation d’un »moi » fort et autonome, un corps qui n’appartient qu’à soi lorsqu’il se donne parce que sa chair le désire (Eung).
« Mon dieu est moi » écrit Moon Chung-hee dans L’automne de l’homme. « Avec tout le langage que je possède/je suis mon dieu/(…) le travail de transcrire en langage(…) le travail d’écrire le poème(…) C’est en soi un accomplissement » : l’écriture comme inscription de l’identité, de la particularité, de l’unicité, Moon Chung-hee l’affirme, c’est son empreinte, sa marque « l’autre nom du désir (…) : « Il m’est arrivé de laisser couler quelques poèmes/des mots que j’avais appris de ma mère (…) Puisse-t-on reconnaître un peu cette chose toutefois/ parmi les choses que j’ai accomplies ! » (Les choses que j’ai accomplies ).
Un point d’exclamation final, signe rare d’achèvement, dont on n’espère qu’il ne s’agit que d’une étape, tant la poésie de Moon Chung-hee laisse notre désir de la lire encore, pour l’instant inassouvi.
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