L’horrible mot prononcé, s’ensuit un premier choc visuel: les vignettes disparaissent, aucune mise en page, aussi sophistiquée soit-elle, n’étant capable de restituer la sensation de vide et d’injustice qui frappe Jisue. Alors que faire ? Tout simplement exploser, sortir des cadres, évacuer le moindre mot, car les ressources de la langue se tarissent vite devant une tumeur, et étendre son dessin par-delà la reliure, le pousser jusqu’aux rebords de page, là où fiction et réel s’interpénètrent, où le trait de Jisue rejoint le doigt du lecteur. Car la force de cette jeune manhwaga réside bien dans cette capacité à partager avec son lectorat, non sans humour et une insouciance feinte, son combat contre la maladie et son habituel cortège: optimisme forcée des proches et du personnel soignant, solitude, doute sur sa propre survie, chimiothérapie.

L’auteure ne se contente donc pas de délivrer un témoignage, ce qui aurait déjà une valeur en soi, mais utilise de façon judicieuse, avec une sorte de « pudeur ostentatoire », les possibilités du médium : alternance des mises en page, tantôt classiques tantôt aérées, recours au pouvoir expressif de la double page, comme l’atteste le chapitre « Une île nommée hôpital », uniquement composé de dessins pleine page aux tonalités sombres. Rendre visible l’esseulement, tel est l’objectif de ce singulier chapitre. Pris au piège dans cette « solitude partagée », le lecteur perd ses repères et peine à insuffler un rythme à sa lecture. Le récit se fige, et la lecture devient naufrage.

Autre originalité, et pas des moindres, l’ajout d’un livret collé en plein cœur de l’album, sorte de livre dans le livre que Jisue nous invite à parcourir. Intitulé « Ne jamais abandonner », ce dernier narre l’histoire d’un oiseau bleu enfermé dans une cage. Pendant un temps condamné à rester derrière les barreaux, il retrouvera finalement sa liberté et élira domicile au sommet d’un cerisier en fleurs. En bas de l’arbre, une jeune femme, encore un peu déstabilisée par sa perruque, regarde l’oisillon d’un air soulagé et victorieux. La présence de ce mini-album rappelle évidemment le métier de Jisue Shin, à savoir illustratrice jeunesse. Cette audace formelle, au-delà de sa pertinence scénaristique, est le fruit d’un dialogue entre deux espèces narratives voisines : l’album pour enfant et la bande dessinée. Si le premier enrichit la seconde de trouvailles visuelle et tactile, explore les ressources enfouies de sa matérialité, le neuvième art offre à l’auteure un moyen d’expression à la hauteur de son projet autobiographique: faire surgir d’un passé douloureux un roman graphique, certes sincère et sensible, mais surtout léger, malgré la pesanteur du sujet. Car vaincre un fardeau de 3 grammes, ce n’est pas rien.


3 GRAMMES
JISUE SHIN
Traduit du coréen par LIM Yeong-hee et Françoise NAGEL
Cambourakis, 192 pages, 22 €

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