Après Pour ne pas rater ma dernière seconde, on va lire cette fois un roman d’une facture inhabituelle : au lieu de suivre en la survolant la vie entière du héros-narrateur, ce sont six épisodes qu’il nous en propose, dont chacun pourrait être le noyau d’un roman, mais qui constituent à la fin une véritable autobiographie éclatée.
Le maître-mot qui caractérise à la fois le récit, la psychologie du personnage et l’écriture du conteur est en effet : discontinuité. Ce « Pierrot » qui approche de l’âge d’être grand-père manque de suite dans les idées ; il n’est jamais sûr de ce qu’il pense, de ce qu’il veut, de ce qu’il se rappelle ; il va de surprise en surprise parce que ce qui lui arrive échappe à toute logique, à toute détermination ; il n’est constant dans aucun de ses sentiments, même vis-à-vis de son frère et de ses fils. Il est souvent sous l’emprise de l’alcool et « dans la lune », il s’amuse quand il faudrait être sérieux, il est péremptoire quand il devrait douter, il hésite quand il faudrait qu’il soit assuré. Bref : on ne sait s’il faut le trouver lunaire, c’est-à-dire habité par des chimères, ou lunatique, autrement dit instable : il mérite tout à fait le qualificatif ambigu – « envoûté par la lune » – que son créateur lui a donné en faisant allusion au titre de l’œuvre musicale de Schönberg elle-même inspirée par les textes du poète symboliste belge Albert Giraud.
L’auteur de ces récits a trouvé le style et le ton justes pour nous faire pénétrer dans cette conscience complexe. Il a su garder grâce à l’humour la bonne distance permettant d’accompagner de bout en bout ce vieil enfant à travers ses souvenirs et dans ce qu’il appelle lui-même ses « divagations » ; on comprend vite que ce pur Coréen pourrait être né à Lille, Paris ou Marseille, à Québec, Bruxelles ou Genève. Ses travers et sa séduction appartiennent à un être humain comme on en rencontre partout dans notre monde. C’est un bonheur de se laisser emporter par une faconde intarissable autant qu’habilement mise en scène.
PIERROT EN MAL DE LUNE
DE JUNG YOUNG-MOON
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean BELLEMIN-NOËL
Decrescenzo, 247 pages, 19 €.