Alors âgée de près de quarante ans lorsqu’elle fait ses débuts dans les années quatre-vingt-dix, Eun Hee-kyung est tout de suite reconnue comme un écrivain de la « jeune génération », principalement pour avoir fait jaillir de ses récits des voix trop longtemps étouffés par la société. Du Cadeau de l’oiseau, qui décrit le monde adulte à travers les yeux d’une adolescente de douze ans à Qui a tendu un piège dans la pinède par une journée fleurie de printemps ?, qui explore les conflits familiaux, la même solitude habite ses personnages. Une dissociation totale entre eux et le reste du monde ainsi qu’à l’intérieur de ce qui aurait du être leur « je » ; des consciences écrasées par le poids des conventions et trompées par la fausseté des sentiments. Dans Les Boîtes de ma femme, œuvre qui lui a valu le prix Yi Sang en 1998 et qui reste l’une des plus appréciées par son public, l’auteur sort des sentiers battus et aborde la thématique de l’amour et du mariage en renversant l’idée généralement admise de la primauté d’un sentiment pur et réciproque, ersatz de romantisme et d’amour courtois, comme on peut en avoir dans de nombreuses séries télévisées coréennes à l’eau de rose depuis la fin des années quatre-vingts. Pour Eun Hee-kyung, le couple, et plus généralement la famille, sont le lieu où l’incommunicabilité entre les êtres se joue. À contrepied des idées reçues sur la relation homme/femme, l’auteur plonge sciemment son lecteur dans l’embarras, voire l’inconfort, en lui faisant remettre en question le bien-fondé de valeurs véhiculées dans notre société. En particulier, Eun Hee-kyung choisit de montrer ce qui derrière la façade d’une vie de famille idéale constitue l’échec d’une relation amoureuse.
Poids des conventions sociales, amour, solitude, des thèmes difficiles servis par un style élégant, une écriture raffinée qui suggère plus qu’elle ne montre et qui lui permet d’explorer simplement, mais en profondeur, avec une habileté certaine, les tréfonds de l’âme humaine. Son œuvre, toujours empreinte d’un certain désenchantement voire de cynisme, fait jaillir de l’amertume de l’existence la beauté qu’elle recèle. Une évolution sensible de son style permet aujourd’hui de mieux apprécier comment l’auteur couvre la douleur d’êtres qui plient sous la pression sociale (ce que l’on a pris coutume d’appeler des récits doux-amers), comme on peut le lire dans son dernier recueil de nouvelles La voleuse de fraises, où Eun Hee-kyung use d’un ton décalé conduisant plus volontiers le lecteur aux élans d’empathie qu’au sentiment de pitié. Les personnages de ses toutes premières œuvres qui entraient en butte avec le monde réel et s’efforçaient malgré eux de rentrer dans le moule de rôles sociaux prédéfinis, cèdent progressivement la place à des caractères singuliers à la recherche d’un espace qui s’échappe des conventions. Un thème que l’on sait cher à la très jeune génération d’écrivains qui lui succède et qui explique que nombre d’entre eux se réclament ouvertement de son œuvre, comme le concède l’écrivain Kim Jung-hyuk :
Le nom de Eun hee-kyung est devenu un gage de style, de qualité .
Preuve que le cynisme et le déni du monde, caractéristiques de ses débuts, font lentement place à un doute bienveillant, un inattendu salvateur qui malgré notre solitude absolue nous donne une raison d’espérer.