RENCONTRE AVEC TROIS AUTEURS COREENS : EUN HEE-KYUNG, JUNG YOUNG-MOON & APPLE KIM
Jean Claude De Crescenzo, maitre de conférences à l’université Aix-Marseille et directeur du magazine de littérature coréenne Keulmadang, anime la soirée et accueille le public, toujours aussi nombreux chaque année depuis la création de cette rencontre annuelle, fruit d’un partenariat entre la Cité du Livre d’Aix en Provence, les Écritures Croisées, Keulmadang et le LTI Korea.
Après quelques mots de remerciements de la part des organisateurs et de Mr Noël Dutrait, directeur de l’IRASIA, l’émission du vœu partagé d’un futur plus lumineux de la littérature coréenne comme les littératures chinoises et japonaises avant elle, l’attention se porte sur le trio venu de l’autre bout du monde. Les images de quelques réalisations de Keulmadang, dont la toute nouvelle revue du même nom présentée en exclusivité pour l’occasion, défilent sur l’écran en arrière-plan. Jean Claude de Crescenzo en profite pour remercier les contributeurs de ce « bébé » disponible dès janvier en librairies, critiques, étudiants et auteurs, les rédacteurs en chef Julien Paolucci et Lucie Angheben, mais aussi Laura Sengphong la graphiste, pour leur précieux travail.
Eun Hee-Kyung, figure de proue de la littérature féminine coréenne, marraine de la revue Keulmadang puisque le premier dossier lui était consacré en 2005 (à retrouver dans les archives), ouvre le bal. Née dans le Sud de la Corée, patrie du chant lyrique traditionnel ou pansori, elle a reçu de nombreux prix littéraires des plus prestigieux et compte quatre œuvres traduites en français. Un cinquième roman, Secrets, est à paraitre prochainement aux éditions Picquier. Son œuvre se concentre principalement sur la communication à l’intérieur de la sphère de la famille ou de la sphère du couple. Souvent considérée comme une auteure féministe, elle analyse l’évolution des individus à travers les relations qu’ils entretiennent entre eux. Ses personnages sont souvent des femmes, souvent seuls, malmenés par la société dans laquelle ils vivent.
De sa voix douce, Eun Hee-kyung nous fait l’honneur de lire un extrait de La voleuse de fraises en coréen, suivi de sa traduction française parue chez Decrescenzo Editeurs au début du mois, interprétée par la comédienne Agnès Regolo, habituée des rencontres. Viennent ensuite les questions de l’animateur de la soirée.
Dans vos écrits, il est impossible pour les personnages de sortir des pièges qu’on leur tend ou qu’ils se tendent eux-mêmes. Est-ce la faute des autres ou la faute des relations humaines dans la société ?
Hmm, les deux. Il y a un côté personnel, je suis née sous la dictature, j’ai connu la pression économique, et comme ainée de ma famille, je me devais d’être le modèle, intelligente et respectable. L’ambiance familiale était très marquée par les normes sociales, il y avait toujours le poids des consignes à suivre et des attentes de mes parents. Mais secrètement, je ne voulais pas être cette personne idéale, je me considérais comme le contraire de ce que mes parents attendaient de moi. Je pense beaucoup à l’être humain pris au piège dans le système, où il n’a aucune solution d’être libre. Je me pose beaucoup de questions mais il n’y a pas de solutions, et ce sont ces questions que l’on retrouve dans mon écriture.
Vos lecteurs vous remercient souvent pour aborder des problèmes difficiles et encourager à aller de l’avant. Pourtant dans vos textes, vous nous dites qu’il n’y a pas de solution. Est-ce parce qu’il n’y a aucune solution à offrir, ou est-ce que vous considérez que ce n’est pas le rôle du romancier ?
Je suis devenue écrivain à 36 ans. On me demande souvent pourquoi j’ai fait ce choix si tard. En fait, je me suis lancée dans la littérature avec l’envie de trouver des solutions, mais celle-ci ne fait que poser des questions, elle ne donne jamais de réponse. Dans notre société, on ne peut pas donner son opinion, alors mes œuvres me permettent de voir les choses autrement et de me poser des questions. J’écris pour élargir ces questions. Je ne crois pas que la littérature puisse consoler ou donner des solutions, ce n’est pas son rôle de montrer comment s’y prendre dans la vie.
Vous avez grandi sous une pression sociale forte, avec de nombreuses normes à respecter, et ça se ressent dans vos œuvres. Cependant quand vos personnages cherchent une solution, ils n’en ressortent que plus déboussolés. N’est-ce pas une position un peu forte ?
C’est une question difficile ! Les personnages de mes romans sont souvent tristes, ils sont souvent critiqués à cause de leur manque d’évolution et de leur impossibilité de faire changer les situations. Certains lecteurs sont frustrés mais beaucoup aiment mes œuvres (sans pour autant les recommander à leur conjoint(e)!) Et moi je suis contente. Mes personnages ne sont ni beaux, ni riches, ils sont comme dans la réalité. Je veux transmettre aux lecteurs la réalité des personnages qui se sentent complètement perdus.
C’est ensuite au tour de Jung Young-moon, actuellement en résidence d’auteur à Aix en Provence jusqu’en décembre. Il a publié une dizaine de titres en Corée et a remporté trois prix littéraires prestigieux en 2012 pour une de ses œuvres. Son monde romanesque est assez instable et pose la vérité que le principal problème de la vie, c’est la mort. La réalité est sans cesse revécue est filtrée à la lumière mouvante de nos propres émotions. Ainsi, dans Pierrot en mal de lune, roman en sept tableaux paru en septembre aux Éditions Decrescenzo, le personnage est en mal de certitudes et d’incertitudes, pour lui il est impossible de s’adapter et les rapports aux autres comme les rapports à lui-même sont conflictuels. C’est un univers sombre, ni optimiste, ni pessimiste. Le personnage regarde le navire sombrer sans savoir quoi faire. C’est une écriture pleine d’humour, qui fait sourire, puis rire. Comme tout à l’heure, il est temps de passer à la lecture de Jung Young-moon.
L’auteur s’approche du micro et commence…
A vrai dire, je déteste lire mes œuvres. J’arrive rarement à le faire. A chaque fois, je réfléchis toute la nuit pour trouver comment éviter une lecture. Je me rappelle une fois, dans un café de Séoul, je devais lire et j’ai presque déchiré le livre, page par page, pour ne pas lire. Mais j’ai lu quand même et quand je suis rentré chez moi le soir, j’ai beaucoup regretté mon geste. Hier soir aussi j’ai beaucoup réfléchi. Je suis souvent victime d’insomnie alors je bois et hier, j’avais un sac auquel je tiens beaucoup, et son anse était déchirée. J’ai donc cherché du fil et une aiguille pour le réparer mais comme j’avais bu je n’arrivais pas à passer le fil dans le trou… Pendant trente minutes j’ai essayé, tout en réfléchissant à une solution pour le lendemain. Ce matin quand je me suis réveillé, je ne me rappelais pas de la veille, mais mon sac était bien recousu. Comme quoi, on dit que quand n conduit on boit mieux, peut-être qu’on pourrait dire aussi qu’on coud mieux. C’était un miracle, j’ai réussi à réaliser mon objectif, mais pas entièrement puisque je n’ai pas trouvé comment échapper à la lecture. Là j’essaie d’illustrer ô combien je n’aime pas faire ça…
Une lecture originale de la part de notre auteur ! Vient ensuite la lecture en français de la comédienne, d’un contenu différent cette fois-ci, puisqu’extraite de Pierrot en mal de lune.
Comme nous l’avons vu il y a quelques minutes, on retrouve dans cet extrait l’idée de la fin toujours présente. Lacan disait « Cette vie ne serait pas supportable s’il n’y avait pas la fin au bout. » Qu’en pensez-vous ?
Je partage son opinion. Le fait d’avoir une fin est la plus grande bénédiction. A l’inverse, si une chose est éternelle, c’est une grande malédiction. Les choses existent et ont une identité pour une raison, c’est la raison de vivre qui crée les problèmes et la mort apporte la solution à tout.
Dans Pierrot en mal de lune, il n’y a pas d’intrigue. C’est un récit discontinu. Est-ce que la discontinuité est la meilleure façon d’illustrer l’éclatement de l’identité qui traverse toute votre œuvre ?
Dans les romans traditionnels, on trouve des histoires longues, des phrases longues avec beaucoup de sens, mais ce n’est pas le reflet du monde actuel. Mon écriture retranscrit souvent des pensées, des impressions, des oublis, des paroles fragmentaires qui décrivent mieux notre vie actuelle.
Le personnage est cocasse, rarement d’accord avec lui-même ; il prend des décisions difficiles mais est incapable d’en prendre dans des situations simples. Il nous fait part de ses pensées et devient presque volubile dans son ennui. Tout en considérant le langage comme fondamental, est-ce que le fait de trop parler n’est-il pas signe de défaite de la pensée ?
Dans la plupart des autres romans, les personnages sont liés aux faits. Personnellement, j’accorde plus d’importance à la mentalité et aux pensées des personnages qu’aux faits. Mes personnages évoluent rarement et souvent on leur tend des pièges. Ils tournent en rond, ils se posent des questions. Ces questions toutes plus inutiles les unes que les autres les font tomber dans leurs propres pièges. Au final, les nombreuses réflexions que l’on trouve dans mes œuvres sont mes propres réflexions.
La fin de la soirée est consacrée à Apple Kim, fraichement débarquée dans la littérature coréenne. Jean Claude De Crescenzo, son traducteur avec Kim Hye-gyeong, la présente comme une jeune écrivain en révolte contre le système actuel, une jeune écrivain qui présente une jeunesse violente peu intéressée par la société, comme dans son roman Mina, paru cet été chez Decrescenzo Éditeurs. C’est un véritable choc pour les lecteurs français car c’est une image de la Corée totalement différente qui leur est transmise. Le roman raconte l’histoire de trois jeunes de classe moyenne qui glacent le sang par leur cynisme, et agissent sans souci pour le bien public. La syntaxe bouleversée d’Apple Kim, les phrases raccourcies comme des textos, retranscrit le style de ces jeunes. Les questions arrivent immédiatement.
L’utilisation de ce langage déstructuré n’accompagne-t-il pas une certaine dérive du sens ?
On me parle beaucoup de l’oralisation et des conversations banales dans mes textes, car c’est très différents des romans habituels. Ce qu’on trouve dans les romans classiques n’est pas du tout naturel. Le langage des jeunes est très direct et rarement retranscrit dans les livres. J’ai voulu montrer ces conversations réelles, naturelles dans mon texte, sans pour autant les apprécier totalement.
Dans le roman les jeunes étudient pour obtenir une position sociale et gagner de l’argent. Pourtant en Corée, il existe une longue tradition des lettrés, est-ce que Mina est l’évolution irrémédiable de la société coréenne ?
Même si je suis coréenne, je ne suis pas très familière des lettrés… Je sais que dans le temps il existait un concours pour devenir fonctionnaire et obtenir un statu élevé, selon une dérive du confucianisme venu de Chine. Pour devenir lettré, il fallait beaucoup étudier. Dans notre système, ce n’est pas des combattants mais des lettrés qui avaient du succès. Et je crois qu’on trouve encore des traces de ce système aujourd’hui, il existe toujours cette envie d’être au-dessus des autres.
Vous semblez mettre en cause le mode de vie mais aussi condamner les parents coréens, ce qui donne un côté politique à votre roman. Pensez-vous que c’est du rôle de l’écrivain de s’occuper de ces questions politiques ? En France par exemple, les écrivains se sont retirés du domaine politique…
Je ne critique pas directement le mode de vie des jeunes car leur style de vie n’est que le résultat du système créé par l’ancienne génération. J’ai toujours trouvé ce style intrigant, alors j’ai voulu l’écrire, l’utiliser pour parler des jeunes qui subissent le système. On peut dire que c’est politique sans vraiment l’être, car je ne suis pas directe. D’ailleurs aujourd’hui, nous ne sommes pas censés parler librement. Je ne suis qu’une écrivain normale, et j’écris comme je peux.
Quand vient le moment de la dernière lecture de la soirée, Apple Kim s’adresse directement en anglais à son public :
You are lucky to hear me. Usually, I don’t like reading my texts…
Deux heures se sont déjà écoulées quand les lectures en coréen et en français s’achèvent. Deux questions de la part du public se font entendre avant le verre de l’amitié et les dédicaces.
J’ai lu Mina de Apple Kim. On y trouve un critique de la société coréenne des classes moyennes, et surtout une pression à l’école. Comment ce livre a-t-il été reçu en Corée ? Dit-on de vous que vous êtes une auteure audacieuse ? Est-ce un livre qui a dérangé ?
Non, je suis quelqu’un de plutôt réservé. En Corée, c’est très différent, et mon livre a un peu fait peur. Mais je vais continuer de m’exprimer à travers l’écriture.
Quand tous les auteurs parlent, on a l’impression que chacun écrit vraiment de façon personnelle. Vous sentez-vous tous vraiment différents ?
Je crois que oui. Dans mon œuvre (Eun Hee-kyung), on voit les différences entre les individus. Souvent, nous ne pouvons pas nous construire librement à cause de nos parents et de la société. Personnellement, je parle seulement de la nécessité d’une différence infinie dans le monde. Il ne faut surtout pas tout regrouper dans la société.
La soirée se clôt sur ces explications d’Eun Hee-kyung. Les applaudissements rappellent un public nombreux et des sourires se lisent sur les visages. La table de vente proposée par la librairie Goulard attire les curieux et les romans d’Apple Kim partent comme des petits pains. Pour les indécis, les chroniques des œuvres des auteurs présents sont disponibles sur Keulmadang. Malgré certains passages de la rencontre difficiles à traduire – contre coup de la magie du direct – la soirée était, comme d’habitude, des plus réussies.
Alors rendez-vous l’année prochaine pour une nouvelle rencontre !