Publié en 1991, Je veux aller dans cette île, un des premiers textes longs de l’auteur, aurait pu être circonscrit par les événements terribles dont l’écrivain a été le témoin dans les années 80 : dictature militaire et violences policières; ou par le changement de paradigme politique et sociétal survenu au début des années 90: effondrement du bloc communiste, montée de l’individualisme, société de consommation, etc. Il n’en est rien. Le texte échappe au « piège de la réalité ». Libéré de toute pression et des injonctions de l’Histoire, Lim Chul-woo donne à son roman une jolie patine qui ne saurait s’altérer avec l’âge, jusqu’à insuffler à ses souvenirs d’enfance un air de merveilleux. Et au lecteur de partager son émerveillement: à une époque qui sacrifie à la contingence du quotidien le rythme intime des choses, les histoires d’une enfance heureuse sont celles qui vont le plus simplement au cœur. Après tout, quand le narrateur-auteur peint amoureusement les habitants de l’île de Wando, une petite île à l’extrême sud-ouest du sud-ouest de la Corée, n’est-ce pas une invitation au voyage à l’autre bout du monde, pour un lointain pays? Le lecteur découvre la vie d’hommes et de femmes qui font face courageusement à l’adversité, non sans un certain humour et toujours avec une lueur de bonté dans le regard. La nature parfois rude, les fêtes populaires, mais surtout une profonde humanité transparaît au fil des pages. D’abord surpris par le dialecte des habitants (il faut saluer ici la traduction), le lecteur est encore plus étonné par la rapidité avec laquelle il s’habitue à ce parler quelque peu déroutant. Sans doute qu’après avoir partagé un repas avec les gens de cette petite île, la langue devient peu à peu invisible pour laisser sa place aux sentiments. On voit bien que chez Lim Chul-woo, régionalisme n’est pas synonyme de repli sur soi ; la barrière d’eau qui enserre son île est moins une ligne de démarcation qu’un lieu où s’abolit précisément toute séparation : l’île tend à se confondre avec le reste du monde.
L’écrivain, qui s’est fait connaître en Corée avec plusieurs recueils de nouvelles (dont un nous est récemment parvenu en français sous le titre de terre des ancêtres), utilise sa maîtrise de la forme brève pour composer son texte en séquences (souvenirs) sans utiliser la division en chapitres. Le roman est lui-même fait comme des îles, c’est une sorte de « parole en archipel » pour reprendre un titre bien connu de René Char. Chaque îlot a sa propre frontière et entre en relation avec les autres dans un rapport de contigüité, de parenté chronologique ou, plus intimement, dans la manière toute particulière que chacun des événements résonne en l’auteur. Lim Chul-woo le dit lui-même : « Ce roman est un modeste recueil de souvenirs. Un des souhaits que je portais en moi depuis longtemps était d’écrire une histoire d’amour, étincelante et claire, comme ce rêve de mon enfance qui me faisait battre le cœur lorsque je regardais tout seul les constellations lointaines qui inondaient le ciel nocturne d’une lueur attirante ». Des paroles pleines de modestie pour un texte qui traverse délicatement les années. Alors que l’on accompagne l’auteur sur les sentiers de son île natale, il nous est permis de croire, comme le lui disait sa grand-mère, que l’enfance est bien le lieu de notre vie où la terre et le ciel se rejoignent.