La première source écrite mentionnant le pansori remonte au XVIIIe siècle. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Manhwajib rédigé par Yu Jin-han. Dans ce livre écrit en hanji (caractères chinois), l’auteur relate l’histoire de Chunhyang, cette fille vertueuse prête à sacrifier sa vie pour conserver son honneur et qui témoigne d’une fidélité sans faille envers l’être aimé. Ce pansori – parmi d’autres, puisque l’on compte 5 pièces (madang)[1] – est transmis oralement d’âge en âge, joué entre forains, artistes amateurs et saltimbanques, avant de gagner l’admiration de l’aristocratie qui veut en fixer le canon par écrit au cours du XIXe siècle, consacrant ainsi un art scénique et littéraire. Les différentes versions qui nous sont parvenues, notamment les variantes romanesques, empruntent aux histoires que l’on entend dans les chants et dont la trame remonte à une longue tradition orale. Le pansori s’étant développé à partir des régions du sud du pays, en particulier le Jeolla (sud-ouest), le fonds de croyances et de pratiques chamaniques est souvent posé comme son origine probable. La cérémonie chamanique, le gut, articulée autour du duo chamane / tambour est en effet semblable dans son organisation à la mise en scène du pansori: un chanteur (appelé gwandae) accompagné par un joueur de tambour (gosu).
Le pansori, que le spectateur occidental peut associer par défaut à l’opéra ou au théâtre, est celui des arts traditionnels et populaires resté le plus vivant en Corée. Pour son poème épique chanté, l’interprète utilise une légende transmise oralement qu’il est libre d’adapter et de transformer, mais en prenant soin de respecter l’entremêlement de trois modes : la partie chantée (chang), la partie narrée (aniri) et la gestuelle (neoreumsae). C’est donc un art complet qui s’enracine dans le fonds traditionnel des légendes et récits épiques, et qui comprend un aspect dramatique faisant de lui le théâtre, l’exécutoire des émotions humaines. Parmi les pansoris les plus célèbres, on retient:
L’histoire de Chunhyang[2]. Au début du règne du roi Sukjong le grand, dans la ville de Namweon dans la province du Jeolla, vivait un jeune homme du nom de Yi Mongryong, beau, intelligent, et fils illustre d’un grand magistrat. Un jour de printemps, fatigué par ses études, Mongryong faisait une ballade dans la ville avec son serviteur Bangja quand il aperçut de loin la belle Chunhyang, fille d’une kisaeng à la retraite nommée Weolmae, assise sur une balançoire. Le soir même, Mongryong rendit visite à la mère de Chunhyang et la persuada de lui donner la main de sa fille. Les deux jeunes personnes échangèrent leurs vœux de mariage mais c’était sans compter sur la nomination du père de Mongryong à Séoul : le jeune homme était contraint de suivre ses parents. Selon l’éthique confucéenne, il est impensable pour le fils d’une famille noble de prendre une concubine avant de passer ses examens ou de s’unir à une fille de moindre rang. Se jurant de se retrouver plus tard, la mort dans l’âme ils se séparaient. Dans le même temps, un officiel du nom de Byeon Hakdo était arrivé en ville, qui avait entendu vanter la beauté de Chunhyang. Il ne cessait de la poursuivre de ses assiduités et la pressait d’entrer à son service. Elle refusa, disant qu’elle était déjà fiancée. Byeon ordonna alors son emprisonnement et la fit torturer. Sa décapitation était prévue comme clou de la cérémonie rendue en l’honneur de l’anniversaire du magistrat. De son côté, Mongryong, toujours très occupé à réviser pour ses examens, finit par remporter la première place au concours. Il fut récompensé d’un insigne royal et choisi pour servir l’état en tant qu’inspecteur secret. Fraîchement promu, il conduisait ses forces de police en direction de Namweon, rendant la justice dans tous les villages qu’il traversait. A la veille de l’exécution de Chunhyang, il arriva aux portes de la ville. A la prison cette nuit-là, les deux amants se retrouvèrent. Le bruit courut alors dans toute la ville qu’un inspecteur royal était là. Pris de panique, en plein milieu du banquet, le magistrat et certaines de ses convives tentèrent de se cacher. Mais Justice serait finalement rendue : l’inspecteur arrêta les officiels corrompus et fit relâcher les citoyens innocents. Chunhyang fut libérée et conduite devant l’inspecteur royal. Il lui demanda si elle le servirait. Elle pleurait et rejetait la demande de l’inspecteur comme elle avait rejeté celle du magistrat. Puis elle implora qu’on la tue. La dame d’honneur prit alors des mains de l’inspecteur la bague de jade que Chunhyang lui avait donné le jour de leur séparation, et la tendit à la jeune fille. L’histoire se termine joyeusement après que Chunhyang a reconnu celui avec lequel elle avait échangé ses vœux de mariage.
Le dit de Simcheong. Il y a longtemps, dans un paisible village du district de Hwangju, vivaient un homme aveugle du nom de Sim Hakkyu et sa femme Gwakssi. Elle était aimante et pleine de ressources, et prenait soin de son mari avec une extrême dévotion. Ils coulaient des jours heureux, si ce n’est qu’ils n’avaient pas de fils auquel transmettre leur nom et la charge de la famille : une faute grave selon l’éthique confucéenne. Ils prièrent longtemps pour avoir un enfant et furent finalement exaucés. Mais ce fut une fille. Ils l’appelèrent SimCheong. Gwakssi, affaiblie par la naissance du bébé, tomba malade et mourut, laissant son mari aveugle prendre soin seul de leur petite fille. Grâce aux femmes du village, qui aidèrent à son éducation, Simcheong grandit et devint une belle jeune fille. Elle prenait très soin de son père, et lui était avait le cœur empli de joie. Ayant eu vent de la beauté et des qualités morales de la jeune fille, une dame prénommée Jang, veuve du ministre du même nom, convoqua Simcheong à sa demeure. Son vieux père, désormais seul, attendait anxieusement son retour. Malgré le froid et la faim, il décida de partir sous une neige battante la retrouver. Il glissa sur un ruisseau gelé et manqua de se noyer, mais un moine bouddhiste qui passait par là le sauva des eaux glacées. Plein de compassion pour l’homme aveugle, le moine lui dit que le bouddha pourrait l’aider à recouvrer la vue, mais qu’il lui faudrait d’abord verser une offrande de 300 seok de riz[3]. Tout à sa joie, malgré son état misérable, Sim promit de donner la quantité de riz demandée. De retour à la maison, il regretta d’avoir parlé si vite mais il avait fait une promesse. Et selon les paroles du moine, Bouddha le punirait sévèrement s’il ne respectait pas ses engagements. Quand Simcheong rentra à la maison et entendit ce qui s’était passé, plutôt que de sermonner son père, elle le réconforta. Depuis ce jour-là, elle priait son ange gardien pour l’aider à trouver le riz. Un jour, un groupe de marins qui faisaient escale au village annoncèrent qu’ils paieraient n’importe quel prix pour qu’une jeune fille s’offre en sacrifice au roi Dragon des Quatre océans pour leur assurer santé et prospérité. Simcheong décida de les suivre jusqu’à la mer en échange de la quantité de riz que son père avait promis au temple. Laissant son triste père et les villageois derrière elle, la jeune fille s’embarqua avec les marins. Arrivée l’heure du sacrifice, elle se jeta dans les eaux tumultueuses de Indangsu. Emu par sa bonté et son dévouement, le Seigneur des mers renvoya Simcheong à la surface dans une fleur de lotus tandis que les marins, qui avaient continué leur route, se remémoraient la triste fin de la jeune femme. Pour apaiser son âme, ils avaient ordonné une cérémonie. Les tambours et les chants résonnaient jusque dans l’autre monde pour évoquer la mémoire de Sim. Soudain, ils remarquèrent une mystérieuse fleur de lotus qui flottait au loin. Les marins la péchèrent et la déposèrent sur le pont du bateau, puis reprirent la route en direction de leur province. A leur arrivée, ils remirent la fleur de lotus à leur roi, qui passait son temps à l’horticulture depuis la mort de sa femme. Il était enchanté par ce mystérieux lotus péché en mer. Une nuit, alors qu’il ne trouvait pas le sommeil et qu’il déambulait dans les allées de son jardin, il fut attiré par le parfum de la fleur qu’il vit soudain éclore et de laquelle sortir Simcheong. Il en fit sa nouvelle reine. Elle avait désormais le monde à ses pieds mais rester inconsolable de l’absence de son père. Pour l’aider à le retrouver, le roi décida d’organiser un banquet où toutes les personnes aveugles seraient conviées. Quand le décret royal arriva au village du père de Sim, ce dernier, qui s’était remarié depuis, se mit en route avec sa femme pour la capitale. Sur le chemin qui les menait au palais, celle-ci s’empara de tous les biens du couple et partit avec un autre homme plus jeune. Après plusieurs embuches, Sim arriva finalement au banquet. De l’agitation se fit sentir quand on annonça son nom. Plusieurs officiers l’escortèrent à l’intérieur du palais où la reine attendait la bonne nouvelle de son arrivée. Voyant qu’il s’agissait bien de son père, elle courut l’embrasser. Dans l’émotion du moment, au son de la voix de sa fille, il recouvre soudain la vue. Ils allaient enfin connaitre une vie heureuse.
Le dit de Heungbo[4]. Aux confins d’une vallée où se rejoignent les provinces du Gyeongsang, du Jeolla et de Chuncheong, vivaient deux frères, Nolbo et Heungbo. Le plus jeune des deux, Heungbo, était bon, mais le plus âgé, Nolbo, était odieux et égoïste. Selon la société de l’époque édictée par l’éthique confucéenne, c’était lui, Nolbo, qui devait prendre soin de la famille et lui assurer prospérité. Au lieu de ça, il chassa son frère Heungbo et sa famille du foyer. Apres avoir longtemps erré en quête d’un refuge, Heungbo s’installa avec les siens dans une vallée, parmi d’autres sans abris. Les enfants réclamaient leur part de nourriture chaque jour et étaient presque morts d’épuisement quand un moine taoïste vint à leur rencontre. Voyant que la famille n’avait rien à se mettre sous la dent, le moine prit à part Heungbo et l’emmena profondément dans la vallée, lui trouva un lieu hospitalier où habiter, puis disparut. Heungbo construisit une cabane en terre sèche et y fit venir sa famille. La vie sembla tout à coup un peu plus supportable, et ils purent survivre à la rigueur de l’hiver. Le printemps suivant, un beau jour, un couple d’hirondelles fit son nid sous le toit de la maison de Heungbo. Bientôt, il y eut deux oisillons. Quand ils tentèrent de sortir du nid, un des deux tomba et se cassa une patte. Le gentil Heungbo et sa femme le soignèrent et le replacèrent dans le nid. L’automne arriva. Tous les oiseaux commencèrent à se préparer à migrer du nord vers le sud, vers des terres chaudes. Disant adieu à ses bienfaiteurs, l’hirondelle de Heungbo prit son envol. C’était le grand départ de toutes les hirondelles qui se bousculaient pour regagner leur royaume vers des cieux plus cléments. Celle de Heungbo arriva en boitant et raconta à son roi ce qui lui était arrivé et comment Heungo avait pris soin d’elle. Très impressionné, le roi des hirondelles donna une graine de courge magique et demanda qu’on la remette à Heungbo au printemps. Le printemps suivant, l’hirondelle de Heungbo retourna donc le voir avec la graine. Plein de gratitude, Heungbo la planta derrière sa maison. La plante grossit et grossit, et bientôt apparurent trois superbes courges. Chuseok approchait, et n’ayant rien d’autre pour célébrer ce jour, la famille se réunit et ouvrit les courges l’une après l’autre. Ces énormes fruits regorgeaient de trésors : argent, riz, soie…. Rapidement la famille de Heungbo devint la plus prospère de la région. Nolbo apprit la bonne fortune de son frère et, mort de jalousie, décida de lui rendre visite. Déterminé à devenir plus riche que son cadet, il attrapa une douzaine d’hirondelles et leur cassa à toutes une patte, avant de leur poser un bandage. A l’automne qui suivit, lui aussi avait trois belle courges. Quand il les ouvrit, à la place d’un trésor, un démon et des esprits malveillants s’échappèrent des fruits, jetant une malédiction sur Nolbo désormais sans le sou. Le gentil Heungbo qui entendit cette histoire, recueillit son frère et sa famille, et partage ses richesses avec eux. Enfin ils vivaient heureux ensemble.
Le dit du palais sous les mers[5]. Le roi Dragon du palais sous les mers est alité des suites d’une grave maladie, et tous les traitements au monde n’y peuvent rien. Un jour, un moine taoïste descend du ciel et lui dit que le seul remède possible est un foie de lièvre. Cependant, aucun des membres du cabinet du roi des eaux n’a le courage d’aller sur la terre ferme pour récupérer le précieux ingrédient et sauver son roi. Excepté la très loyale tortue Byeoljubu. Avec rien de plus que le portrait d’un lapin caché sous sa carapace, Byeoljubu quitte le palais sous les mers. Après un long voyage à travers les eaux glacées, la tortue touche enfin le rivage et commence à explorer les alentours. Partout, sur terre et dans les airs, les animaux se disputaient : « Qui parmi nous est le plus vieux et mérite les plus grands honneurs ? ». Confiante dans ses chances de trouver au moins un lièvre dans l’assemblée, beyoljubu crie de sa cachette : « monsieur le lapin », mais son menton est bloqué et sa langue engourdie du fait de son voyage dans les aux glacées. Les seuls mots qui sortent de sa bouche sont « monsieur flinn », attirant ainsi l’attention du tigre qui pensait avoir entendu « monsieur félin ». La petite tortue traverse encore bien des épreuves avant de trouver le fameux lapin et de le convaincre de la suivre sous les mers. Arrivé au palais, le lapin réalise qu’il a été trompé et le sort qu’on lui réserve… Rassemblant ses esprits, il dit au roi Dragon qu’il a malheureusement laissé son foie dans la montagne et doit retourner le chercher. Sentant la mort approchée, dépité, le dragon ordonne à Byeoljubu de retourner sur terre avec le lapin pour récupérer son foie. Arrivé à destination, ce dernier parvient à échapper à son gardien en se moquant de lui et en le saluant. Tout à sa joie, le lièvre ne prête pas garde et se fait attraper par un autre animal, un aigle. Mais jouant encore quelque ruse, il parvient de nouveau à s’enfuir. Pendant ce temps, la tortue se lamente sur le sort de son souverain malade. Le ciel bienveillant, ému par sa loyauté, fait descendre sur terre un ermite apportant un remède magique. La fidèle tortue peut alors rentrer au palais et guérir son roi.
Pour faire une synthèse de ces différents récits, on peut rapidement indiquer les thèmes principaux de ces chants :
- Histoire de Chunhyang : amour, fidélité des amants.
- Le dit de Heungbo : fratrie, pardon et sens de la bonté, condamnation de la méchanceté.
- Le dit de Simcheong : respect des parents.
- Le dit du palais sous les mers : dévouement au souverain, critique des travers humains.
Du XIXe siècle, âge d’or du pansori, jusqu’au début du XXe, qui vit tomber le genre en désuétude, la pratique de cet art était divisée entre deux grandes écoles qui avaient pour origine la région natale du chanteur, le dongpyeonje et le seopyeonje, désignant respectivement la tradition des provinces du sud-est et du sud-ouest de la péninsule. La première école se caractérisait par un style empreint de gaité et d’un certain dynamisme, alors que la seconde présentait un aspect plus lyrique et nostalgique.
Avec la percée de cultures étrangères à la fin de la dynastie Joseon, un théâtre royal de type occidental appelé Wongaksa est construit en 1908, instaurant un nouveau genre de spectacle, le changgeuk, qui réunit plusieurs interprètes sur scène. Jugé moins austère que le pansori et plus facilement exécutable, il participa du déclin du genre. Ce n’est qu’avec une politique audacieuse de préservation du patrimoine culturel qu’il fut peu à peu remis au goût du jour à partir des années 60[6]. Proche de nous, on trouve donc des pansoris modernes, à l’image du Dit du Sichuan interprété par Lee Ja-ram, qui mêle les influences occidentales au théâtre coréen traditionnel. L’artiste s’était fait remarquer en 1999 (elle avait alors 21 ans) en interprétant le Chunhyungga (l’histoire de Chunhyang) pendant près de 8 heures.
A propos de cette pièce qui reste le plus célèbre des pansoris , les traducteurs de l’édition française soulignent que « la malléabilité du thème, aussi bien en termes de forme que d’interprétation, est bien l’indice qu’on a affaire à un véritable mythe, susceptible de lectures multiples » et que « moderne ou pas, Chunhyang est avant tout l’héroïne ardente d’une histoire qui exprime sans doute mieux que toute autre l’âme coréenne » .
Une définition qui pourrait s’étendre à l’ensemble du répertoire. A la fois ancien et moderne, texte écrit et performance scénique, tenant du chant et du conte, le pansori se joue des genres pour mieux transmettre son héritage antique sur les scènes contemporaines – littérature, musique ou encore cinéma.
[1] On a compté jusqu’à 12 pansoris. Le répertoire est aujourd’hui fixé à cinq classiques: Chunhyangga, Heungboga, Simcheongga, Sugungga, Jeokbyeokga.
[2] Certainement le pansori le plus populaire, il connut de nombreuses adaptations. Au XIXe siècle, il fut livré sous forme romanesque par de nombreux auteurs anonymes. Il est publié en France sous le titre Le chant de la fidèle Chunhyang, éditions Zulma. On le trouve aussi transposé à l’écran.
[3] Un seok vaut 100 kilos.
[4] Le texte n’est pas disponible en français, si ce n’est une publication restée confidentielle chez HYM/Libraire-galerie Racine, traduction de Han Yumi et Hervé Péjaudier. Cette pièce a cependant déjà été représentée en France, notamment dans le cadre de « la nuit du pansori » organisée par la maison des cultures du monde. Le surtitrage fut assuré par les mêmes traducteurs.
[5] Le dit du palais sous les mers, ou Sugungga, est publié aux éditions Imago.
[6] Proclamé « bien culturel immatériel national » en 1964 et « patrimoine culturel immatériel de l’humanité » par l’UNESCO en 2003.
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