L’œuvre de Lee Seung-u est marquée par la quête mystique de questions que l’enfance a soulevée sans pouvoir d’y apporter des réponses. Lovée dans des plaies impossibles à refermer, l’écriture peine à s’acquitter de son rôle cathartique. Ce trouble, valant pour tout un chacun, est chez l’écrivain un puissant stimulant. Une écriture qui pourtant n’évite pas la question de la légitimité : fallait-il écrire ? Était-ce à moi de le faire ? L’ambivalence, les questions sont posées après-coup et portent sur le bien-fondé d’un passage à l’acte en train de se faire, est donc au cœur du processus narratif de Lee Seung-u. Seule, l’écriture pourra interroger ce que l’enfance a mis à jour, sans répondre à cette exhumation. Mais ce faisant, elle court à son propre échec. D’où la préface de l’Envers de la vie son premier roman traduit en français.
Jamais un aveu n’aura eu autant de poids, de promesse de fidélité à un cheminement d’auteur, à une œuvre construite autour d’une thématique sans cesse renouvelée, mais empruntant toujours les mêmes sentiers d’une éperdue. Rédigée il y a vingt ans, cette préface représente le défi d’un auteur au seuil de sa carrière, face à ce qu’il sait déjà de son insatisfaction à venir. Et le lecteur, encore suspendu au livre rêvé, apprend aussi qu’il n’a rien à attendre de ce procédé de dérobement appelé écriture. Mais lire, c’est trahir. C’est avec cet aveu d’un impossible respect du texte écrit que nous nous sommes avancés dans l’œuvre de Lee Seung-u, certains que tout lecteur est pardonné d’avance de la somme des crimes qu’il n’a pas commis. Sans trahison, il n’y a pas de littérature possible. Bardé de cette impudence en forme d’aveu primal, il nous a été possible de nous avancer dans l’une des plus belles découvertes de la littérature coréenne.
L’envers de la vie
Pourtant, l’avant-propos de l’auteur de ce livre paru en 2004 nous a fait reculer d’autant, le moment de rentrer dans la lecture du roman. Certes, les questions qui y sont traitées, possibilités et limites de la littérature, sont intemporelles, mais forment sous la plume de Lee Seung-u une véritable déclaration d’intention : Que faire lorsque le chemin paraît sans issue ? Le plus simple, le plus facile, est de s’arrêter, de ne plus bouger. Mais si le destin veut qu’on avance ? Il ne reste plus qu’à rentrer dans la vase en se disant qu’on n’a pas le choix. Mais la vase peut être plus profonde qu’on ne pensait. Alors, au lieu d’avancer, on reste là, le corps entier pris dans la fange. Je songe au cruel destin de celui qui n’a pas d’autre issue que de rentrer dans la vase.
Cette impérieuse nécessité de l’écriture, au risque de l’absurde, nous paraît une volonté de rendre indistinctes vie réelle et vie fictionnelle, vie d’auteur et vie d’homme, de brouiller les pistes au point que l’on n’ait plus à demander s’il s’agit d’un roman autobiographique :
Tout roman est fiction, mais une fiction qui révèle la vérité [.. ] C’est un chaos fabriqué qui organise le chaos de la vie. Ou encore (p. 89) : [..] C’était le délicat problème de l’expression et des limites de l’imagination dans la création artistique. Cette déclaration conditionne la construction même du roman, faite de couches superposées d’un narrateur/auteur/voyeur. L’histoire est simple : un journaliste refuse dans un premier temps de rédiger un article sur un auteur, au motif qu’il a lu peu de choses dudit auteur (et ce, malgré Pierre Bayard[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » content= » Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Minuit, 2007. »]1[/su_tooltip]) et qu’il n’a de toute façon aucune envie de parler d’un auteur sans pouvoir parler de son œuvre. Pourtant, le narrateur cède à une pression amicale et finit par accepter le travail proposé. Il va mener une enquête sur Pak Pukil, écrivain célèbre, qu’il rencontrera à deux reprises. Le principe de l’enquête permet de superposer des faits attestés, des propos recueillis, auxquels le narrateur rajoute des textes de l’auteur sur lequel il enquête. Ces couches successives, notamment les extraits de textes qui font office de flashbacks, déroutent et obligent à une certaine vigilance dans la lecture. Sommes-nous dans la réalité ou dans la fiction ? D’autant que Lee Seung U mêle les références littéraires, Gide et Dostoievski surtout, les extraits fictifs de romans et les propres observations et commentaires de l’enquêteur/narrateur. L’utilisation de titres de romans (Gide, Les nourritures terrestres) et les extraits de livres, y compris du roman que nous sommes en train de lire, multiplient les pistes de lecture. La narration place habilement le narrateur dans une position ambigüe, dans une fausse distance au sujet, contraint d’observer et de rapporter en toute indépendance, et dans le même temps, comprendre les raisons d’écrire de Pak Pukil, voire de les partager. Procédé intéressant qui contribue à épaissir le mystère qu’il se propose d’éclairer. Cette habile construction est bien servie par la mise en page, avec une mise en exergue des extraits de textes en caractères plus petits (ce que ne fait pas l’exemplaire original en coréen) et qui oblige à de fréquentes pauses de lecture.
Mais ce faisant, l’enquêteur d’abord réticent, tout en déroulant la biographie de Pak Pukil, est en train d’écrire son propre livre, par lequel il va tenter de comprendre le monde intérieur de l’écrivain. Et le monde intérieur de Pak Pukil n’est pas loin de nous rappeler le marécage entrevu dans la préface. Enfant délaissé, à la recherche d’un père absent, en réalité enchaîné comme un animal dans une baraque humide, sa mère sommée de quitter la maison (on la retrouvera plus tard, en concubinage avec un pasteur protestant puis avec un sévère fonctionnaire de police). Pour Pak Pukil, ce sera le moment du départ, qu’il marque en mettant le feu à la tombe de son père décédé depuis peu. Ce départ de la maison est la condition par laquelle il pense pouvoir advenir : Qui ne s’arrache au marécage ne verra jamais le monde. Ce départ combine adroitement les références au père mort, au désir du fruit défendu, ici un kaki, au monde des autres à qui Pak Pusil ne cesse de vouloir régler son compte : Il ne se comportait pas comme les autres. Il ne pouvait accepter « l’affreuse réalité »… Les hommes me font peur. Face à eux, je suis d’une immense maladresse. Et on ne pardonne pas la maladresse. […] ce dont je me souviens d’abord, c’est de la pauvreté, plus cruelle encore que la solitude ; puis de cette hargne constante que j’éprouvais contre le monde.
Pourtant, ce monde des autres est ici encore traité avec ambigüité. Il se tient loin des autres, préférant les coins sombres et parfois humides, pour lire tout ce qui lui tombe sous la main. Ce qui ne l’empêchera pas de s’écrier par ailleurs : Brûle les livres, tous les livres. Tu m’entends ? Je dis : brûle-les-tous ! À quoi ça sert le droit, la philo, hein ? Ça sert à rien du tout. Tu sais combien ça mesure la pine d’un phoque ? Fais pas semblant de pas entendre, petit con… Les autres, la politique, la solidarité durant les années d’oppression en Corée, la religion ne trouveront aucune grâce, aucune chance de rédemption, pas même l’amour qu’à deux reprises il ratera. L’envers de la vie est un livre aux accents gidiens et parfois spinoziens, à plusieurs reprises proche de l’essai, qui explore les limites du monde intérieur, la solitude, la création, le destin et la capacité de chacun à le forcer ou non.
Je tiens L’envers de la vie comme un grand livre parce que ces niveaux de discours en couches de mille-feuilles, au risque de nous contraindre à l’ubiquité, nous obligent à entrer dans un faisceau d’actions cumulées et d’attendre du paragraphe suivant la possibilité de comprendre ce qui le précède. Il s’agit d’un livre vidéo ou plan et arrière-plan sont convoqués, où les personnages apparaissent et disparaissent, action et observation agissant dans une seule dimension. Cette convocation des multiples contraint à la vigilance en ce qu’elle nous oblige à considérer la polyphonie du texte comme une narration univoque. Les narrateurs se cèdent mutuellement la place.
Celle d’écrire ? Il n’est d’acte qui ne prête à plus de caution que la légitimité de son auteur à se demander si c’est bien lui qui aurait dû écrire ce livre ? L’auteur réclame sans cesse confirmation au Ciel. « Était-ce bien moi qui devais écrire ? » « Vais-je être pardonné d’avoir écrit ? » Dans le cas de ce roman, cette précaution s’ajoute au procédé littéraire puisqu’il s’agit d’écrire sur le livre en train de s’écrire. Si le procédé n’est pas neuf (songeons à Bernard Pingaud[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » content= » Pingaud Bernard, Mon roman et moi, Joëlle Losfeld, 2003. »]2[/su_tooltip]par exemple), le narrateur affirme que tout roman est forcément autobiographique en même temps qu’il affirme que ce qui est écrit n’est jamais vécu par l’auteur. Ce décalage nécessaire au processus de stimulation est bien plus qu’un leurre. Il est le moteur même de l’écriture de Lee Seung-u, qui ne cesse de se demander par quel moyen il s’autorise à écrire et si ce qui est dit devait bien l’être par son intermédiaire.
Le travail de la mémoire à l’œuvre, il nous faut repartir dans ses livres, retrouver l’endroit où l’histoire a pris une autre direction, involontairement, imprécise, à l’insu peut-être de celui qui écrit. Au lecteur impliqué de mener l’enquête, de recoller les morceaux épars, supplier le paratexte de faire preuve de clémence et de nous laisser cheminer dans les arcanes de l’œuvre, de mettre en exergue les points durs de l’enfance, de l’adolescence, et de solliciter la langue, là où tout n’était qu’enfouissement, que silence tenu à l’écart de la mémoire. Écrire en fonction de soi pour exorciser ses ennemis intérieurs, ses démons à jamais tenus en laisse, comme ce père enchaîné dans un bouge crasseux, que l’on retrouvera plus tard dans La vie rêvée des plantes, enchaîné à son silence et à ses plantes. La fiction comme détour, comme leurre. Dans L’envers de la vie, l’enquête menée sur la vie d’un écrivain, au prétexte de rédiger un article de commande, se mue en besoin d’opérer la mise à jour de ses propres désirs, de superposer le regard de l’observateur et celui de l’observé. Un moyen de révéler, par jeux de miroir, son destin confronté à l’écriture, son propre désir d’écrire.
Dans l’Œdipe (1931, Gallimard), André Gide fait dire à Etéocle : « Au fond, qu’est-ce que nous cherchons dans les livres ? C’est toujours, plus ou moins, des autorisations. Et même ceux qui se prétendent amoureux de l’ordre, respectueux des choses établies ; ceux que Tirésias appelle « les bien-pensants », ce qu’ils y cherchent, c’est la permission de gêner, d’opprimer, de terroriser leurs voisins. Ce qu’ils y cherchent, c’est des apophtegmes, des théories, qui mettent leur conscience à l’aise, et de leur côté le bon droit. » Ce manque qui fabrique les obsessions, reproduites de livre en livre, déconstruites et reconstruites, reprises en variations, un manque présent dans les deux romans et qui vient parfois se substituer aux discours. Dans L’envers de la vie, la musique est écoutée par le personnage principal à distance de la musicienne et de cette distance naît l’impossibilité de prétendre à la vérité. Dans ce temple humide, le piano égrène les notes que le langage ne peut contenir : « Elle laissa le piano un peu plus tôt que de coutume et, tournant la tête, hésita un instant. Si jamais elle venait à moi, si elle venait me parler… je me concentrai pour savoir ce que je lui dirais. Comment lui expliquer cette attirance que j’éprouvais ? C’était bien difficile, bien embarrassant. Et les mots étaient si imparfaits. » Imperfection des mots, viduité du langage, une tuile pour un écrivain ? Où plutôt, une façon de redoubler de vigilance à l’égard de la langue, façon de prévenir le lecteur qui ne faut pas tout attendre de ce qu’il lit, qu’il est nécessairement celui qui aide l’auteur à lutter contre la hantise des mots qui le fuient. Livre labyrinthique, traversé par trois états, trois émois : la découverte du sentiment religieux, la découverte du sentiment amoureux et le désir d’écrire, mettant un point final, une conclusion logique à ce qui apparaît rapidement comme les états de la souffrance.
La vie rêvée des plantes
Dans cet étrange livre où un détective est chargé d’enquêter sur sa propre mère et où plane la culpabilité d’une famille désunie, le drame du fils aîné, amputé des jambes à la suite d’un accident militaire, fait office de point nodal. Le détective, jeune frère, qui s’attribue la faute de cet accident n’aura de cesse de vivre et revivre le drame familial, associé à un drame intérieur, celui d’être amoureux de la fiancée de son frère, une musicienne.
Dans La vie rêvée des plantes, la musique est omniprésente (tout comme dans L’envers de la vie, mais, à la différence du précédent roman, elle n’est ici plus tenue à distance, mais placée même au beau milieu de la maison, avant le drame : « La maison vivait en permanence au rythme des chansons de Sunmi »). Lentement, ces chansons destinées au frère du personnage principal vont devenir un motif de jalousie, puis de désir : « Sunmi est très vite entrée dans mes rêves. Elle y chantait pour moi seul, j’étais celui à qui étaient destinées ces chansons. Des chansons douces et exaltantes. » La musique vient scander l’impossibilité à devenir objet d’amour et marque là encore, la distance qui sépare le désir de sa réalisation. Dans l’espace réduit de la maison, le vide est impossible, et le fossé qui existe entre les personnages est comblé par la musique. Mais, si la musique relie les personnages, elle ne les rapproche pas, il faut y regarder à deux fois pour remarquer combien cette musique est indissociable de la distance au narrateur et de la distance à la femme. La musique devient ici une forme de compensation, un mouvement qui, dans son oscillation, tient les personnages en respect, les relient par un fil fragile, si fragile qu’une seule note de musique pourrait bien le briser. La femme, la musique, la distance, une trinité établie au fil des pages, et dans cette trinité-là, le véritable lien est, paradoxalement, la distance qui unit la femme et la musique au narrateur. Distance à la femme et désir en miroir du danger sont surplombés par la musique, étrangement placée en médiatrice. Dans mes romans, il y a peu de personnages et ces personnages sont souvent dans la distance à la société parce qu’ils n’osent pas s’approcher de la société. De la même manière que la femme qui joue du piano ne parvient pas à exprimer par les mots, malgré son désir, ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense. En règle générale, je ne suis pas intéressé par un événement, mais plutôt par le moteur qui lui a donné naissance. Que ce soit le hasard, l’intimité, l’intérieur ou l’extérieur, et parfois même un pouvoir occulte, je m’intéresse au soubassement de la réalité plus qu’à son expression. Quand je lis d’autres romans, il m’arrive de ne pas les finir, parce que je trouve le dénouement gênant à lire ou bien parce que je ne veux pas connaître la conclusion. À quoi bon connaître la conclusion. Seul le pourquoi m’intéresse.
Dans La vie rêvée des plantes, l’essentiel ne peut se dire que hors les murs qui emprisonnent les protagonistes, membres d’une famille qui tient par des bouts de ficelle. Comme si les locuteurs craignaient de voir leurs propos emprisonnés, sertis dans la bague de leurs mensonges. Il faut inventer un lieu mythique et des arbres qui ne pousseront jamais en Corée, des univers au bout de chemins incertains pour que soient dévoilés les lourds secrets familiaux. À peine recouverts d’une étoffe aux senteurs de plantes, les trahisons passées, les amours ancillaires, les rêves accrochés au vestiaire des illusions, les protagonistes se retrouveront là, dans ce chantier tout aussi incertain, où va s’opérer la reconstruction de leur vie. Les mots, la vie, en tant qu’ils n’ont aucune chance de se fixer, de devenir définitifs, devront encore faire de l’errance leur seule maison. En suspension, la phrase aura toujours du mal à être accommodée au point final qui la clôt.
Les chemins proposés par Lee Seung-u conduisent à l’exil, homme chassé de chez lui, de son territoire, de sa conscience, et au bout, l’errance, une errance passible de rédemption. Il y a chez Lee Seung-u une volonté d’effacer les traces du passé, de maintenir un vague état virginal. L’impossible acceptation de l’affreuse réalité : « On écrit pour altérer la réalité » « Celui qui est satisfait du monde tel qu’il est n’a nul besoin d’écrire ». Idem pur la lecture : lire est fait pour fermer les yeux sur la réalité. « Lire, c’est avoir besoin d’un anesthésique ». Le vieux fou enchaîné de L’Envers de la Vie ressasse sa culpabilité. Son délire verbal est l’exacte symétrie inversée du silence paternel dans La vie rêvée des plantes.
Ici comme ailleurs
L’histoire d’abord : un cadre d’entreprise M. Yu est muté dans une succursale de province. Au moment de partir, sa femme lui annonce qu’elle part retrouver son ancien amant, en phase terminale d’une maladie. Yu se rend donc dans un village à l’ouest du pays, Sori, dans lequel il n’a nulle envie d’aller, et dans lequel ni la succursale ni le directeur qu’il doit remplacer ne semblent exister. Pour le décor, on imagine très bien. Qui a visité une zone industrielle de la France des années 70 peut aisément comprendre le paysage présenté, sorte de no man’s land d’où surgissent des bureaux neufs, mais vides et des personnages qui semblent ne rien savoir de ce qu’il s’y passe. Des plaques de cuivre annoncent des entreprises qui n’existent pas, des téléphones sonnent dans le vide, les personnels ne vont jamais à leur bureau. Dans sa quête, mésaventures et déconvenues vont rapprocher Yu de personnages étranges, autant que d’expériences mystiques. Agressions physiques, vol de portefeuille, rencontres imprévues et dénouement pathétique, Yu va faire l’apprentissage de l’abandon progressif de sa volonté de maîtriser les événements pour se retrouver à l’aube d’une renaissance possible.
Pour le personnage principal, le roman commence donc par une double défaite : son entreprise le mute en province, sans raison crédible et sa femme part au chevet de son ancien amant. Cette dernière trahison intervient au moment où Yu se perd en conjectures sur les raisons de son éviction du siège central de son entreprise et sur les réelles motivations de sa femme. Les deux fils principaux qui relient l’existence de ce personnage, le travail, dont on sait qu’il occupe une place exagérée en Corée et la famille, objet de recomposition sans fin, dans ce même pays, se distendent au point de se briser. Dès lors qu’il constatera que la filiale dans laquelle il est muté est une filiale fantôme, dans un village qui l’est tout autant, il flottera, délié du territoire, de son couple, de son entreprise et semblera comme en suspension au-dessus d’événements qu’il ne comprend pas. Les conditions deviennent suffisantes à une catharsis possible, à une quête probable, suivie ou non de rédemption.
Sori, village perché à l’ouest du pays incarne l’occident extériorisé (tandis que l’Est incarne la nature contemplative, dans la cosmogonie chinoise) ; il incarne donc la marque des infinies potentialités. Il ne peut y avoir renaissance que dans un lieu qui le permet, certes ici ou ailleurs, mais surtout ici, dans cette Corée, âpre, fantasmagorique, peuplée d’être sournois et violents, (il y a du « Pain et Chocolat », film de Franco Brusati, 1974, dans ce roman). Un décor erratique (on imagine une zone d’entreprises dans une bande de terre gagnée sur la mer, à l’ouest de Damyang, dans la province du Jeollado) et des gens du peuple, autrefois paysans, reconvertis dans les franges du business, là où les pauvres n’ont rien à y gagner.
Ici comme ailleurs aurait pu être un roman kafkaïen, les ingrédients y sont réunis : un sujet qui perd le contrôle de la situation face à une bureaucratie qu’il ne comprend pas, car trop éloignée des normes sociales qu’il est supposé accepter, des lieux désolés, la violence des gens du village, la sourde hostilité dont il est l’objet, aurait fait de Ici comme ailleurs une symétrie au roman de Kafka Le château, et M. Yu, un alter ego de K. Dans cet univers hostile, toutes les forces invisibles s’opposent à la volonté du personnage, jusqu’à provoquer son isolement complet, et le pousser à une métamorphose imprévue. S’arrête sans doute là l’univers kafkaïen de l’auteur ; car de cette hostilité généralisée, le personnage va tirer la force nécessaire à une déconstruction propice au retour à l’état initial ; la reconquête de sa raison un moment malmenée va passer par un travail de désapprentissage et au cours de cet abandon progressif, l’inévitable question de Dieu (et de son absence) va se poser. Ici, Dieu n’est pas le retour à la religion. La redécouverte du Christ n’amène pas à la réémergence du sentiment religieux. Nous sommes bien plus proches du Souvenir de la maison des morts, de Dostoievski, que de La Métamorphose, de Kafka. À l’égal du prisonnier enfermé dans le camp sibérien, M. Yu n’a d’autre solution que d’aller chercher chez les autres et dans les autres, la possibilité de survivre.
Pour Yu, la nécessité d’oublier se fait pressante : oublier ce lieu maudit, ces rencontres absurdes, le danger permanent qui le guette. Mais il est surtout urgent d’oublier que sa femme l’oublie, que son directeur l’oublie aussi et qu’avec ces deux oublis conjugués, ce sont les piliers de la socialisation qui s’effondrent. Quant au troisième pilier, l’État, il a aussi lâché prise en abandonnant ce village dans cette zone déserte, où chacun installe sa propre règle. Ce progressif glissement vers l’anomie (perte des repères dus à une désagrégation des normes qui règlent l’ordre social) est la condition nécessaire et suffisante à l’ouverture d’un possible changement de paradigme pour Yu. À la nuance près que ce nouveau paradigme est à puiser, chez Lee Seung-u du côté de l’Histoire Sainte. Oubli et perte, mis en synergie pour avancer, malgré la somme des souvenirs, des blessures, des joies, des tentatives de délestage, certaines réussies et d’autres échouées. Et quand oubli et perte sont impossibles, l’eau et le feu omniprésents dans ce roman serviront de purificateurs et de pacificateurs qui permettront au personnage de survivre dans ce lieu désolé. Ce processus de dissolution est un préalable à la renaissance possible. Car nul doute qu’Ici comme ailleurs n’est justement pas ici ou ailleurs. C’est ici et bien ici que se déroule cette lente descente (ou remontée) vers le ventre matriciel, ce retour à l’élément liquide, propice à la sécurité dans ce monde qui joue avec le feu, et où paradoxalement, sur les cendres encore chaudes, un nouveau départ est possible. Car la société que décrit Lee Seung-u est une société moribonde dans laquelle la désagrégation est au centre de tout mouvement. L’amour, l’estime, l’amitié, la confiance, le sentiment religieux ont déjà éclaté et ne nous offrent plus que les déchets produits par cette déflagration. Nous sommes désormais dans l’Arche que Noé tente de soustraire au déluge ou dans la maison d’Esaïe, construite dans le désert. Esaïe fustige la déliquescence des mœurs qui attise la colère de Dieu, ce dieu d’Israël dont il se dit qu’il a été remplacé par les dieux babyloniens. La recherche d’un monde perdu (celui antérieur à l’Exil) est à l’œuvre dans ce roman où la mère, terriblement présente, incarne le fantasme d’une mort sexualisée. Mais cette l’influence gidienne s’estompe rapidement, car nul plaisir n’est à la clé pour les personnages de ce roman. Nul plaisir pour qui n’essaie pas de s’opposer. Nulle révolte chez Yu, dont les capacités d’analyse semblent désactivées par une perception du monde coincée entre les événements de sa vie personnelle et l’absurde situation professionnelle dans laquelle il est plongé. On le ressent quand le personnage central Yu affirme que sa vie est moins marquée par la résistance que par l’endurance. On retrouve ici le terrible dilemme de l’engagement ou du retrait, cher à Lee Seung-u. Personne n’ira à son secours et seule la possibilité d’un retour à la faute initiale (sur la faute initiale) permettra la rédemption, le rachat par un acte imprévu, indépendant de la volonté personnelle.
C’est le roman de la renaissance, du retour à la mère, du retour à une identité affirmée (et non à la quête d’identité). Partir dans ce bled n’est pas se perdre, mais se retrouver, à l’origine. Confirmation, quand le personnage se décrit lui-même s’endormant dans la position fœtale. C’est le roman de la recherche de la terre perdue, un monde protégé de l’horreur, le retour au ventre maternel, la montagne qui porte le souffle divin, zébrée de temps à autre d’éclairs vifs, et la pluie qui lave sur son passage de tous les péchés.
L’inexplicable lumière qui surgit de temps à autre de la montagne de Sobong éclaire les âmes en perdition ; ceux qui la guettent, guettent aussi l’espoir d’un monde meilleur. La montagne et la lumière se sont associées autrefois dans les mythes fondateurs des royaumes de Goguryeo et de Silla, et ici, cette montagne qui n’appartient qu’à celui qui la regarde, est le lieu idéal de la stabilité fondatrice. Elle s’élève vers la dimension sacrée, elle s’oppose à l’impermanence de l’eau et contient en son sein la possibilité du recommencement. Noé fonda l’Arche pour permettre le re-commencement dans un monde où depuis Adam l’être humain est devenu mauvais. Cette lumière intermittente fonctionne comme un Dieu absent, sa manifestation sporadique est aussi le symbole d’un jaillissement mystérieux d’une virilité éteinte. Dans la Bible, la montagne est le lieu où sera annoncé un monde nouveau un monde sauvé du naufrage, pour ne pas dire du déluge.
Max Weber, l’un des fondateurs de la sociologie compréhensive, a mis en évidence le fait que le recul du Sacré avait favorisé la rationalisation des activités humaines. Dans Ici comme ailleurs, les activités rationalisées, travail, amour, volonté de poursuivre la mission jusqu’à l’absurde, volent lentement en éclats ; à la première partie du roman qui décrit les réactions de M. Yu à sa mutation et au départ de sa femme, dans une forme inhabituellement didactique (tandis que sa femme oppose à l‘analyse rationnelle de son mari, le sentiment amoureux), succède la partie qui nous semble contenir la clé du roman, le désir de sacré dans un monde rationalisé jusqu’à l’abstraction et la disparition de soi permettant la re-fondation. René Girard a mis en évidence la question du désir mimétique en lisant, entre autres, Dostoievski. Le désir n’est jamais le désir de l’objet, mais le désir de l’Autre possédant l’objet. Tout désir est imitation du désir de l’Autre, considéré comme médiateur. Seule l’imitation du Christ peut permettre d’élever l’homme et de ne point sombrer dans la violence. Ici encore Dostoievski est convoqué où Dieu réunit les deux conditions de l’être parfait : la persécution et la crucifixion. Et c’est d’ailleurs en imitant le Christ lavant les pieds des Apôtres la veille de sa mort que Y, procédant à la toilette de l’amant mourant se place dans les dispositions sacrificielles. Comme dans le chroniqueur du roman Les démons, Yu ne sait rien de ce qui se passe, ne comprend rien de ce qui se produit. Il erre à mi-chemin entre les éclairs de lumière et les limbes ténébreux, accompagné d’un chien, symétrie de l’araignée dans Les démons (Dostoievski). Ce chien psychopompe, chargé de faire voyager l’âme des morts, accompagne ici les allers-retours entre vie et mort, entre péché et rédemption. Il faudra s’habituer à ce roman tortueux et torturé où puisque tout nous précède, on ne peut donc rien modifier. Dans sa préface aux Crimes de l’Amour, le marquis de Sade écrit : L’homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout, il faut qu’il prie, partout, il faut qu’il aime.
Le village de Sori représente un monde fermé. Et comme tous les mondes clos, il fournit le problème et la solution, le profane et le sacré, l’ordre et le désordre. Un monde total. Monde clos, replié sur lui-même, il rassemble les éléments nécessaires à la survie, ceux qui s’assemblent et ceux qui s’opposent. Le monde clos est un monde totalitaire et le personnage n’est pas arrivé par hasard. Il est le début qu’un monde qui s’achève et la limite, la zone franche d’un monde à venir. Monde recouvert par le sable et nettoyé par le vent. Il représente les sédiments d’un monde ancien, un monde bâti dans la terre, sur laquelle s’est construit le royaume des morts et des vivants.
La volonté de se rendre à l’intérieur de la montagne peut se concevoir comme une volonté d’occuper une place cette fois intérieure, une place forte et protégée. Jusqu’ici le personnage principal, en lutte et en butte aux éléments hostiles (voyous, vent, tempête de sable…) déplace le sens de son combat. Il y a ici un des thèmes favoris de l’auteur : l’impossibilité de récuser le monde qui nous pré-existe, et par extension, le monde qui nous précède. Cette façon d’accepter l’histoire est aussi un puissant moteur de culpabilité. Tout combat, au risque de l’absurde ou de sa perte prévue, crée le sentiment de ne s’être point laissé faire. Le village de Sori va représenter à la fois le lieu d’exil (ou de déportation, suivant l’analyse que nous en faisons) puis de l’abandon progressif aux forces du mal. C’est aussi le roman de l’entêtement, de la répétition, chaque personnage est incapable de modifier son registre habituel d’action : Yu s’entête à comprendre, Noé à vouloir sauver le monde, sa fille tout comme le chien psychopompe, n’ont de cesse que de faire l’aller-retour entre le monde des morts et celui des vivants.
L’unité de ces trois romans se remarque aisément dans les thèmes abordés, dans les figures expressives, les symboles évoqués. Comme forme d’inclusion thématique, il y a… l’exclusion, l’exil intérieur, l’enfant ou l’homme chassé de chez lui par les circonstances, la malédiction ou l’injustice. Dans L’envers de la vie, l’exclusion se présente doublement sous l’effet d’une absence du père, suivie plus tard d’une absence de la mère, elle-même socialement exclue, tandis que dans La vie rêvée des plantes elle se présente sous la forme d’une culpabilité oppressante qui isole le personnage principal du reste de sa famille. La mère est isolée par un lourd secret qu’elle porte, le frère, sujet à des crises épileptiques et de démence sexuelle est exclu par son accident, et le père, emmuré dans un silence qui ne se démentira que rarement, ne prête attention qu’à ses plantes. La famille, éclatée sous des formes diverses (et en cela illustrative des changements sociaux et culturels de la Corée contemporaine) ne parviendra à se réunir, artificiellement, à l’aide du seul arbre qui n’existe pas en Corée (au moment où le livre a été écrit, car au cours d’un voyage avec Lee Seung-u, nous avons découvert avec stupeur et franche rigolade des jeunes palmiers, fraîchement plantés dans le sud du sud de la Corée). Dans Ici comme ailleurs, le personnage principal est lui exclu de sa communauté professionnelle et subira, entre autres avatars, une exclusion au sein de l’étrange village dans lequel il échoue, et dans lequel, quelque soit le sujet qu’il aborde, il n’est compris de personne. L’exclusion, l’isolement, l’impossibilité de faire pleinement partie de quelque chose, communauté, famille, amour… est confirmée par l’hostilité oppressante des éléments de la nature : le vent qui ne peut apporter que la poussière, qui ne peut qu’ensevelir les êtres humains, les lieux humides, la montagne qui rugit, la pluie qui ne peut être que torrentielle, l’obscurité menaçante… dans cette hostilité environnante, les personnages cherchent à occuper de l’intérieur une place forte grotte, maison, lieu mystique, église, roman, tout concourt à placer les personnages dans une position d’exclusion vite transformée en place compensatrice, source de pouvoir, à défaut de protection. L’imagination matérielle nous dit Bachelard[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » content= » Bachelard Gaston, La terre et les rêveries du repos, José Corti, 2004. »]3[/su_tooltip]a toujours une tonalité démiurgique en voulant créer une matière blanche à partir d’une matière sombre. Cette position de retrait montre à quel point l’espace public ne peut être que source de danger et de perdition. Mais cette position intérieure est vite démentie par l’auteur quand il affirme que seul le départ de chez soi est possible, même s’il ne conduit qu’à la recherche d’une autre forme de compensation (l’église dans L’envers de la vie, le lieu mythique dans La vie rêvée des plantes, la grotte dans Ici comme ailleurs). La recherche du salut n’est démentie dans aucun des trois romans. L’espoir surgit du retrait, du non-engagement, au risque de faire naître une culpabilité embarrassante. La rédemption n’est possible qu’à la condition de fuir les sources de perdition. Pessimisme structurant l’œuvre et motif à espérer un monde meilleur. Une prise de conscience de ce monde hors de leur portée contraindra les personnages à recréer une arche de Noé, dans Ici comme ailleurs. Il y a en dernier aveu, l’idée qu’ll est impossible de récuser le monde qui nous pré-existe. Seul le droit de ne pas y entrer nous est accordé. Absurdité du combat, qui ira jusqu’à la culpabilité de ne pas avoir combattu en temps et en heure, au moment où il le fallait.
Jean-Claude de Crescenzo
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