Manhwa & Webcomics

Histoires de Tigres

 

Tigres AHN Soo-gil Editions Clair de lune
Histoires de Tigres
AHN Soo-gil
Editions Clair de Lune

L’auteur a travaillé à l’étude du fauve pendant toute sa vie¹ et a œuvré pour le retour de son appréciation en Corée, où il reste sans conteste un symbole. Il représente la ferveur des coréens en lutte contre l’expansion chinoise et aussi contre l’oppression durant l’occupation japonaise. Il incarne la force de la nature en gardien des terres sauvages, mais aussi le règne des monarques de la période Joseon. De manière plus poétique, il est un idéal de valeurs honorifiques, s’illustrant à lui seul en emblème de la Corée, que l’on représente souvent, sur les mappemondes « figuratives » tel un tigre, toutes griffes dehors, défendant son territoire face à la Chine.

Malgré sa prestance en tant que figure gardienne des points cardinaux, dans de nombreux contes coréens, le tigre est un antagoniste majestueux mais peu scrupuleux et ingrat. Il est surtout très connu pour son lien avec le mythe fondateur de la Corée : celui de Dangun et de la fondation de Joseon. Sa figuration négative est revue par l’auteur qui le démontre sous un angle neuf. En effet, Ahn Soo-Gil a mis 12 ans pour atteindre ce niveau d’illustration, où chaque trait de plume anime l’animal dans toute sa splendeur, pour lui redonner la liberté que sa passion a capturé. A la lecture du manhwa on se demande ce que ces tigres sont finalement devenus. Les tigres d’Ahn Soo-Gil sont-ils des images d’un passé nébuleux ? Est-ce là l’œuvre d’un artiste nostalgique ou l’œuvre d’un artiste admiratif, persuadé qu’il faut le ramener d’abord dans le cœur des gens de son pays, en confrontant l’homme à sa peur du tigre caché dans les montagnes, avant de le voir revenir peupler ces terres qui étaient autrefois les siennes ?

Dans les années 1900, après que l’impérialisme japonais ait ordonné l’extermination d’animaux décrétés dangereux, les tigres coréens sont devenus introuvables à l’état sauvage. Cela étant, une publication scientifique confirme qu’ils ont survécu parmi les 400 spécimens se trouvant dans l’Extrême-Orient Russe. Toutefois avec la Guerre de Corée, la fissure entre le Nord et le Sud a créé une zone où même l’animal n’ose se rendre. Les manhwas d’Ahn Soo-Gil ont été réalisé bien avant cette découverte, puisque l’auteur décédait en 2005, cependant son travail en résonne plus fort aujourd’hui.

De fait, la réalisation minutieuse de chaque planche, Ahn Soo-Gil allant jusqu’à compter le nombre exacts de rayures sur les fauves pour les dessiner poil par poil, fait entrer ses manhwas dans l’art documentaire de l’étude zoologique. Le dessin à l’encre est léger et fluide, afin que l’action et l’anatomie des fauves se dévoilent pleinement sous nos yeux. Chaque mouvement est posé à la mesure des pattes impressionnantes des bêtes, autant que les mots sont pesés avec justesse, pour installer une distance respectueuse, de l’ordre de celle qui nous rappelle d’observer sans toucher. On est à la fois proches, puisque nous les tenons dans les mains à travers ces pages, et lointains, car ce ne sont là que des rémanences d’un temps passé. Son travail est un hommage. Tout cela permet de ne pas « travestir » le naturel de l’animal, faisant d’eux des êtres à part, des héros d’un temps révolu, des seigneurs. Histoire de Tigres ainsi que Tigres, en cela, nous révèlent l’aura de mystère de l’animal, que l’auteur a voulu retranscrire, par la prédominance du folklore coréen qui lui est lié.

Dans le premier, l’on s’émeut devant la détresse de bébés tigres aux traits adorables mais totalement désœuvrés, qui se trouvent confrontés à la déforestation sous l’ère industrielle. Les pages d’Histoires de Tigres sont moins aérées et fourmillent de plus de détails, sans négliger la finesse. Elles mettent en avant la rencontre de l’homme et de l’animal au travers de l’Histoire coréenne. Dans le second, Tigre, le lecteur plonge dans les affres d’un jeune livré à lui-même, qui prendra sa revanche sur le tigre blanc, responsable de la mort des siens, dont l’histoire croise celle de l’autre livre Le Tigre Blanc du Mont Baekdu.

Dans ces récits scénarisés, les animaux sont ici en mouvements permanents. L’étude des lignes est précise pour une belle finition des pages, dont certaines, à part, se déploient comme des tableaux, à l’instar des peintures coréennes de la période Joseon, et qui du côté occidental, nous rappelle la fascination des peintres pour la bête, avec par exemple le tableau de La Chasse Aux Tigres de Rubens peint entre 1615 et 1617.

Quant aux paroles imaginées dans chaque ouvrage, elles mettent en scène les comportements de la bête, et nous évoquent tour à tour angoisse, joie, inquiétude, rébellion, courage, peur ou détermination. Un bémol cependant est à noter car ces paroles humanisent trop l’animal, au point que l’on perd l’aspect documentaire et l’authenticité en cours de lecture. La présence humaine dans les dialogues y est parfois comme une intruse.

Ahn Soo-Gil, par des histoires captivantes et élégantes, a donc essayé de rapprocher l’animal du public. Malgré tout, il écrivait avec regret que, même après 10 ans, sa passion et sa ferveur n’avaient pas nécessairement touché ses compatriotes. Ce manhwa aux vertus écologiques et éducatives, nous porte vers la vigilance de cette espèce en voie d’extinction, sans diriger une morale abusive, plutôt une attention envers un félin fascinant. Son trait pousse irrémédiablement à réfléchir aux implications de l’expansion humaine, tout autant qu’aux conséquences environnementales des conflits géopolitiques ou des chasses abusives, qui touchent aussi d’autres espèces.

Il en résulte que ces manhwas dévoilent l’œuvre d’un homme qui a consacré son temps à espérer que le tigre, au sens propre comme au sens figuré, referait surface dans sa Corée natale ; car l’animal que l’on voit en peinture, sera unique par son auteur, mais jamais mieux qu’un véritable.


¹Histoires de Tigres 1&2 fait partie d’une collection autour du travail de l’auteur et dessinateur coréen Ahn Soo-Gil. Cette collection sortie aux éditions Clair de Lune comprend Tigre 1&2, Histoires de Tigres 1&2, et l’Artbook Tigres 1&2. Pour un public jeune, il est possible d’apprécier son travail à la plume et l’encre colorée, aux éditions Petit Pierre & Leiazel, avec les livres d’images : Kaichambi le bébé tigre et Le tigre blanc du Mont Baekdu.

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.