Son œuvre est à l’heure actuelle totalement inconnue en France. Occasion est donc donnée aux lecteurs français de combler un manque et, pourquoi pas, de faire une heureuse découverte. Nous saluons, bien entendu, un tel geste éditorial, d’autant plus louable que la production asiatique, en tout cas en France, est largement dominée par le concurrent japonais. Reste maintenant à ouvrir l’album, à entrer de plain-pied dans l’univers de Lee Hee-jae.
Intitulé Histoires sur le bord du trottoir, l’album se compose de six histoires courtes publiées au cours de la décennie 1980, mettant en scène toute une galerie de personnages hauts en couleur, et en même temps si communs : traîne-savate, brigand à la petite semaine, pauvre hère sans le sou, filles de joie, voire, dans un registre plus loufoque, un bagarreur invétéré qui montre les poings à la moindre occasion. À travers les « extravagances ordinaires » de cette foule séoulienne, Lee Hee-jae offre non seulement un album à forte teneur humoristique, mais encore un témoignage sur les travers qui imprègnent la société sud-coréenne des années 1980, parmi lesquels la prostitution, l’addiction au jeu, ou encore l’inégalité sociale et le malaise existentiel qui en résulte. Sous le vernis comique se cache donc une vision critique de la Corée d’il y a 30 ans. Plus encore, le propos critique de l’auteur transcende son contexte d’énonciation d’origine, et s’applique sans mal à la société occidentale actuelle. Les trottoirs séouliens des années 80 ne sont guère différents des trottoirs parisiens ou new-yorkais de 2014. Ce sont les mêmes pieds qui se posent sur le bitume, ceux d’une masse populaire marquée par l’insouciance et le désoeuvrement, parfois traversée par de tonitruantes crises de rire.
Les histoires de Lee Hee-jae, écrites et dessinées il y a une trentaine d’années, nous enracinent un peu plus dans notre époque, témoignent de la constance de ces petits riens qui font notre quotidien ; et qui font le monde, aussi. Un saut dans le passé pour mieux rebondir dans le présent, en quelque sorte. C’est là sans doute la marque d’une œuvre politique réussie et percutante, et, plus encore, la signature d’un artiste accompli.