Le hangeul à l’ère numérique : l’essor de la typographie
Avec l’entrée de la Corée dans l’ère numérique caractéristique de la fin du 20e siècle, de nombreuses tentatives d’adaptation de l’alphabet coréen au langage informatique ont vu le jour. En témoignent les créations de nouvelles polices de caractères « hangeul » afin de diversifier — comme en Occident — les manières de composer sur ordinateur, et de rompre avec le conformisme monotone de la géométrie des formes de l’alphabet. Inspiré par la poésie dadaïste (et notamment par le poète I-Sang- 1910-1937), c’est le designer Ahn Sang-Soo qui réussira le tour de force de créer les premières polices en caractères hangeul, contribuant ainsi à moderniser l’alphabet coréen, et à propulser l’art de la typographie sur le devant de la scène coréenne et internationale. La particularité de ses inventions typographiques, dans lesquelles la densité des caractères du hangeul est altérée pour les rendre malléables, est probablement le sentiment de liberté qu’elles insufflent à la langue, affranchie de tout carcan typographique formel. En effet, très tôt l’artiste a refusé de s’inspirer du design occidental pour ses créations, de même qu’il a entrepris de rompre avec la tradition typographique du carré chinois — équivalent de nos carreaux d’écoliers au sein desquels nos lettres doivent obligatoirement être contenues et ne pas déborder —, pour se consacrer à l’exaltation des formes du hangeul et de leur beauté, par passion et par fierté pour sa langue maternelle. Dans l’œuvre d’Ahn Sang-Soo, le carré chinois formel se brise, et les caractères hangeul (re)trouvent une autonomie de positionnement qui participe de la puissance des textes ainsi formés et de la libération de la dimension créative de l’alphabet. Ahn Sang-Soo transforme ainsi le hangeul en un langage de la variation en cassant les vieux carcans normatifs de la langue et en en proposant une relecture, d’après différents codes typographiques. Les créations d’Ahn Sang-Soo, qui apparaissent régulièrement dans les médias, sur des posters d’évènements nationaux, des objets ou diverses productions littéraires, confèrent à l’artiste une place centrale dans le grand espace créatif du quotidien, dans lequel l’utilisation du hangeul est incontournable. Toutefois, affranchies de toute structure, les typographies de l’artiste frôlent souvent la frontière du compréhensible et de l’acceptable : le côté extrême avec lequel l’artiste joue avec les proportions, les traits ou la géométrie des signes limite souvent la portée interprétative de ses œuvres pour l’œil coréen trop habitué à l’aspect formel des caractères du hangeul. Ahn Sang-Soo lui-même ne cache pas s’être attiré les foudres des puristes de la langue à ses débuts. Toutefois, il se complaît dans son rôle d’artiste-poète anti-conformiste et adepte invétéré du flou — ou même parfois, du rejet — sémantique. En cela, il se distingue d’autres artistes tels que le calligraphe Kang Byung-In : la manipulation des formes du hangeul pour Ahn Sang-Soo ne reflète pas toujours leurs sens. Pourtant, l’aspect indéchiffrable — voire indécryptable — de certains de ses caractères ne semble pas porter atteinte à la dimension communicative de son œuvre. En effet, dans la plupart des travaux de l’artiste, les caractères hangeul n’ont pas une fonction « linguistique » mais une fonction « sémiotique » : ils n’agissent pas comme des signes dénotatifs renvoyant à un sens précis, mais ont à l’inverse une fonction emblématique, signalant un ensemble de significations ou de représentations pouvant leur être associées sur la base de leur forme particulière. C’est à travers cette dimension sémiotique que les œuvres d’Ahn Sang-Soo véhiculent une forme d’engagement : « Poissons-bombes sur la plage », poster créé en 1991 pour la première exposition sur la Zone de Démarcation entre la Corée du Sud et la Corée du Nord en est l’exemple le plus marquant. Ce poster tristement monochrome est brouillé par des caractères hangeul incompréhensibles, aussi incompréhensibles et absurdes que la situation conflictuelle dans laquelle les deux pays sont enlisés, et dont la violence est représentée par une plage jonchée d’obus : « Un poster avec un texte indéchiffrable placé sur une photo pas croyable pour une situation incompréhensible », pour reprendre le sous-titre donné par l’artiste à son œuvre. Lorsque les mots ne suffisent pas pour décrire une telle situation, ou quand ils sont inutiles, c’est de cette manière que l’artiste choisit de dénoncer la partition des deux pays. Loin des travaux marquants de ses débuts sur les polices informatiques, qui ont considérablement influencé la nouvelle génération de graphistes coréens et hissé le hangeul au rang d’objet artistique à part entière, c’est aujourd’hui à travers ses œuvres typographiques qu’Ahn Sang-Soo nous force à réfléchir sur l’universalité du hangeul, et sur la force de sa dimension sémiotique.
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Quel futur pour le hangeul dans l’Art ?
L’inspiration des artistes qui célèbrent le hangeul à travers diverses formes d’art trouve son origine dans la fierté qu’ils ont de leur héritage linguistique, et du besoin qu’ils ressentent de diffuser leur culture, longtemps bafouée par l’Histoire. L’art, au même titre que la langue, devient une manière d’affirmer et d’exporter la culture coréenne dans le monde. Avec l’avènement de la mondialisation, l’on observe une intensification de ce processus d’exportation, en parallèle d’une demande croissante de l’Occident de découvrir un art coréen unique. C’est dans ce contexte que certains genres artistiques parfois inattendus tels que le design de mode, la danse ou la sculpture font l’objet d’un traitement par de jeunes artistes ambitieux souhaitant perpétuer l’usage du hangeul initié par leurs prédécesseurs. C’est le cas de Jung Shin Byung, designer interactif, qui dans le cadre d’installations combine la manipulation expérimentale des formes du hangeul au genre littéraire de la poésie, encore fort de son rayonnement auprès du peuple coréen, du sculpteur Noh Ju Hwan qui effectue des travaux de recherche sur l’interface visuelle entre langage et sculpture dans l’optique de pérenniser symboliquement la langue au sein de la culture, ou encore de Song Kwan-No, provoquant adepte de l’animation expérimentale, qui dans une visée ludique exploite les formes de l’alphabet d’un point de vue mécanique; passionné par le thème du langage dans l’environnement urbain, et par ses inter-agissements avec notre vision du quotidien, ce dernier joue avec la variété des formes picturales du hangeul pour créer des peintures digitales vivantes et mouvantes — qu’il qualifie de « graffitis » des temps modernes — comme pour ancrer le hangeul dans une perspective culturelle actuelle participant à le populariser auprès de la jeunesse. Tantôt pour sublimer, tantôt pour (s’auto)affirmer, tantôt pour dénoncer, l’avènement du hangeul comme médium créatif marque une révolution dans le domaine de l’art coréen, visible dans le renouvellement de ses genres et de ses formes artistiques, mais est aussi véritablement la face cachée d’une révolution linguistique qui fait vivre le hangeul à travers les yeux des artistes qui le font renaître sous un nouveau jour et des spectateurs qui viennent admirer leurs œuvres. Le hangeul, comme l’art coréen, a encore de beaux jours devant lui.
par Laurence DELPÉRIÉ
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