Voilà en substance ce qui constitue le ressort de Pars, le vent se lève, premier roman traduit en français de Hang Kang. Il paraîtra de prime abord au lecteur que l’intrigue partage quelques éléments avec le genre romanesque policier : un « détective » (Jeong-hee), un mystère (la vie et la mort de sa meilleure amie In-ju : accident, suicide, meurtre?) et une enquête plus ou moins légale, disons-le : clandestine (infraction de domicile, vol, etc.).
Certes Han kang n’ignore probablement rien des techniques du roman policier et les déploie habilement pour dérouler le fil de l’histoire et éveiller notre curiosité, mais ces procédés romanesques lui permettent aussi d’ouvrir un autre champ d’investigation : la quête du moi. Pour Jeong-hee, l’introspection et l’enquête pour découvrir la vérité sur la vie et les circonstances de la disparition de son amie sont nécessaires pour accepter sa mort. Cette double injonction, des questions obsédantes, tout l’empêche d’être tranquille. Confrontée à l’impossibilité de concevoir la mort d’In-ju (« In-ju et morte : ces mots ne vont pas ensemble. C’est moi qui devais mourir avant elle») et de donner un sens véritable à sa vie, elle est le plus souvent malheureuse de son passé et souffre de la pesanteur du temps, comme l’avait été avant elle sa meilleure amie.
Pleine de joie de vivre, athlète prometteuse, In-ju a vu son existence basculer à la suite d’une blessure qui devait mettre un terme à ses ambitions de carrière de sportif de haut niveau. Elle, autrefois si dynamique, reste désormais cloitrée dans son appartement, seule. Un état de langueur renforcé par la perte son oncle qui l’a élevée à la disparition de sa mère. La lenteur, l’immobilité, la mélancolie fait place à la joie de vivre. Elle voudrait prendre un nouveau départ, mais poursuit sa course, inexorablement : « Au lieu d’apprécier cette vie précieuse, je l’ai parfois brutalisée. Chaque violence laissait une blessure sanglante derrière elle. Désormais j’ai compris que ce n’était pas par ignorance. Mais que c’était le chemin qui était le mien […] Et maintenant, je ne me déroberai pas. » Comme si le désir de changer le passé et d’éviter la souffrance arrivait trop tard… Peut être est-ce là la véritable impuissance que souligne le roman : l’instabilité et la fragilité de notre existence. « Lorsque le vent souffle à cette vitesse […] Quelque chose peut transpercer ma jambe… et même détruire ma vie, d’un seul coup. Je ressens tout cela avec une netteté terrifiante. » La volonté de l’auteur de marquer par de nombreux passages en italique la présence du vent renforce cette idée que les personnages avancent malgré eux, poussés par des forces extérieures et invisibles qui leur donnent la signification du néant de la vie : « Que nous ayons été vivants était un fait exceptionnel, un miracle rare […] nous nous perdons dans l’obscurité sans laisser aucune trace. » La figure récurrente de cet élément naturel symbolise moins un nouveau départ, un salut possible que ce que la vie contient de tragique. L’oncle d’In-ju, Lee Dong-ju (mort à 37 ans), en sait quelque chose. Étudiant en sciences physiques, il a dû abandonner son parcours universitaire à cause de sa santé précaire. Reclus chez lui, il s’adonne à la peinture et s’occupe de sa nièce. Au détour d’un dessin, les interrogations sur la naissance de l’univers viennent entrecouper les réflexions sur le sens de la vie, et les modèles physiques soulèvent nombre de paradoxes et d’ambiguïtés lorsqu’ il tente d’assimiler ces expressions mathématiques à la réalité. Peu étonnant dès lors de voir les personnages s’accrocher aux branches du passé – seul moment qu’il leur ait donné de vivre en permanence – pour tenter d’arrêter, tout le moins de freiner, une course dont le sens profond leur échappe. De même, l’art vient-il offrir quelque répit à ces vies troublées symbolisées par le mélange d’encre noire (couleur utilisée par Dong-ju pour ces dessins, mais aussi celle de l’univers qui nous entoure) et de sang (symbole de la souffrance, du monde ici-bas, de la vie) ; la contemplation esthétique, le regard désintéressé de l’artiste et du spectateur sur l’essence des choses venant soulager, par moments, les blessures causées par la quête pour percer l’énigme du moi et pour découvrir qui est l’autre.