Notre histoire aussi commence par un assassinat : un cadavre est découvert dans le palais royal. Découvrir un corps sans vie n’est jamais une mince affaire, et si celui-ci se trouve dans le palais royal, autrement dit à proximité du roi… quelle impertinence ! dirait l’un des personnages du récit.
« Même s’il était en train d’exécuter un travail sur l’ordre du roi, il y a à la cour une loi qui doit être respectée, poursuivit le Conseiller de Gauche. On ne saurait fermer les yeux sur une telle impertinence : avoir osé mourir au palais ! (…) Un homme qui appartient à la classe dirigeante doit savoir deviner le moment de son trépas et s’y préparer dans la crainte du Ciel et par égard pour la postérité. » (71).
Illustration cocasse d’une société règlementée de façon méticuleuse où l’on demanderait même à la mort de ne pas sortir des rangs. Cette période historique est une période de mutation. Le roi instaure une politique d’impartialité dans l’optique de dépasser les limites du régime de son prédécesseur. Les tensions politiques entre différentes factions parfois pour et parfois contre sont monnaie courante à l’époque. Les traducteurs proposent une explication synthétique en introduction. Malgré les tentatives d’évolution, difficile de dépasser un confucianisme poussé à l’extrême et profondément ancré dans les habitudes.
« Comment peut-on confier l’enquête sur la mort d’un fonctionnaire de cinquième rang à une seule personne qui n’est que sous-directeur au ministère de la Justice ? Il faut choisir quelqu’un d’éminent. (…) Alors qu’il aurait pu faire appel soit au ministre de la Justice soit au président de la Haute Cour, pourquoi s’adressait-il à un des plus hauts fonctionnaires, le conseiller de Gauche, qui n’était pas compétent pour ce genre d’affaires ? » (27).
A cette même époque où de l’autre côté du globe on se bat à coup de baïonnettes pour la liberté et l’égalité, le savoir réel ne pèse pas grand-chose face au rang décerné par la hiérarchie.
Ajoutons le détective au cadavre, et nous voilà avec un roman policier. L’histoire est centrée autour du personnage de Yi In-mong, bibliothécaire de sa majesté, chargé d’enquêter sur l’affaire. Ses recherches commencent et le rythme du récit s’accélère. Voilà l’action, le mouvement, le suspense. On retrouve avec plaisir les scènes de l’autopsie, du passage à tabac de l’interrogatoire… classiques du bon polar, mais dans un cadre un tant soit peu original : quelques siècles en arrière et à la sauce coréenne ! Le lecteur a donc la chance de pouvoir se lancer lui aussi à la recherche du criminel et de faire fonctionner ses méninges.
S’il est tout à fait possible de se limiter au détachement de la lecture plaisir d’un bon roman policier, Yi In-hwa nous offre aussi une leçon d’histoire subtile sur les dessous de l’âge d’or de Joseon.
« Dès son accession au trône, en effet Cheong-jo s’était fixé un double objectif : d’abord être fidèle aux volontés du roi défunt et aux règles anciennes, ensuite honorer les confucianistes et suivre la Voie des anciens rois. Avec le temps, les conséquences de ces principes s’étaient clairement manifestées et ils avaient inquiété les fonctionnaires. Le premier impliquait la suppression des querelles partisane, le second supposait le renforcement du pouvoir royal et l’intervention des lettrés dans les affaires de l’Etat pour neutraliser les membres du clan de la famille maternelle du roi et des eunuques. C’était précisément dans ce but que l’Académie Royale avait été fondée, et en quatre ou cinq ans, elle était devenue une sorte de secrétariat personnel du roi. » (31).
Certains passages font dans la précision et peuvent de ce fait paraitre trop compliqués pour le lecteur avide d’action. Il est toujours possible de lire en diagonale, c’est vrai, mais peut-on vraiment survoler cette période phare de l’histoire coréenne sans se pencher sur les avancées intellectuelles ?
Pour les lettrés confucéens, c’est une période de réflexion intense. Une quantité de produits et de savoirs nouveaux arrive d’Occident depuis la Chine. L’occasion de se rappeler, entre autres, qu’il fût un temps où les pommes de terre étaient une rareté. Les esprits s’ouvrent, comme en atteste par exemple la création du mouvement du Silhak, école des sciences pratiques. Les coréens sont aussi marqués par l’introduction du confucianisme, qui fait de nombreux adeptes, surtout parmi les classes populaires. Opposés à la tradition, les sciences occidentales et le christianisme sont réprimandés avec violence. Telle est la triste réalité à laquelle doivent faire face certains personnages du roman.
– Qu’avez-vous fait ? Avez-vous brûlé, comme certains, les tablettes des ancêtres ou avez-vous renié le culte ? Ou encore avez-vous comploté contre le roi ? La raison de votre arrestation est vraiment…
– Pourquoi dites-vous que je n’ai rien fait ? J’ai été arrêté en tant qu’adepte de la science occidentale. Je suis coupable non seulement d’avoir cru en cette science de barbares occidentaux mais aussi d’avoir égaré le peuple crédule sur une voie perverse. (44)
Enquête policière doublée d’une leçon d’histoire, l’Eternel Empire peut aussi cacher entre ses lignes un essai sur la littérature et l’écriture. L’auteur nous rappelle par petites touches qu’en Corée les Lettres sont reines, surtout avant l’invasion technologique. Chaque chapitre du roman est introduit par l’extrait traduit d’un texte de l’époque : mémoires de rois, textes de penseurs… Quand le XVIIIème siècle européen est marqué par l’Encyclopédie, la Corée aussi fait un pas en avant, notamment avec l’apparition et le développement du roman venu de Chine. Nouvelle forme, nouveau style, nouveaux thèmes, l’avenir de la littérature semble prometteur, surtout dans un pays où le roi lui-même s’y intéresse. Il écrit ses mémoires, mais aussi des poèmes qui peuvent être lourds de sens, comme on l’apprend dans le roman. Pourtant, tout n’est pas aussi simple qu’il y parait.
« Le roi Cheong-jo avait rusé et proclamé la ‘rectification du style littéraire’ dans le but de rejeter le style en honneur sous les dynasties chinoises Ming et Qing pour que l’on revienne au style traditionnel. En soi, la science occidentale, pensait-il, n’était pas le vrai danger mais bien ce style romanesque chinois qui, à ses yeux, corrompait la tradition littéraire et faisait obstacle au vrai savoir. » (140-141).
On retrouve en toile de fond la controverse passionnante des Romans Meurtriers de Kim Tak-hwan.
Qu’il s’agisse d’un genre littéraire ou d’un assassinat douteux, la route est longue et tortueuse pour arriver à un but. Mais là où l’on porte de l’intérêt, des réponses finissent toujours par se dessiner. C’est ce que nous apprend ce livre très intéressant, qui cherche un juste milieu entre l’information du récit historique et le divertissement du roman policier.
L’ÉTERNEL EMPIRE
DE YI IN-HWA
Traduit du coréen par Tcho Hye-young,
Maisonneuve & Larose, 221 pages, 13 €