Adultland Oh Yeong-jin  Editions FLBL
 

 D’un côté un homme se détache malgré lui d’une partie de son corps, se mutile à des fins marchandes, de l’autre des organes humains sont combinés à des circuits et des connecteurs en tous genres pour former une entité nouvelle, à la croisée du biologique et de l’artificiel. Dans un tel contexte, peut-on encore distinguer clairement l’humain de l’inhumain ? Cette dichotomie un peu simpliste a-t-elle encore un sens dans un monde où les robots développent une intelligence et se révèlent, pour certains d’entre eux en tout cas, capables d’éprouver, de ressentir ? Dans un monde, surtout, où des pauvres hères sans le sou vident littéralement leur corps pour remplir leur compte en banque, alimentant ainsi un modèle économique qui chosifie l’Homme, le réduit à l’état d’objet.

 En centrant son histoire sur le couple homme/robot, Oh Yeong Jin délaisse la Corée du Sud actuelle, tiraillée entre son opposition au Nord (Le visiteur du Sud) et ses tensions intérieures (Ramdam à tous les étages), au profit d’un univers davantage orienté science-fiction. Pour certains, la thématique choisie réactivera le souvenir de nombreuses productions japonaises ou américaines, lesquelles ont fortement contribué, ces dernières années, à peupler notre imaginaire d’hybrides humain-machine. Mais ne nous y trompons pas : les cyborgs d’Oh Yeong Jin ne sont pas d’hostiles Terminator, et n’embrassent à aucun moment la carrière superhéroïque d’un Astro Boy. Ils ne sauvent ni ne tuent. Ils écoutent simplement, tiennent compagnie aux esseulés attirés par l’enseigne clinquante d’Adulteland. Leur raison d’être est simple : écouter l’expression d’un mal-vivre, plus ou moins caché en fonction des interlocuteurs, traiter l’information reçue et restituer une réponse adéquate. Si tous les robots d’Adulteland remplissent cette fonction d’écoute et de soutien psychologique, l’un d’entre eux, baptisé Yogi par ses concepteurs, exerce un pouvoir d’attraction sur certains clients, en particulier sur un dénommé Seo Junho. La cause ? Yogi semble posséder la mémoire et la personnalité d’Im Junghee, la défunte épouse de Seo. C’est sur cette rencontre que s’ouvre l’album ; une rencontre au cours de laquelle la mort ploie devant la technologie. Armés de leurs processeurs et de leurs câbles, les techniciens ont vaincu la terrible faucheuse. Mais ont-ils réfléchi aux conséquences funestes d’une telle victoire ? Sans cette extrémité salvatrice qu’est la mort, accepterait-on seulement de vivre ? Monstrueuse aux yeux de Seo, cette renaissance machinique lui inspirera un dernier geste de folie…

 On l’aura compris, le monde dépeint par Oh Yeong Jin est sans lumière. Sans couleurs aussi, le manhwaga optant pour un noir et blanc somme toute classique, en totale adéquation avec la teneur du récit. Quant à la mise en page, régulière du début à la fin (6 vignettes par planche, toutes de dimensions similaires), l’auteur l’a pensée sans fantaisie d’aucune sorte, à l’exception de quelques rares dessins pleine page. De par son imperturbable régularité, la mise en page traduit sur le plan formel tout ce qu’il y a de plus morne et de plus routinier dans une vie d’homme (ou de robot). Oh Yeong Jin ne se contente pas de mettre en dessin le malaise existentiel de ses personnages, il le matérialise dans les codes mêmes de la bande dessinée.


ADULTELAND
DE OH YEONG-JIN
Traduit du coréen par Choi Juhyun et Thomas Dupuis,
Éditions FLBLB, 272 pages, 15€.

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