Mon cher Watson,
On dirait bien que c’est la première lettre que je vous écris depuis que je suis descendu ici à Southsea : notre amitié doit toujours beaucoup à votre extraordinaire patience, qui sait s’accommoder de ma froideur. J’ai bien reçu les lettres que vous m’avez envoyées entre-temps. Je m’inquiète simplement de ce petit nombre de gens qui viennent en consultation au nouveau cabinet que vous avez ouvert dans le quartier de Paddington. J’espère que vous ne recevez pas seulement des patients souffrant d’une maladie bizarre, comme moi avec ma préférence pour les cas rares, que vous connaissez bien ?
Je me souviens comme si c’était hier de l’époque où nous poursuivions les malfaiteurs en nous frayant un chemin dans l’épais brouillard de Londres : la chasse aux trésors d’Agra sur la Tamise, la rivalité intellectuelle que nous avons eue avec mademoiselle Irène Adler autour du scandale en Bohême, le secret de l’« association des hommes roux »… Ici, il ne se passe rien. Des choses comme la promenade fleurie, la plage de graviers ou la fraîcheur du vent de mer, quel sens cela peut-il avoir pour un homme comme moi ? Je suis venu ici pour ma santé en suivant vos conseils — et comme vous n’en tirez aucun profit, je ne dirai pas « vos menaces » —, mais en fait, ma santé ne s’est pas du tout améliorée. Tout comme à Londres, je ne sors pas du cercle vicieux de l’ennui et de la cocaïne.
Oui, je n’ai pas pu pas faire autrement que recourir de nouveau à la drogue. Je vous vois d’ici froncer les sourcils. Même si vous n’utilisez pas le terme technique de « cadavre ambulant », je sentais bien quels effets la cocaïne a sur mon corps et mon esprit l’un et l’autre meurtris. Mais tant pis, il est dans ma nature de ne pas supporter l’inaction et mon maudit cerveau exige sans cesse d’être stimulé. S’il se produisait une affaire qui me passionne d’entrée de jeu, il est sûr que je me relèverais d’un coup, que je mènerais mon enquête trois jours de suite sans dormir et que le matin du quatrième jour je n’aurais aucun problème pour mettre K.O. un malfaiteur du type gorille, fût-il un ancien boxeur ! Mais la vie insipide qu’on mène ici a fait de moi une frêle lady fraîchement sortie de son pensionnat de jeunes filles. Ah ! ma vie est un combat incessant pour m’évader d’un quotidien mortellement ennuyeux.
Watson, mon ami, je vous avoue en toute franchise que dans un coin de mon cœur je regrette que le professeur Moriarty soit mort. Bien sûr, ce n’est pas là une pensée avouable pour un homme doué de raison : c’est une grande chance pour notre société qu’un individu aussi dangereux ait été éliminé de façon définitive. Mais vous ne pouvez pas nier que depuis sa disparition Londres ne soit devenue une ville où l’on meurt d’ennui si l’on n’a pas été déjà tué par son brouillard de cendres. Après avoir été la ville d’Europe la plus avancée pour les scientifiques qui étudient le monde du crime, elle est devenue un coin de campagne dont la principale vertu est l’insipidité ! Le temps des grandes affaires est révolu. Et dans le monde du crime, l’originalité et le romantisme semblent avoir disparu pour toujours.
Moriarty, c’était le rival mortel de toute mon existence, et en même temps le poids en plomb qui équilibrait la balance de ma vie. Tant que ce poids était attaché à mes chevilles, je me débattais avec acharnement pour garder la tête au-dessus de l’eau ; maintenant que j’en suis débarrassé, je descends chaque jour un peu plus vers le fond de la rivière. Si j’étais tombé dans les chutes de Reichenbach en même temps que lui, j’aurais au moins terminé ma vie en me battant dans l’eau avec un homme…
Ne me reprochez pas trop de me plaindre sans arrêt ! Les gens affaiblis physiquement et psychiquement exagèrent toujours leur situation, vous le savez bien. Et j’ajoute une bonne raison : je n’ai absolument pas pu suivre dans la pension de madame Martha votre prescription de manger régulièrement et en quantité suffisante. Comme vous ne l’ignorez pas, pendant que je fais une enquête sur une affaire compliquée et intéressante, je réduis la nourriture au minimum pour augmenter au maximum mes capacités intellectuelles ; eh bien ! la cuisine de madame Martha me donne sans cesse l’illusion que je suis en train d’enquêter sur une affaire compliquée et intéressante. Je n’ai nullement l’intention d’insulter cette bonne dame, qui est simple, nature et dure à la tâche : c’est peut-être parce que je suis trop habitué aux chauds-froids de perdreaux et au curry de poulet de madame Hudson ? Soit dit en passant, si jamais vous rencontrez notre ancienne logeuse dans Baker Street, donnez-lui de mes nouvelles et dites-lui qu’à cause d’elle Sherlock Holmes est condamné à vivre le restant de ses jours dans l’incapacité de combler de joie son modeste palais.
C’est vrai que dans cette première lettre que je vous écris d’ici je ne fais qu’étaler mes causes de mécontentement ; mais en dehors de vous, auprès de qui pourrais-je me plaindre ? Et avec qui en premier aurais-je envie de partager ma joie d’être sorti de cette solitude qui ressemble à la mort ? Ha ha ! Oui, mon ami, si votre faculté d’observation s’est un tant soit peu améliorée, vous avez sûrement deviné en lisant ce que j’ai écrit jusqu’ici que ces jérémiades ont une forme beaucoup trop recherchée pour ressembler aux doléances d’un « cadavre ambulant » ! Le cercle vicieux de l’ennui et de la cocaïne était bien mon problème jusqu’à récemment, mais apprenez que désormais je suis complètement rétabli. Si vous étiez en ce moment auprès de moi, vous pourriez voir les yeux de votre ami Holmes de nouveau aussi brillants que ceux d’un faucon. Et bien entendu, comme toujours, c’est une nouvelle affaire qui vient de m’offrir l’occasion d’oublier la seringue. Une affaire très passionnante, et vraiment étrange. […]