Le premier et le plus grand éloge que l’on puisse faire d’un livre consiste à dire qu’il apporte du nouveau. Non pas qu’il est nouveau, comme lorsqu’on parle du dernier produit à la mode, mais qu’il donne à voir un monde neuf, à entendre un langage différent, à ressentir des sensations inédites, à imaginer des existences imprévisibles.
Pour moi, Saisons d’exil est un ouvrage de ce genre. Je me dis en mon for intérieur qu’il est écrit, autrement dit que son auteur est un écrivain. Et un écrivain est quelqu’un qui parle comme nul n’avait jamais parlé avant lui. Ayant participé à sa traduction en français, avec ce qu’une telle activité suppose de longue, lente, attentive et anxieuse fréquentation, il y a beaucoup de choses que je ne vois plus comme avant. Bien sûr la Corée, ses paysages, ses habitants, ses usages, son histoire, le milieu intellectuel des années 70, l’ombre parfois pesante du Nord ; bien sûr aussi un certain type d’homme, en compagnie de qui on aimerait voyager, boire, rire, refaire le monde ou garder le silence. Mais plus largement, c’est tout un champ de ma présence au monde, tout un aspect de ma saisie du monde qui ont changé, qui sont changés.
Afin d’examiner de plus près cette transformation, pour mon propre bénéfice et pour celui de quelques autres qui viendraient à se demander eux aussi en quoi l’expérience de cette lecture les a marqués, je me suis posé trois questions, sachant qu’une seule réponse devrait suffire pour les trois. Pourquoi suis-je tenté de dire, d’une manière globale, que cette écriture fait bouger les choses ? En quoi vient-elle ébranler le regard que nous portons sur les choses ? Comment fait-elle voir en train de bouger les objets, les formes, les êtres, la vie, les mouvements du cœur ?
Le tremblement de l’être
On attend sans doute de moi que j’apporte tout de suite des précisions sur deux points. D’abord sur ce mot d’‘‘écriture’’que je viens d’employer, ensuite sur la mouvance des choses. Que faut-il entendre par l’écriture ? sans doute un mode d’expression, mais qui va bien au-delà du style, c’est-à-dire d’une certaine façon d’agencer des mots en phrases puis des phrases en paragraphes et des paragraphes en chapitres. Plutôt un rapport global au langage qui constitue un véritable art de vivre, disons : un mode de communication avec la nature et avec les autres. L’écriture est en même temps un homme et un ton. Ou, si j’utilise les ressources sonores de ma langue, une voie et une voix. En somme, ce mot désigne un écrivain saisi dans un texte au moment même où il est en train de découvrir, pour notre bonheur, à la fois ce qu’il a à dire et comment le dire.
Ici intervient la seconde précision. Ce qu’il a à dire, cela peut s’appeler une vision du monde. Dans les quatre récits de Saisons d’exil, en tout cas, on découvre la vision mouvante d’un monde mouvant. D’un monde qui a l’air figé mais où tout est en mouvement. Je ne veux pas simplement dire que la grande Histoire se déroule et que nos quatre petites histoires sont prises dans ce déroulement : mon verbe « bouger » suggère que cela effectue un léger déplacement, à peine perceptible. Que cela hésite. Que cela oscille. Que cela vacille. Que la réalité, extérieure comme intérieure, n’est pas tout à fait ce qu’elle paraît être. Et peut-être même pas tout à fait ce qu’elle est.
N’imaginons pas pour autant que « faire bouger les choses » veut dire opérer une révolution. Tout bouleverser en même temps est un souhait idéaliste, comme tout ce qui se veut radical. Cela pose l’exigence d’une table rase au point de départ de tout progrès. Ici, il s’agit simplement de revenir à la réalité. De revenir à la vérité de notre expérience la plus quotidienne, que le langage ordinaire obscurcit à force de la clarifier. Les mots dont nous nous servons masquent ce fait capital que les choses ne sont jamais pleinement ce que ces mots semblent dire qu’elles sont. Notre langage quotidien nous fait croire que ses signifiés sont bien circonscrits, nettement conceptualisés ; le travail de l’écriture en général, celui de la poésie et de la fiction littéraire en particulier, s’efforcent au contraire par les mots de nous faire retrouver dans les mots un vécu plus complexe et plus subtil. Yi In-Seong ne dit pas : nos sensations, nos affections, nos pensées sont illusoires ou mensongères, il nous fait pressentir qu’elles ne peuvent connaître qu’une existence instable, flottante, incertaine, sur le fil du rasoir entre le oui et le non, entre la présence massive et l’absence totale. Il nous fait toucher du doigt que notre langage réfère à des approximations d’événements et d’objets, matériels aussi bien que mentaux.
À regarder cela de plus près, les choses qu’il fait bouger sont des choses qui s’efforcent d’être. Je ne veux pas dire qu’elles font effort pour devenir ce qu’elles doivent être, pour coïncider avec leur essence, car elles savent, nous le sentons, qu’elles ne seront jamais complètes, jamais installées, jamais fixées dans un être défini. Si Yi In-Seong nous obligeait à voir les choses inaccomplies, toujours imparfaites, il ne serait guère original : il les montre insatisfaites. Avec lui, on comprend qu’elles éprouvent leur propre insuffisance. Cela devient sensible grâce à lui, elles ruminent au fond d’elles-mêmes une inaptitude à être pleinement qu’elles finissent par nous jeter au visage, si bien que chacun de nous soupçonne qu’il est en manque d’être. Voilà ce qu’on ressent comme un exil : que partout, dans les choses comme dans les êtres vivants et pensants, le besoin d’être n’est jamais satisfait, l’envie d’être jamais rassasiée. Parce que tous les êtres sont bannis de l’être. Cette exclusion creuse en eux un puits d’angoisse.
À la réflexion, « mouvant » n’était pas le bon mot, c’est tremblant qu’il fallait dire. Dans Saisons d’exil, le monde, l’espace, le temps, la vie, les gens eux-mêmes sont en perpétuel séisme. Le réel tremble. Non content de changer de place, il s’agite là où il semble s’être fixé pour un temps. Il tremblote, frissonne, frémit, on dirait qu’il a peur, peur d’exister. À moins — l’un n’empêche pas l’autre — que ce ne soit notre regard qui tremble, peu assuré de ce qu’il voit et surtout peu assuré d’avoir envie de voir ce qui est là. Mais dans le même temps, il tremble d’envie d’appréhender tout le visible. Car ce tremblement paraît avoir deux motifs évidents, qui vont en sens inverse : l’effroi et le désir. Avec en supplément un motif caché, plus impressionnant encore : l’hésitation entre l’effroi et le désir. Êtres et choses ne parviennent pas à choisir entre l’envie paralysante de s’effacer et l’impatience frénétique de s’imposer. D’où cette angoisse qui les entoure d’une aura.
Sans qu’on en sache la raison, le réel apparemment le plus solide n’offre qu’une quasi-présence ou une pseudo-vérité. Il ne suffit pas de déclarer, en écho à ce qu’affirmait le vieil Héraclite, que l’être est pris dans le mouvement du temps, où il connaît une métamorphose continuelle avec la possibilité de toujours se rectifier, de se renier, de passer du pour au contre. C’est insuffisant, car l’important est que c’est dans l’instant même où il se manifeste, où il est saisi et désigné par nos mots, que le réel se révèle indécis. Il contient en lui-même un grain de mésexistence qui le ronge comme un cancer. Certains accidents de la vie quotidienne nous confrontent à des moments où une telle évidence soudain s’impose à nos yeux. Ces moments, on les nomme fantastiques, et l’on sait que tout un pan de la littérature les a habilement exploités, jusqu’à constituer un genre littéraire, ou tout au moins un sous-genre du genre romanesque. J’ai l’impression que sans en avoir l’air, sans peut-être qu’il le veuille, l’écriture de Yi In-Seong pousse le réalisme jusqu’à nous mettre en présence d’une sorte de fantastique généralisé qui serait à la fois la loi profonde de la réalité et une part importante de notre conscience de la réalité.
On me fera remarquer qu’une telle entreprise n’est pas sans précédent et qu’elle déborde les limites d’un genre. Que Proust, par exemple, a étudié sans relâche les « intermittences du cœur » ou qu’il a décrit en détail la façon dont notre perception des choses se modifie d’étrange manière selon le moment, le lieu, le décor, la personne qui est près de nous, etc. Ou bien que Robbe-Grillet s’est fait une spécialité de montrer comment nos sentiments bégaient, nos sensations deviennent hallucinations, nos expériences basculent jusqu’à se retourner, notre espace-temps connaît une infinité d’ébranlements inquiétants etc. Mais Proust s’est voué à explorer nos états d’âme, à raffiner les pouvoirs de l’introspection, à analyser les ambiguïtés de notre morale sociale ; quant à Robbe-Grillet, il a voulu rénover méthodiquement l’art romanesque pour que la fiction devienne enfin réaliste en représentant une réalité infiltrée de fantasmes. Yi In-Seong, lui, ne se prend pas plus pour un maître de l’introspection que pour un théoricien du roman.
Il n’a pas le culte de la vie intérieure, il ne manifeste guère de complaisance pour elle, pas plus qu’il n’affiche le moindre esprit de système ou le moindre souci doctrinaire. Je dirais qu’on devine dans ses récits une sensibilité proustienne mais exprimée, si la chose est concevable, dans le parler sec, martelé, violent et économe d’un Beckett. S’il récuse la psychologie, ce n’est pas à la manière des romanciers américains du 20e siècle au profit d’un réalisme volontairement myope, qui s’en tienne aux comportements : il adopte volontiers une attitude « métaphysicienne », au sens aristotélicien du mot*. Les réflexions qu’il multiplie çà et là donnent à sa fiction des arrière-plans philosophiques, mais traités sur un ton ambigu. Humour ? Sérieux ? Faux sérieux ? C’est à prendre selon l’humeur du lecteur, car cet écrivain n’est pas un donneur de leçons. Si son héros se pose des questions que l’on peut baptiser métaphysiques, il n’empêche que lui est un romancier, et que son but premier reste d’entraîner ses lecteurs dans une fiction placée sous le signe de l’art.
Quant au problème de l’art romanesque, précisément, il va de soi que sa façon de conduire son récit est plus éloignée de celle d’un Balzac ou d’un Zola que de celle d’un « nouveau romancier » — Robbe-Grillet donc, ou Nathalie Sarraute, ou Claude Simon**, entre autres. Sa narration n’est jamais linéaire, jamais soumise à une ligne chronologique, et surtout pas unique, émanant d’une seule source. Son narrateur est un ventriloque, il a plusieurs voix qu’il entremêle à son gré, non pour le plaisir de déstabiliser le lecteur mais pour rester aussi réaliste que possible. Le sujet parlant n’est jamais simple, ni univoque, ni transparent, et on ne mime sa réalité qu’en le déportant constamment d’une essence idéale vers l’existence concrète. Or, l’existence connaît des manifestations complexes, et elle ne peut les exprimer, ou même les concevoir, qu’avec des voix multiples.
J’ai le sentiment que notre auteur a une conception des choses assez proche de l’existentialisme de Sartre — peu importe qu’il l’ait lu ou seulement connu par ouï-dire, à moins qu’il n’ait spontanément réinventé sa philosophie. Je dirais volontiers que la mention de l’exil, qui s’est imposée aux traducteurs pour rendre son titre en français, n’est pas sans rapport avec un titre comme La Nausée : une notion centrale qui ne prend tout son sens qu’une fois achevée la lecture de l’ouvrage. Choe Ae-Young et moi n’avons pas hésité à mettre en vedette un nom (en fait deux) à la place de la phrase qui constituait le titre original. Celui-ci signifie en coréen quelque chose comme « à la recherche du (d’un) temps sans racines » — titre que celui de Proust interdisait — ou « En revenant sur un (sur des) moment(s) de désorientation ». Nous avons choisi de déplacer l’accent du substantif temps, terme central de la phrase de départ, vers une qualification spatiale du type dépaysant-dépaysé : cela ouvre la proposition, car cela revient à substituer une coupure géographique, puisque l’exil est d’abord changement de lieu, à la rupture chronologique. Cette substitution a toutefois été atténuée par le recours à la notion de « saison » qui est explicite dans les titres des quatre récits*** et qui a l’avantage de laisser entendre quelque chose comme, malgré tout, un ordre du monde.
L’intitulé français comme l’original caractérisent à la fois le thème de ces histoires et le climat dans lequel nous sommes appelés à les vivre. J’évoquais La Nausée il y a un instant, parce que je résume tout cela en mon for intérieur par l’intitulé : la marginalisation. Le sentiment d’être en marge, de hanter un no man’s land****, d’être condamné à résider aux franges de la vie, de chanceler sur le bord de l’existence. Un sentiment dont la narration donne l’impression qu’il est éprouvé par les choses elles-mêmes et pas seulement par l’homme, a fortiori par un seul homme. Voilà l’expérience foncière que l’écriture se doit d’approfondir.
Le double : duplicités, dédoublements, doublures
Les saisons présentent l’avantage d’être des cadres mouvants et approximatifs, tandis que les dates ne sont qu’une commodité du calendrier. Dans la vie quotidienne, leurs débuts et leurs fins se recouvrent. Or, le premier quart du roman reprend comme un leitmotiv* : « C’était l’hiver et c’était le printemps » (pages 14, 16, 21, 31, 39, 51, 62), à moins qu’il n’indique : « Il tombe une pluie nocturne de printemps tardif ou d’été précoce » (64). D’une manière générale, le rapport du narrateur au temps socialisé — l’heure, le jour, — est dépourvu de tout souci de précision et d’exactitude. Sa montre s’est un beau jour arrêtée, il y revient plusieurs fois (239, 248, 252). Et il est obligé de consulter le journal pour savoir quel jour on est (93, 252).
Il en va de même pour l’espace, qui est sujet à des caprices, des incertitudes, des chevauchements. Ainsi, au début, tout au long du retour en autocar vers Séoul, la route ne cesse de passer d’un côté à l’autre de la vallée, de part et d’autre de la rivière qu’elle traverse souvent, s’éloignant ou se rapprochant d’une voie ferrée. Certes, c’est là un paysage de montagne assez courant, mais le narrateur le présente de telle manière que sa vision paraît désorientée, propre à nous donner le tournis — comme il convient à un appelé démobilisé plus tôt que prévu parce que la mort subite de son père fait de lui un soutien de famille et qu’il doit retourner auprès de sa mère. En contrepartie, il manifeste un souci permanent, presque obsessionnel, de se situer par rapport au repère indiscutable que fournit le soleil (21, 26, 36, 48, 116). Encore est-ce en général un soleil couchant, donc en train de disparaître, et qui teint le ciel et la terre en rouge-sang, transformant ainsi le cadre réel en un décor dramatisé. Finalement, l’espace où nous sommes appelés à nous mouvoir en sa compagnie a l’air d’être montré avec précision, alors qu’en réalité il est avant tout un milieu affectif. Les descriptions sont plus proches de l’atmosphère sentimentale que de la photographie. Dès lors, l’émotion du lecteur hésite entre la froideur qu’engendre l’exactitude maniaque d’un Robbe-Grillet et le vague à l’âme qu’induit le faux pittoresque des écrivains romantiques.
Ce traitement à la fois minutieux et vertigineux de l’espace trouve une occasion exceptionnelle de se donner libre cours dans la troisième saison, où tout se passe sur une scène de théâtre. On pourrait objecter que la volonté de faire voir avec une certaine netteté le déplacement des acteurs et les jeux de scène exigeait une description minutieuse des rapports entre le devant et le fond du plateau comme entre la droite et la gauche, en exploitant de surcroît les diagonales qui poussent à l’extrême certaines oppositions (par exemple, le héros-victime et sa mère, 136, 149). Mais on ne peut manquer de souligner cette donnée — neuve et perturbatrice — qu’est la construction sur la scène elle-même d’une autre scène, d’une scène au second degré plus réduite et surélevée, qui permet aux personnages de premier niveau et aux spectateurs de la salle d’assister à un spectacle dans le spectacle. Qui le leur permet ou plutôt qui les y oblige, car un tel positionnement, avant de se reconnaître jubilatoire, est ressenti comme une véritable épreuve. Il est inutile de rappeler, je pense, une autre source de confusion qui aggrave le trouble régnant sur tout cet épisode : le fait que notre narrateur placé en position de spectateur se trouve être l’auteur de la pièce et qu’il lui arrive, en pleine répétition générale, de commenter ici ou là l’interprétation du metteur en scène. Il va jusqu’à rappeler les notes de mise en scène qu’il avait lui-même rédigées ou les modifications judicieuses qu’ont proposées les acteurs au cours des séances de répétition passées (voir entre autres 134, 140, 153, 156, 161). En somme, non seulement l’espace scénique est susceptible d’être dédoublé, mais il peut également être miné par les interventions d’une autre temporalité, d’une antériorité indéterminée.
Bien entendu, le théâtre est le lieu par excellence où peut se déployer une multiplication des espaces, ou plutôt une démultiplication de l’espace ordinaire. ce procédé fait apparaître, en effet, le statut piégé et piégeant de notre environnement familier. Nous croyons habiter, avec un réel sentiment de confort, un espace homogène et stable, alors que nous vivons dans un espace clivé, feuilleté, où la surface que nous occupons peut toujours se révéler sapée par des abîmes secrets et où le volume que nous occupons peut toujours s’avérer hanté par une quatrième dimension temporelle. Dans une autre section du livre, où il n’est pas question de théâtre, nous rencontrons un bel exemple de cette inquiétante plasticité de l’espace-temps. Le narrateur est dans un jardin zoologique devant la grande cage grillagée où vit un émeu. Soudain, il se passe une chose extraordinaire :
un jeune enfant, sorti d’on ne sait où, […] s’est approché du grillage. Ou plutôt non, ce n’est pas que l’enfant s’est approché du grillage, c’est comme s’il n’y avait pas eu du tout de grillage. L’enfant a continué son chemin en passant à travers, et s’est approché de l’émeu. Celui-ci a plié les genoux devant lui pour qu’il s’installe sur son dos. Et tout à coup il a filé dehors en effaçant lui aussi l’obstacle du grillage. En un clin d’oeil, l’enfant et l’émeu ont disparu […] il [le héros] a de nouveau regardé à travers le grillage l’espace vide d’où l’émeu s’était éclipsé. Tout là-bas miroitait une ombre d’émeu qui donnait la même sensation de couleur et de volume, avec la même allure, mais son existence n’était pas une véritable présence. L’ombre n’avait pas suivi son corps en fuite au dehors. Cette ombre s’est approchée de lui, comme une bête empaillée capable de se mouvoir ; elle était en train de courber le dos comme pour qu’il grimpe dessus, mais son approche à lui a été interrompue par le grillage, qui découpait son champ de vision en une multitude de losanges. (20-21)
La première chose qui frappe, dans la perspective où nous sommes en cet instant, c’est que l’épisode est présenté comme une altération de l’espace. Le narrateur joue à fond le jeu de la métaphore, il nous lance au cœur d’une vision imaginaire en supprimant les formules habituelles de comparaison (« Ce fut comme si… », « On aurait dit que… »). Par ce moyen, il rapproche l’image de celles que l’on rencontre dans les rêves et nous invite à soupçonner qu’il s’agit en fait d’un fantasme au sens propre du terme, c’est-à-dire d’une formation chargée d’affects venue de l’enfance, dont l’origine est à chercher dans l’inconscient.
Je crois nécessaire de m’expliquer un peu là-dessus, car je crains que mes lecteurs ne commettent l’erreur de croire que je parle ici de l’inconscient de l’auteur. Or, il ne s’agit pas d’une mise en scène du désir d’un homme cherchant à en soulager la pression, ce n’est pas pour lui-même qu’il fantasme, c’est en s’adressant à nous. Faisant œuvre d’écrivain, il fait confiance à son inspiration et celle-ci a éprouvé le besoin d’incruster en ce point du récit un fantasme œdipien dont la fonction première est de nous séduire, afin de verrouiller notre connivence. Chacun sait que nous sommes tous porteurs d’un même équipement inconscient minimal lié à notre relation enfantine avec nos parents** et ce petit épisode — parmi d’autres — nous incite à adhérer de façon très étroite à l’aventure et au désarroi du narrateur, parce qu’il met en cause notre personnalité profonde, archaïque.
Sont ainsi mobilisés à notre insu certains aspects de notre Moi qui nous restent inconnus quoiqu’ils soient ce que nous avons de plus personnel. Et l’effet « fantastique » produit par cette visite du petit enfant merveilleux qui s’envole sur le dos de l’émeu est dû pour l’essentiel à sa dimension inconsciente. Pour s’en convaincre, il suffit de noter deux choses. D’abord que ce gros oiseau d’Australie fait l’objet d’un traitement unique parmi les animaux du zoo : le narrateur a recopié la fiche signalétique accrochée sur sa cage afin de souligner son origine et de lui conférer un maximum d’individualité. Ensuite et surtout, il a été choisi à cause de son nom, qui sonne un peu comme émi, « maman »***. Ses frères d’Afrique (autruche) ou d’Amérique (nandou) n’auraient pas aussi bien assuré l’engrenage de nos inconscients sur ce désir soudain d’un rapprochement avec le personnage maternel. Pour un écrivain, faire travailler, faire fermenter son écriture, c’est donner la possibilité de s’exprimer à celles de ses pulsions qui sont susceptibles d’être partagées par tous les êtres humains.
Avant de refermer cette parenthèse freudienne, notons la fréquence impressionnante avec laquelle revient dans tous ces récits un jeune enfant anonyme, qui ne peut être qu’une incarnation passagère du héros-narrateur. En voici quelques exemples. Après l’enfant à l’émeu apparaît un petit mendiant, qui attendrit les passagers du bus en se disant orphelin (29) ; puis un garçonnet qui mange une pomme véreuse offerte par sa petite voisine (tel Adam séduit par Ève avant d’être bientôt chassé du Paradis, 40) ; ensuite un petit curieux qui risque sa vie en allant voir de près une drague, monstre fantastique tapi au bord d’un fleuve (53) ; enfin un autre jeune mendiant montrant son dos couvert de plaies (249 et 267). Il ne faut pas oublier non plus le mystérieux « enfant transparent », parfois nommé « l’enfant de mon cœur » (c’est-à-dire d’abord « mon cœur d’enfant » ?), qui s’agite, galope et pose des questions au milieu des acteurs sur la scène où l’on répète la pièce (152-164 puis 178)…
On a le sentiment que ces enfants malheureux ont tous des allures d’orphelins. Et si une place à part — car cela ressemble à un vrai souvenir — doit être accordée à l’épisode où le narrateur enfant assiste depuis le bureau de son père à l’incendie de la « Maison pointue » de l’ONU située en face de son domicile, on relèvera qu’il anticipe aussi une position d’orphelin de père :
Une épaisse fumée noire recouvrait complètement la forêt, au cœur de laquelle se tordait une flamme très rouge qui faisait apparaître et disparaître des langues de feu, tel un géant qui s’ébroue. […] Des crac ! broum ! patatras ! s’échappaient de La «Maison pointue» qui se contorsionnait sous les assauts feu… Oh là là ! Quel incendie monstrueux ! Une extase et un frisson dansaient une danse de feu au cœur de son cœur fasciné par ce spectacle.
Tout en descendant la ruelle en pente, il s’est arrêté et a tourné la tête pour regarder sa maison. Il avait souvent imaginé qu’elle prenait feu. (75)
Le fantasme affleure et la dernière phrase citée donne la clé du plaisir éprouvé à contempler cet incendie. N’est-ce pas la maison (le corps) du père et du grand-père (tous deux « pointus ») qu’il aimerait voir partir en fumée, dans un souhait là encore œdipien ? Immédiatement après, nous le voyons rencontrer un gamin qu’il prend par la main et qui se transforme d’écolier bien sage en collégien préoccupé par les filles, puis en lycéen non-conformiste, enfin en étudiant révolutionnaire — itinéraire classique d’un adolescent en révolte contre l’autorité familiale, autrement dit en ce lieu et en ce temps l’autorité paternelle (76). Et, dans le droit fil du complexe d’œdipe, nous ne serons pas étonnés de voir longuement développer dans la pièce de théâtre le thème du parricide (137-150, rappel 170-171)…
Revenons au double jeu que joue l’espace-temps dans lequel nous sommes immergés. Nous venons de vérifier la concurrence qui existe entre le manifeste et le caché, ou plutôt entre le très-visible et le peu-visible. Ce n’est pas pour le lecteur une véritable découverte, mais l’important réside dans la mise en valeur concrète de cette expérience. évoquant des réalités duplices, il semble naturel que l’écrivain utilise des procédés relevant de la duplicité. Et le procédé majeur auquel il recourt est celui de l’imprécision, en ce sens qu’il ne nous signale pas les changements qui se produisent dans sa pensée****.
Typiques à cet égard sont les interférences entre le moment réel qu’il vit et un moment analogue ou lié à celui-ci qu’il a vécu dans le passé, ou qu’il aimerait vivre dans un proche avenir. L’exemple le plus clair et le plus déroutant se trouve dans la première partie : il ne prend jamais la peine de préciser si l’instant présent (de la fiction) se passe dans l’autocar qui le ramène de province à la capitale ou dans l’autobus qui parcourt les rues de Séoul*****. Il nous faut donc chaque fois un certain temps pour comprendre ce qui pour le personnage ne fait pas problème — où se trouve-t-il exactement ? — ; il nous faut attendre une information adventice : des arbres qui défilent, des vitrines illuminées, un nom propre sur une pancarte, un panneau de signalisation routière. Les impressions ressenties par le voyageur ne sont pas indiquées avec plus de précision dans la narration qu’elles ne le seraient dans le « monologue intérieur » qui forme notre courant de conscience ordinaire******.
L’exploitation de l’incertitude n’est pas systématique, et il y a beaucoup de moments où la coexistence des contraires est clairement indiquée. La pratique du dédoublement est tellement centrale dans l’existence du personnage qu’elle mériterait d’être longuement analysée, en commençant par la représentation théâtrale de la troisième partie, qui est intitulée de façon très claire : « Maintenant, lui et moi face à face ». La confrontation ne se contente d’ailleurs pas d’opposer un « lui » et un « moi » représentant l’auteur, mais d’un côté elle fait dialoguer ces deux instances en position de personnages avec un « je » spectateur-narrateur, de l’autre elle confronte deux personnages de la pièce, un homme traqué ou maltraité et son poursuivant ou bourreau, dont on soupçonne bientôt qu’ils sont les deux faces d’un même être.
En dehors de cette situation exemplaire et du cas déjà évoqué des jeunes garçons, on peut dénombrer encore maintes situations qui mettent « face à face » le narrateur et des images de lui-même. D’abord au sens propre du mot image — par exemple son reflet dans les vitres du car, du bus ou du train (50-53, 58 et 185) ou dans un miroir (78, 269 et 285), sans parler de la Salle des Miroirs du parc d’attractions de Migu (228-229 et 292). Ensuite avec une valeur métaphorique, « les deux moitiés de son cœur » / « son autre cœur » (46-54), « mon précurseur transparent » (136-154). Enfin en représentant des individus qui ont l’air de vivre à sa place une expérience anecdotique (le jeune voleur tombé du balcon, 76) ou de revivre un souvenir fondamental, comme le service militaire.
Arrêtons-nous un instant là-dessus. Deux sortes d’évocations sont liées à cette période critique : celle de l’appelé libéré reconnaissable à sa tenue de « démobilisé » (15, 19, 39, 53, 62, 76, 107, 246, 297) et celle de l’appelé en exercice, baptisé le « bidasse » (40, 182-183, 184-185, 235-237, 253, 274, 278). Le premier est présenté comme une incarnation du narrateur, le second comme un alter ego qu’il rencontre en notre compagnie ou dont il évoque le souvenir, mais dans tous les cas il s’agit là aussi du sujet dont l’histoire nous est contée. Ce sujet, soit dit en passant, on hésite à le nommer toujours le narrateur pour la bonne raison qu’il n’y a pas ici de récit continu en première personne : si la plupart du temps la narration est grammaticalement soutenue par « je », il arrive fréquemment qu’elle soit mise au compte d’un « il ».
Nous ne quitterons pas notre « bidasse » sans mentionner l’effet produit par la répétition (modulée, bien sûr) de certains épisodes. Les vacances à Migu comportent au moins quatre ou cinq strates événementielles, qu’il n’est pas toujours facile de distinguer. Il y a le séjour principal, que circonscrivent le départ du train de la gare de Séoul et l’imminence du retour en gare de Migu (fin du livre) ; ce séjour lui-même comporte une alternance de soleil et de neige ; et puis on a les souvenirs d’une (ou de plusieurs ?) visites antérieures à Migu, dont une avec la femme aimée ; à quoi se rattache la vision détaillée de ce que la même femme vivrait si elle était là (entendons : durant le voyage principal). La narration éclatée — littéralement fragmentée en éclats de descriptions et de récits —, fidèle au monologue intérieur, imite de près la réalité de la vie psychique, faite de bigarrures, d’interruptions, de reprises, d’empiétements. Le réalisme si cher à Yi In-Seong va jusqu’à reproduire les scènes que l’on se rejoue par la mémoire et qui ne sont jamais exactement identiques — pas plus sans doute qu’elles ne sont conformes à une « vraie première fois » que nul ne peut reconstituer, pas même le sujet qui l’a vécue avec la plus extrême conscience de soi. Le changement de temps atmosphérique lié aux saisons matérialise cette infidélité du réel à lui-même à laquelle nous donnons le nom d’exil.
La réalité : un fantastique ordinaire
De toute évidence, les effets de dédoublement et de redoublement dont nous venons de parler sont au service d’une stratégie d’écriture visant le comble du réalisme. Le mot exact serait peut-être même « hyperréalisme », déjà utilisé par une école prônant dans les arts plastiques la copie photographique du visible. Cela présuppose que d’un côté il n’y a pas de réel pur, que de l’autre il est impossible de reproduire purement ce que l’on perçoit et éprouve comme réel. Pour atteindre tout à fait la réalité, en acceptant qu’elle ne forme pas un bloc homogène, il faut lui laisser sa part inéluctable et ineffaçable d’imaginaire. Que l’imaginaire en question soit le fruit d’une erreur, d’une mystification ou d’un fantasme, il forme ce que l’on aimerait appeler une enclave d’exil à la fois au cœur de l’être et au sein du langage qui s’efforce de référer à cet être. En d’autres termes, et c’est toujours là que nous revenons, il n’existe de réalité et de réalisme qu’infiltrés de fantastique.
Plusieurs épisodes du livre donnent clairement l’impression qu’il y a chez l’auteur une volonté d’exploiter les ressources mêmes du sous-genre littéraire fantastique. En voici trois exemples, offrant trois tonalités différentes. D’abord sur le mode grave, presque tragique puisque le contexte fait planer sur la scène l’ombre de la mort. C’est à la fin de la seconde partie, lorsque le héros-narrateur arrive près du tombeau familial où sont inhumés son grand-père et son père ; dans une auberge où il va se réconforter avec un verre d’alcool, il voit soudain apparaître un « lui » fraternel qui le rejoint, un double au sens du Doppelgänger germanique ; ils boivent et parlent tous les deux avant de monter jusqu’au tumulus, et l’on voit alors « moi » enterrer l’autre — son autre — dans une tombe fraîchement creusée qui se trouve là (113-117, fin du chapitre). Ailleurs, c’est sur le mode comique, à travers une représentation (là aussi fantasmatique) des chassés-croisés qui font et défont les couples dans les groupes de jeunes : les personnages en question sont étiquetés, comme dans une parodie de bande dessinée, avec les initiales « H » et « F » accompagnées d’un numéro, de sorte que l’évocation d’aventures sentimentales ressemble à une série d’équations mathématiques (216-218, 222). Enfin, le fantastique se mêle au poétique dans un passage tout à fait étonnant : notre narrateur raconte une promenade en mer qu’il vient de faire (ou de rêver, comment savoir ?) dans la barque d’un pêcheur dont il a loué les services ; il s’est aventuré au large en spéculant sur les dangers de la navigation, jusqu’à l’apothéose où il fantasme sa propre noyade dans deux longs paragraphes qui sont de véritables strophes de poème que l’on ne résiste pas au plaisir de citer :
« Attention ! » Au moment où le pêcheur pousse ce cri, il sombre dans une inconscience totale. La lumière sur les flots se brise et étincelle de lame en lame.Devenu une pellicule sur la vaste étendue marine, tout rayonnant, désorienté, se sentant simplement berçé,
il flotte…
s’enfonce……
lentement très lentement profond plus profond vers le fond inconnaissable du tréfonds vers le lieu d’où émane une lumière transparente vers l’endroit d’où jaillissent des couleurs indescriptibles qui ne veulent plus rester cachées vers un chœur qui vient frapper son tympan assourdi vers une harmonie lointaine de sons moirés vers la danse circulaire des herbes d’eau vers la fragrance des fleurs d’eau… s’enfonce…
lentement très lentement sans secousse
enveloppé de la lumière des eaux bleu vert porté par le rêve de l’onde en écoutant son souffle nageant avec des nageoires respirant avec des branchies faisant reluire les écailles qui le couvrent laissant flotter sa chevelure comme des herbes marines fendant la chair de l’eau qui le tient contre son sein…..Alors se lève une épaisse brume d’eau blanche plus blanche….. Plongent dans la brume les chevilles les poignets les cuisses la taille la poitrine la tête….. Dégringolade en pédalant dans l’eau….. Tressaillement d’extase qui enveloppe la plénitude et la nudité de son corps…..Mais….. Ah…..
Chute….. Descente
longue longue…..La lumière disparaît l’harmonie disparaît la fragrance disparaît….. Marche sur le fond de la mer s’y égare dans les forêts dans les fentes des pierres et les vallées tombé et abandonné dans un pays de spectres où l’eau glisse silencieusement et où l’on ne perçoit ses mouvements obscurs qu’à travers les courants et la pression….. Un tourbillon d’eau s’élève une colonne d’eau s’érige comme une colonne de pierre le monde noir de l’eau soudain part en folie….. Ce n’est pas le ciel ce n’est pas un abîme ce n’est pas un précipice ce n’est pas une coupure ce n’est pas un intervalle c’est un état encore jamais vécu un quelque chose qui ne ressemble à rien….. Impossible de crier impossible de se débattre. Effroi extrême….. (254-255).
N’ayons pas peur de le répéter, c’est quand les choses tremblent, quand les yeux voient double, quand l’âme se sent vague et ressent un vide impossible à circonscrire que le monde se donne à nous dans cette apparente complétude qui est la seule forme de consistance ou de stabilité qu’il connaisse.
Mais l’être humain, en tout cas ce sujet-ci que nous accompagnons — dont nous nous incorporons l’âme — tout au long d’une année entière, l’être humain connaît des manières plus subtiles et plus poignantes de se découper lui-même pour se piétiner, se mépriser, se plaindre, se caricaturer, quelquefois en utilisant un personnage de rencontre que l’on est tenté de regarder comme une autre figure de double, tel l’ivrogne de Migu (280-281). Il ne s’écoule jamais beaucoup de temps entre deux expériences qui le font douter de son existence, de son droit d’être là, du sens de sa destinée, de la réalité qui l’entoure, de la solidité de sa chair elle-même, là sous sa peau. Or, le doute n’est-il pas un peu la forme psychique de ce que nous appelons l’exil ? Ce manque d’adhésion à soi n’empêche pas notre sujet de reconnaître que les autres (camarades, femmes) peuvent le trahir, mais il inscrit dans son être une espèce de deuil de toute plénitude, un deuil fondamental qui nous fait penser aux philosophies de Kierkegaard et Schopenhauer, aux anti-héros de Kafka.
Même l’activité sexuelle n’apporte pas un total épanouissement (47-49, 218-220, 263-265). Pourtant, puisqu’on parle de sexe, un détail a retenu mon attention et je trouve hautement symbolique la notation que voici. Il s’est abrité du froid et de la pluie dans une auberge. Celle-ci offre, comme on dit par litote en Occident, « tout le confort », et donc la patronne lui a promis de lui envoyer une call-girl. Il attend la visite de cette jeune femme :
Est-ce qu’il ne désirait pas quelque chose de déraisonnable ? Est-ce qu’enfin il pouvait exister une femme sans cicatrice ? Peut-être était-ce lui qui, de sa propre initiative, avait parfois inventé une cicatrice invisible chez les femmes ? La chambre n’avait pas de fenêtre. […] Bruit de quelqu’un qui frappe à la porte. […] Bruit de la porte qui se referme. […]La femme s’est montrée coquette dès son entrée : « Déjà déshabillé ? Vous êtes drôlement pressé ! » […] « Tu as une cicatrice ? – Pourquoi vous allez tout à coup chercher une cicatrice ? J’en ai pas, de toute façon. − Même à l’intérieur de toi ? − Alors, c’est parfait. Couche-toi. Et enlève tous tes vêtements, je paierai un supplément. » […] Lorsqu’il a été sûr qu’elle s’était mise sur le matelas par terre, l’autre coeur qui gardait les yeux fermés a tendu la main brusquement et a empoigné sa chair de femme. (47-48)
Cette étrange « cicatrice » subitement apparue dans les pensées du narrateur, nous la retrouvons presque à la fin du livre, comme si elle pouvait nous fournir une clé — en termes non d’explication rationnelle mais de suggestion esthétique —, à propos d’une entaille au poignet due à une tentative de suicide chez un soldat du contingent (encore un double), ce qui confère un parfum de mort à cette quête mystérieuse*. Selon moi, on peut considérer que la « cicatrice invisible » de la femme est une nouvelle représentation de l’exil dont nous n’avons cessé de parler. Un exil, et cela concorde tout à fait avec le contenu du titre coréen, qui a rapport au temps comme à l’espace. Car le sexe, en tant qu’il permet un contact intime avec les autres, fait partie des lieux du corps qui nous mettent en continuité avec le monde extérieur, où bien entendu le passé et l’avenir existent à l’état latent. Comme les autres orifices, chez l’homme comme chez la femme**, il porte la marque d’un creusement incomblable ou d’une exclusion répétitive. Sartre aurait dit qu’il incarne — entendons à la lettre qu’il manifeste dans la chair — la « néantisation » sans laquelle il n’est pas d’activité de conscience. Dans le cas du corps masculin, cet effacement se constate sur l’axe physiologique de la durée (intermittences de l’érection), chez la femme il se repère dans la dimension anatomique du repli (quasi-invisibilité des organes sexuels primaires). Ce sont là autant de lieux d’émigration et d’immigration.
Ce qui paraît hanter ici le narrateur, au premier abord, c’est moins la perception vague d’une privation oubliée que l’incessante et douloureuse réactivation d’une souffrance. À croire que chaque acte sexuel rouvre une blessure qui ne cesse de se refermer parce que le silence du désir semble la couvrir d’une peau cicatricielle — en somme, une virginité*** susceptible d’être retrouvée. Et une virginité inquiétante, propre à contester la vie elle-même puisque son effraction parle à la fois de déchirure physique et de déchirement psychologique. Comme si, finalement, la sexualité faisait apparaître en pleine clarté, venait sans cesse nous rappeler que l’existence même est une blessure. Qui d’autre que la femme a pour charge de faire circuler secrètement cette sombre vérité ?
Il me semble toutefois que l’on peut greffer là-dessus une autre hypothèse, moins tragique. Entre ses premières et ses dernières mentions, la « cicatrice » fait une réapparition, de nouveau sous le signe de la féminité. Aux alentours de la gare de Cheong-ryang-li, quartier chaud bien connu, une fille des rues aborde le promeneur visiblement désœuvré en attendant son train :
« T’as besoin d’une petite remise en forme, non ? Tu veux pas reprendre du service auprès d’une jeune demoiselle fraîchement débarquée d’hier ? » Comment serait-il possible de faire ça avec une fille dont la cicatrice est encore tellement fraîche ? Passe encore si c’était une fille qui sache cacher sa cicatrice, et qui du coup me permettrait de m’oublier moi-même au moins le temps que je le lui fasse ; et je lui ferais ça cent fois, mille fois, jusqu’à m’user le bout de la queue ! Je serais un vrai chien ! (62)
Cette hypothèse implique que l’on prenne en compte les éclaircissements apportés par Freud à certains mécanismes de notre inconscient. Posons en principe que sur, ou plutôt dans le corps de sa partenaire, notre narrateur recherche avec angoisse une émergence de la bien connue castration œdipienne — la sienne propre conjuguée avec celle de la femme. Dès lors, ce que laisse entendre le passage ci-dessus, c’est que la femme dangereuse est celle qui ne sait pas « cacher sa cicatrice » intérieure, celle qui a l’air de se considérer elle-même comme un être mutilé, amputé ; et que pour l’homme, « s’oublier soi-même » revient à oublier qu’il risque toujours de rencontrer en lui-même une blessure analogue, sous la forme d’une incapacité à « faire ça ». Ainsi, la différence entre les sexes juxtaposerait ici un défaut de l’être et là une défaillance de l’agir. En d’autres termes, selon notre narrateur il faut que la femme reconnaisse clairement la positivité de son sexe et la réalité de son aptitude à jouir (il faut qu’elle ne soit pas « castrée », dirait la psychanalyse) pour que l’homme n’ait plus peur de se heurter en elle à un gouffre criant vengeance et qu’il se sente rassuré quant à sa propre puissance virile. Cette leçon n’est pas aussi désespérée qu’elle semblera l’être dans les dernières pages du roman : notre exilé perçoit son exil, certes, mais avec la conviction qu’il existe quelque part une terre ferme qui est sa patrie.
Quelle que soit la solution retenue, notre « cicatrice invisible » est un symbole riche****, qui méritait que l’on s’y arrête un moment. La lecture avec l’inconscient rachète ce que le constat d’un vide irrémédiable peut avoir de dévastateur. En fait, on sent tout au long du livre que l’auteur se méfie des formules trop brutales, trop tranchées : pour prolonger la métaphore du côté de l’exil politique, disons qu’il n’est pas ultranationaliste au point d’oublier que le bannissement n’est pas la pure et simple élimination par arme à feu.
La prise en compte de phénomènes matériels, événementiels ou psychiques qui comportent une dimension inconsciente me paraît faire partie intégrante de ce que j’aimerais maintenant baptiser la faille exilaire — risquons le néologisme. La reconnaissance de cette réalité du réel et sa mise en œuvre littéraire montrent que Yi In-Seong a un sens aigu de l’omniprésence, de la permanence, de la puissance de suggestion du fantasmatique et donc du fantastique, dans tous les domaines et à tous les niveaux de notre existence quotidienne à nous tous. On peut éprouver d’autres formes de plaisir à lire son premier ouvrage, trouver d’autres raisons de le relire, mais à mes yeux ce regard troublant sur un monde trouble en constitue le charme essentiel.
Oui, ce livre fait chanceler la réalité en même temps qu’il nous aide à mieux percevoir sa fluctuation. Et cela, sans qu’on oublie jamais qu’il est d’abord un roman, c’est-à-dire l’histoire fictive d’un être humain occupé, comme nous tous, à vivre une existence continuellement grignotée, rongée, sapée, ébranlée par les doutes, les petites extases ou les grands vertiges.
Post-scriptum : Tandis que j’achevais la rédaction de ces pages, un hasard heureux m’a permis de passer une journée à Auvers-sur-Oise, petite bourgade des environs de Paris où, comme on sait, Van Gogh a peint ses dernières toiles avant d’y mourir il y a un peu plus d’un siècle. Quand j’ai eu sous les yeux l’église de l’endroit, alors que j’avais en mémoire le souvenir et entre les mains une reproduction du fameux tableau qui la représente, l’idée s’est imposée à moi que la façon dont Yi In-Seong montre par écrit la fondamentale insatisfaction des choses est analogue à celle du peintre, qui donne un frisson d’angoisse et de bonheur mêlés. Et une même formule m’est venue à l’esprit pour qualifier ces deux œuvres : inquiétante transfiguration.
Le tremblement de l’être
* Toutefois, il déplace la question de Dieu vers celle de la foi (voir la deuxième saison) et la question de l’être vers la problématique de la « présence » (sur l’exemple du théâtre, voir la troisième saison).
** J’ignore si Yi In-Seong avait beaucoup fréquenté ces écrivains quand il écrivait ses premiers récits (à part peut-être La Jalousie ?), mais il devait connaître L’étranger de Camus et La Nausée de Sartre, dont le Nouveau Roman est issu.
*** On sait que les quatre short stories rassemblées dans ce roman ont fait d’abord l’objet d’une publication en revue ; seul l’auteur peut dire s’il s’agissait de la prépublication fragmentée d’un ouvrage déjà écrit en entier ou s’il a recueilli après coup et harmonisé des textes écrits indépendamment l’un de l’autre.
**** Pour ne pas attrister mes amis coréens, je ne m’étendrai pas sur la comparaison qui s’impose à l’esprit d’un étranger moins impliqué : la « zone démilitarisée » le long du 38ème parallèle (DMZ), qui à la fois n’existe pas et existe trop, terre morte tremblant de la peur d’imploser et de l’envie de refleurir…
Le double : duplicités, dédoublements, doublures
* Déjà, la datation indiquée par le second titre de la première partie — « printemps 1974 ou hiver 1973 » — est ambiguë : on peut y voir un doute du narrateur sur la fidélité de sa mémoire, mais aussi bien l’idée que cette saison-là était en elle-même incertaine (le service militaire interrompu par la mort du père, comment renouer avec la mère et les amis en rentrant ?)
** C’est le cas du bien connu « complexe d’œdipe » et des fantasmes que Freud nomme « originaires » parce qu’ils sont la réactivation de situations infantiles traumatisantes (naissance, découverte de la sexualité).
*** En français, d’ailleurs, ce nom sonne comme « (tu) émeus » et « (il) émeut », du verbe émouvoir… Le présent commentaire explique pourquoi la traductrice et moi-même avons jugé nécessaire d’ajouter une note indiquant la proximité signifiante entre le nom « émeu » et l’appellatif « émi ».
**** Une imprécision qui est, notons-le, au cœur de notre fonctionnement psychique : il est très fréquent, même en dehors des moments d’ivresse ou lorsqu’on émerge du sommeil ou qu’on sort d’une rêverie, que l’on ne sache pas exactement où l’on est, ni ce qu’on avait décidé de faire, ni la raison pour laquelle on est venu en ce lieu, etc.
***** Les lecteurs coréens ont l’avantage sur les lecteurs francophones de connaître leur pays et leur capitale et ils devinent donc plus tôt qu’eux de quoi il retourne. C’est pourquoi dans la traduction nous avons essayé de compenser ce désavantage en fournissant systématiquement un renseignement que ne donne pas l’original, à savoir la différence européenne entre les « (auto)cars » qui roulent sur les routes entre les villes et les « (auto)bus » qui suivent des parcours réguliers dans les grandes agglomérations — là où le coréen, comme l’anglais d’Amérique, ne dispose que de « bus » (baseu).
****** Ce procédé du stream of consciousness inventé par édouard Dujardin (Les Lauriers sont coupés, 1887) a été magistralement utilisé par Joyce dans Ulysse : c’est probablement là que Yi In-Seong l’a rencontré.
La réalité : un fantastique ordinaire
* Citons : « […] on affronte la mort dès qu’on a jeté un regard sur la déchirure de la plaie. […] la blessure est une opération magique qui réunit la vie et la mort. Et la cicatrice, en tant que trace de cette opération magique, est ce qui lui permet de continuer à exister dans le présent […qui est] l’endroit où le cours direct du temps vient s’engloutir pour ressurgir en tourbillon. Tant et si bien que l’on commence à vivre une autre vie grâce à la cicatrice. » (298-299). À noter que j’ai dû ôter de cette citation une longue et somptueuse comparaison qui mériterait d’être revisitée…
** Car la notion d’orifice, quand on parle du corps des mammifères, désigne moins un trou qu’un endroit où la peau se fait muqueuse, donc un lieu d’échanges et de communication avec autrui et le monde ; dès lors, les yeux et le membre viril sont des orifices tout comme la bouche, les oreilles, le nez, l’anus et le sexe de la femme.
*** Il n’y a pas de hasard : une statue de la « Vierge Marie » a été mise en scène dans la même page où se trouve la citation que nous analyserons sous peu. Cette remarque s’impose car si pour tout Français l’association entre « virginité » et « Vierge » est évidente, le lecteur coréen doit savoir que chez les Chrétiens la mère du Fils de Dieu est supposée l’avoir enfanté sans avoir été déflorée par un sexe d’homme.
**** Par exemple, le commentaire du narrateur sur la formule de la jeune prostituée citée il y a un instant, qui se disait « fraîchement débarquée », évoquant « une fille dont la cicatrice est encore tellement fraîche » pourrait donner à penser que la cicatrice en question est celle de la naissance comme séparation d’avec le corps maternel, à la fois physiquement (la cicatrice qu’est le nombril) et psychiquement (l’enfant se sentant amputé de sa mère et ressentant que celle-ci est amputée de lui-même) — lecture qui rejoint et redouble celle que nous venons de faire, appuyée sur la castration au sens étroitement génital du terme.
SAISONS D’EXIL
DE YI IN-SEONG
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean BELLEMIN-NÖEL
Decrescenzo Éditeurs, 318 pages, 17 €.
* Ce livre a bénéficié d’une première édition chez L’Harmattan, collection « Lettres coréennes » en 2004. La traduction a été entièrement revue, par la même équipe, à l’occasion de la présente republication.
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