D’après mon expérience, il existe deux sortes principales de romanciers. Il y a ceux qui élargissent notre univers, qui nous présentent un monde plus vaste, qui nous font voir plus de choses que celles auxquelles nous avons ordinairement accès. Ce sont en quelque sorte des historiens, des géographes, des sociologues, des journalistes, voire des encyclopédistes qui utilisent la fiction pour augmenter notre connaissance du réel. Nous avons en France deux magnifiques prototypes connus dans le monde entier, Alexandre Dumas et Jules Verne ; en plus, j’ai eu l’occasion de cotraduire un ouvrage coréen exemplaire, un livre de Lee Hyeon-su consacré aux gisaengs (Au Lotus d’or, chez Decrescenzo, 2015). Ces romanciers-là, je les nommerais volontiers les romanciers explorateurs.
Et puis il y a ceux qui modifient notre regard sur ce que nous croyons déjà connaître. Ceux qui nous apprennent à voir le monde autrement : de biais, en surplomb, par en dessous, par-derrière. Ceux qui n’apportent pas des réponses, mais qui suscitent des questions. Ceux qui n’augmentent pas directement notre savoir, mais qui nous incitent à jeter sur le réel un regard différent, émerveillé ou soupçonneux. Ceux-là, j’aimerais les appeler les romanciers artistes ; ou même les romanciers poètes.
Sans aucun doute dans mon esprit, Choi Jae-hoon et Kim Kyung-uk appartiennent à cette seconde catégorie. Et pour bien souligner la part de créateur qu’il y a en chacun d’eux — « créateur » se disait en grec ancien « poiétès », dont nous est venu notre « poète » —, je préciserai simplement ceci : si Choi Jae-hoon avait consacré son talent et sa vie à un art autre que la littérature romanesque, il aurait été architecte, tandis que Kim Kyung-uk aurait pu devenir un éminent dessinateur.
Ce qui à mes yeux caractérise l’art, le style, la vision du monde de Choi Jae-hoon, c’est le goût de la construction. Il a le sens de l’espace. Son univers est feuilleté. Il y a toujours pour lui une face de la réalité qui cache une autre face sur laquelle elle est appliquée. Avec lui, on imagine aisément qu’un personnage sort de l’écran de la télévision et vient s’asseoir près de nous pour bavarder ; c’est son côté que j’appellerais « surréaliste ». Et cette attitude est étroitement liée à son goût du paradoxe : quelqu’un qui cultive le paradoxe arrache la feuille d’évidence qui recouvre une certaine réalité de façon à faire apparaître, à rendre visible la feuille sous-jacente, jugée par principe plus révélatrice.
Si on mêle la vision surréelle et le désir du paradoxe, on obtient l’artiste-détective Sherlock Holmes en train d’effectuer l’enquête la plus géniale de toute sa vie, comme s’il était seul à pouvoir la mener, celle qui doit conduire à la découverte de l’assassin de Sir Arthur Conan Doyle, l’écrivain sans lequel lui-même n’existerait pas. Quelle idée magistrale ! Ou alors, on reprend la célèbre histoire du médecin-biologiste Viktor Frankenstein telle que nous la connaissons grâce aux lettres adressées à sa sœur par le commandant Walton qui l’a sauvé de la banquise : en lisant de près cette correspondance, on découvre que le monstre n’a jamais existé ailleurs que dans l’imagination du marin, ce monstre que nous identifions si mal que nous lui donnons en général le nom de son créateur alors qu’il n’a jamais eu de nom. Et même, pour pimenter cette quasi-légende joliment rectifiée, le romancier n’hésite pas à ajouter une plaisanterie très britannique consistant à téléphoner à Mary Shelley, l’auteure du récit dans les années 1815, pour la consulter sur tel ou tel détail révélateur.
Mais traiter l’espace comme une série de couches superposées ne suffit pas à expliquer pourquoi j’ai parlé tout à l’heure du talent d’architecte de Choi Jae-hoon. Il faut aussi admirer la façon dont il a construit son livre Le Château du Baron de Quirval. Et là entrent en jeu deux phénomènes notables. Le premier est celui qui a donné au conteur l’idée de transformer en un roman ce qui ressemblait encore, quelques pages avant la fin, à un recueil de nouvelles. Après sept histoires — dont nous n’avons évoqué que les deux plus frappantes — se présente une huitième, au cours de laquelle les héros des précédentes interviennent par un biais représentatif de leur personnalité, ce qui permet au livre de revenir à son début, c’est-à-dire aux exploits du Baron de Quirval, personnage central du premier récit. Alors que, bien entendu, le lecteur n’avait plus entendu parler de ce personnage depuis son premier contact avec lui. En quelque sorte, l’histoire se boucle sur elle-même et on peut la considérer d’un autre œil. On peut en particulier prendre une conscience accrue de l’intérêt que l’écrivain porte aux étrangetés de la vie psychique. À différents titres et à différents degrés, tous les personnages que l’on rencontre dans ces histoires sont en porte-à-faux avec la réalité. Lorsqu’ils ne sont pas pervers ou psychotiques, ils appartiennent à un monde déphasé : si les sorcières du cinquième récit ne sont pas à proprement parler folles, malgré leurs croyances échevelées, ce sont sans aucun doute ceux qui les ont pouruivies, torturées et condamnées qui avaient la cervelle passablement dérangée.
Et c’est dans ce contexte que le second phénomène dont je parlais prend tout son sens : la toute première nouvelle est construite de telle façon qu’il soit extrêmement difficile d’en reconstituer l’argument. Résumé de manière sommaire, il s’agit d’ajouter l’anthropophagie aux activités criminelles du fameux Gilles de Rais, ancien maréchal de camp de Jeanne d’Arc tombé dans ce qu’on appelle aujourd’hui la pédophilie, cent fois mis en procès et modèle vraisemblable du conte Barbe-bleue. Voici donc douze micro-récits, d’écriture et d’origine fort différentes, qui s’enchaînent à travers le remake japonais d’un film hollywoodien pour établir le scénario de ces crimes barbares et le faire remonter à sa première affabulation proprement légendaire. On ne sait plus si l’on peut accorder quelque crédit à ce que nous présentent dans un savant désordre l’Histoire, le folklore, les fictions romanesques modernes, les transpositions médiatiques actuelles, les interprétations politiques et même les cours d’université. C’est tout le tissu narratif qui se trouve ainsi décousu et même déchiqueté. Au bout du compte, c’est la narrativité elle-même qui est proprement contestée, sinon détruite. C’est notre culte du récit et presque notre façon de penser qui se trouvent mis en cause. À ce point de perfection, détruire est le comble de l’art de construire —, on n’est pas loin de la technique du patchwork chère au docteur Frankenstein lorsqu’il est supposé pour donner vie à son « monstre » coudre ensemble des morceaux de divers cadavres soigneusement prédécoupés !
On l’aura sans doute remarqué sans que je le souligne, mais il y a un dernier trait à ajouter à ce trop rapide portrait de l’écrivain Choi Jae-hoon : sa remarquable connaissance des littératures occidentales liée à une solide imprégnation de notre culture contemporaine dans des domaines aussi variés que la sorcellerie, la psychiatrie, la criminologie et… la critique littéraire. Car il faut être un grand et fin lecteur pour créer un roman comme celui que j’ai grand plaisir à « franciser » en compagnie de Choe Ae-young.
Je suis heureux d’avoir aujourd’hui l’occasion de renouveler publiquement mon admiration, que j’avais déjà exprimée dans la postface du volume.
Présenter Kim Kyung-uk, ou plutôt esquisser la présentation de Comme dans un conte, illustre parfaitement la différence entre un travail d’exploration et un travail d’artiste. en effet, une fois en possession d’une intrigue magnifique — un couple qui se marie trois fois en divorçant deux fois —, l’auteur aurait tout à fait pu raconter cette histoire d’un seul tenant, tout à la suite et comme un document illustrant certaines bizarreries pittoresques de la vie moderne. Nous aurions, en somme, pris connaissance d’une information, nous aurions enregistré une curiosité.
Cela n’a pas été son choix de créateur. J’ai dit tout à l’heure que Kim Kyung-uk aurait pu devenir un artiste du dessin ; sans doute ai-je été influencé par le fait que son héroïne découvre finalement sa voie et son autonomie en devenant une dessinatrice qui se consacre à illustrer des contes pour enfants. Par un admirable effet de rétroaction, cette vocation du personnage a fait retour sur le projet narratif du romancier qui, comme l’indique le titre de son livre, nous raconte cette histoire de mariages successifs « comme si elle avait lieu dans un conte ». Et ce conte, il l’a d’abord écrit. Ou plus exactement, il a écrit pour nous deux contes du genre « Il était une fois… », deux contes jumeaux — un au féminin, l’autre au masculin —, qu’il nous donne à lire en commençant son récit. Comme son héroïne est une jeune femme portée au sentimentalisme et dotée d’une grande sensibilité, elle est présentée comme La Princesse puis la Reine des Larmes, tandis que le héros, un garçon plutôt timide et anxieux, devient Le Prince puis le Roi du Silence.
À partir de là, tout était une question de tonalité de l’écriture. Il fallait réussir à faire vivre un couple vraisemblable appartenant à notre monde d’aujourd’hui, des personnages dont la psychologie et la vie quotidienne évoluent constamment, depuis la naïveté de l’adolescence jusqu’aux métamorphoses complexes de l’âge mûr. « évoluer » est ici un mot clé, car tout l’art du récit a consisté à faire se transformer peu à peu les jeunes fiancés, à travers leurs trois mariages et leurs deux divorces, jusqu’à une stabilité durement conquise. Il fallait trouver le moyen d’assurer une gradation, une progression continue aussi bien dans la consolidation que dans la dégradation des relations conjugales. Cela exigeait une évocation minutieuse, sans toutefois que l’on quitte le ton du récit élémentaire — disons, pour rester dans notre comparaison : sans passer du dessin à la peinture. Le tour de force de ce narrateur consiste à fournir au lecteur seulement avec des lignes une somme d’informations équivalente à celle que lui donnerait une copie quasi photographique de la réalité. Et là, on est dans la problématique de l’écriture.
La difficulté qu’avait à résoudre Choi Jae-hoon dans Le Château du Baron de Quirval était de nous faire croire le plus longtemps possible que nous étions chaque fois dans des récits au « premier degré », alors que finalement nous étions dans des récits au « second degré ». Ce que disait la lettre du texte avait l’air vrai alors que tout était faux, falsifié à notre insu dès le début —, pas besoin de réfléchir longtemps pour réaliser qu’il est impossible que Sherlock Holmes survive à la disparition de Conan Doyle. Le problème qui s’est posé à Kim Kyung-uk est symétriquement inverse : il doit nous assurer que nous sommes en permanence dans une réalité instable, inaboutie, si l’on veut, alors que dans les faits nous ne quittons jamais le niveau conservé de « l’enfantin ». Là-bas, la surface paraissait solide, mais en fait elle était détruite par l’écriture ; ici, la surface est en crise, mais l’en-dessous est solide, il se maintient. Les événements vécus devant nous par les deux héros semblent être ceux de la vie quotidienne alors que c’est toujours, à peine déguisée, la suite des aventures de la Reine des Larmes et du Roi du Silence. Ce qui paraît invraisemblable ne cesse pas d’être la vérité.
Les deux écrivains disposaient pour se tirer d’affaire d’une première ressource : l’humour. Les histoires à demi fantastiques de Choi Jae-hoon sont racontées avec un sourire en coin, sans que pour autant l’auteur ait l’air de se moquer de ses lecteurs. Les histoires ultra-réalistes de Kim Kyung-uk doivent, elles, nous être contées apparemment sans le moindre humour ; il faut par principe que nous soyons mis dans la condition des enfants qui croient tout ce qu’on leur dit : le sens de l’humour, comme chacun sait, s’acquiert au moment où l’on cesse de « croire au Père Noël ». Entendons-nous bien : je parle ici de l’humour qui accompagne notre réception du récit — et qui donc a été mobilisé par l’écrivain lors de sa rédaction, cela va de soi —, car les événements des fictions et les réactions des héros peuvent comporter, comme dans notre réalité quotidienne, des moments drôles, des attitudes ridicules, etc. En somme, on rit de ce qui arrive aux personnages, mais on ne rit pas vraiment avec eux, de manière complice, car par nature ils n’ont pas beaucoup le sens du ridicule. Tous les efforts qu’ils font pour interpréter ce qui leur arrive échouent, ils le vivent, encore une fois, « au premier degré ».
Kim Kyung-uk n’a donc pas eu la facilité de rester à distance des personnages qu’il mettait en scène. En compensation, l’expérience de la vie dont il les a dotés est particulièrement large. On les suit partout, dans tous les compartiments de leur existence : au bureau et à la maison, à la cuisine et dans la chambre à coucher, avec leurs amis et collègues, dans leurs aventures sentimentales extra-conjugales, chez leur médecin, et surtout au milieu de leurs familles respectives, avec tout ce que cela offre comme occasions de présenter d’une part une instructive sociologie des classes, des générations et des usages, d’autre part la psychologie approfondie des rapports entre enfants et parents… On apprécie au passage la façon dont un père cuisinier professionnel se fait une idée de son futur gendre en observant la manière dont il décortique un poulet jusqu’à en sucer les os, ou bien l’on se demande quelle réalité thérapeutique peut bien se cacher derrière les soupes ou décoctions de grenouilles qui, selon un remède de grand-mère allégué ici, sont supposées rendre des forces au père vieillissant du protagoniste ; d’autant que ce sont elles, ces grenouilles, qui envoient l’épouse consulter une psychanalyste…
Ces grenouilles présentent un autre avantage, celui de nous faire toucher du doigt la subtilité de l’écriture poétique de Kim Kyung-uk. « Poétique » en ce sens qu’elle suscite des rapprochements peu visibles, mais dont l’inconscient du lecteur tire sans doute un réel profit. Puisque je viens d’évoquer les grenouilles que nous met sous le nez la réalité en quelque sorte médicale de la fiction, je prendrai pour exemple le large réseau métaphorique que distribue tout le long du récit le surnom de « Prince Grenouille » dont est affublé le héros. Cela remonte à avant son mariage. Sa future épouse l’a rencontré dans un groupe de choristes ou de chanteurs de leur université, groupe où lui-même n’allait que pour les beaux yeux de celle qui l’a ébloui car il chante affreusement faux. Sa voix et son allure ont attiré l’attention des amis et de la belle de telle sorte qu’il est devenu pour tout ce petit milieu « le Prince Grenouille » ; il l’est aussi dans le cœur de sa femme, aussi bien quand elle lui en veut que quand elle s’attendrit. Dans ces conditions, quand les marmites de grenouilles destinées au beau-père soulèvent le cœur de la dame en lui faisant croire qu’elle est enceinte et quand sa psychiatre lui fait légitimement comprendre que ces perturbations proviennent d’un profond refus d’enfant qui se travestit en désir de maternité, tout un travail de l’inconscient se met en place. Cette subtile coloration du style devient à coup sûr un des charmes de notre lecture.
Je n’abuserai pas de la situation en posant à l’auteur ici présent la question de savoir s’il a calculé tout cela consciemment ou si c’est le génie de son écriture qui l’a inventé sans qu’il s’en aperçoive ; je ne poserai pas la question parce que je crois connaître la réponse et que celle-ci est : oui, Kim Kyung-uk est tout à fait au courant des phénomènes que recouvre le terme d’inconscient. Je le sais parce que le hasard veut que Choe Ae-young et moi ayons eu l’occasion de traduire une de ses nouvelles, intitulée « Dangereuse lecture », dans laquelle on voit un libraire-psychanalyste soigner les névroses en faisant lire à ses patients des romans dont le contenu évoque de plus en plus nettement le problème qui les met à la torture, de telle sorte qu’ils prennent peu à peu conscience de ce dont ils souffrent et parfois s’engagent sur le chemin de la guérison …
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, d’observer une chose. Au cours des deux contes rapportés au tout début de Comme dans un conte, il y a un personnage aux pouvoirs surnaturels, une sorte de super-fée, qui intervient pour inviter ici la Princesse et là le Prince à rencontrer leur homologue du conte jumeau afin de sortir qui des larmes, qui du silence : cette « marraine », comme on dit en Occident, est nommée chaque fois « la Grenouille errante » —, on ne peut pas comprendre pourquoi à la première lecture. Par ailleurs, à la fin du livre, l’ancienne Reine des Larmes retrouve un état psychologique solide et optimiste en inventant, c’est-à-dire en tirant de son inconscient, des contes pour enfants qu’elle illustre grâce à ses talents de dessinatrice : rien n’interdit de supposer que le sujet de certaines de ses inventions met en scène… des grenouilles !
Voilà ce que j’avais à dire ; là encore, j’ai eu beaucoup de plaisir à exprimer oralement mon admiration à Kim Kyung-uk et je remercie du fond du cœur ceux qui m’ont donné l’occasion de le faire ici ce soir.
Texte prononcé le mardi 3 novembre 2015 à L’INALCO à l’occasion du festival «Regards sur la Corée : rencontre littéraire avec les écrivains Choi Jae-hoon et Kim Kyung-uk». En partenariat avec le Centre Culturel Coréen et l’Université Paris-Dauphine.
1 commentaire