Étrange cette chose-là
que le patron de la boutique appelle souvent littérature
– Le troc équitable (109)
Précédemment découverte par extraits dans la revue Po&sie numéro spécial Corée (2012) et plus récemment dans la revue MEET Séoul/Port-au-Prince (2015), Jin Eun-young nous présente son premier recueil de poèmes à être traduit en français. Comme la collection poétique des éditions Bruno Doucey nous y a habitué dans ses précédents recueils coréens, les poèmes présentés sont des sélections de textes issus de plusieurs recueils et classés par ordre chronologique. On notera pour ce volume une courte préface de la poète et une postface de Claude Mouchard. Et, innovation qui comblera à coup sûr tous les lecteurs coréanophiles et coréanisants : le recueil est bilingue. Tous les poèmes sont présentés en version originale sur la page de gauche et en traduction française sur la page de droite.
Née en 1970, Jin Eun-young est spécialiste de philosophie et de littérature coréenne. Ses poèmes sont à l’image du titre du recueil, repris d’un vers. Des flocons de neige rouge. D’emblée le ton est donné. Pas de contemplation de la nature dans les vers qui vont suivre, mais de la violence et de la spontanéité, des images fortes, qui ne sont pas sans rappeler les textes de Kim Hye-soon dans son recueil « Un verre de miroir rouge ».
J’écris des poèmes
Car il est plus important de me servir de mes doigts que de ma tête. Mes doigts vont s’étirer au plus loin de mon corps. Regarde l’arbre. Pareille aux branches qui se trouvent au plus loin du tronc, je touche les souffles de la nuit calme, le bruit de l’eau qui coule, l’ardeur d’un autre arbre qui brûle.
– Poème des longs doigts (43)
Lorsqu’elle nous parle de sa pratique de l’écriture dans un poème, Jin Eun-young explique que ses mains sont plus importantes que sa tête, c’est-à-dire que l’acte d’écriture qui se fait par l’outil « doigts » est plus important que la pensée et la réflexion qui se fait par l’outil « tête ». La métaphysique et la contemplation font place à une poésie physique et ponctuée d’images et d’objets concrets. La poésie permet ainsi de faire l’expérience des choses qui nous entourent, des choses telles qu’elles sont, dans toute leur bizarrerie. Ainsi la description surprenante que la poète fait d’elle-même dans son poème intitulé « Je suis » :
Épinards trop blanchis, bâtonnet de bonbon à peine sucé et jeté, je suis une maison enroulée dans les anneaux du ténia, ciseaux cassés, station-service où l’on vend du pétrole frelaté, écailles du poisson éparpillées sur la planche, compas qui ne cesse de tourner, je suis une voleuse de fruits pourris, sommeil qui tarde beaucoup à venir, main mouillée introduite dans le sac de farine, béquille brisée d’un unijambiste, embouchure d’un ballon de baudruche jaune qui, un jour, s’est trouvé déchirée dans la bouche de quelqu’un qui avait trop soufflé
– Je suis (63)
Dans sa tentative de se représenter et de se comprendre elle-même, l’auteur utilise une multitude d’images éparses juxtaposées les unes à la suite des autres. Cette longue liste qui semble aller dans tous les sens et n’avoir pas de fin (on remarquera que le point final est absent) donne l’impression d’un individu en perdition et qui tourne en rond, comme le compas apparu en plein cœur des lignes précédentes. C’est une atmosphère étrange qui s’installe alors, oppressante par un échec constant en suspension au-dessus de nous, mais non étouffante puisque le mouvement – quoique vain – est encore possible. Et c’est là le génie poétique de Jin Eun-young : donner du mouvement à la torpeur et à l’anéantissement qui pourrait surgir de la désillusion de l’auteur sur le monde qui l’entoure. Les images poétiques ne cherchent pas à imaginer et représenter un espoir de quelque chose de meilleur, elles mettent en scène le réel dans ses aspects les plus immédiats.
Ceux qui sont chassés par le prêtre
encombrent les rues
Les boulevards sont animés par des ambulances et des voitures de pompiers
Le train avec ses plusieurs centaines de passagers à bord
a failli se jeter dans un fleuve
– En classe (15)
Comme si le monde allait à l’envers ou comme s’il fallait le faire aller dans l’autre sens pour qu’enfin le mouvement – et donc la vie – existe et se fasse sentir. Et l’environnement n’est pas le seul à être touché par cette mise en mouvement pour le moins inattendue. L’homme n’est pas en reste. Le « nous » qui englobe à la fois la poète et le lecteur en est le parfait exemple.
Nous avons réfléchi trop longtemps
pour dire ce qui est faux
Nous agitons du noir à l’intérieur d’une boîte en ébène sans clé
– Nous, tous les jours (59)
Les vers de Jin Eun-young résonnent comme un appel à une prise de conscience aussi violente qu’immédiate du quotidien qui est le sien – et qui est le nôtre, à nous, lecteurs français autant que coréens. Cet entourage décrit comme une boîte en ébène sans clé dans laquelle l’homme tourne en rond prend une dimension différente si on le lit en parallèle au texte intitulé « Nés dans les années 70 », qui met en scène la désillusion de toute une génération de Coréens en prise avec l’existence. Alors comment trouver la clé manquante – ou la clé absente – de cette société-boîte qui enferme les individus ? C’est précisément ce que semble chercher la poète dans son écriture.
Papier
Stylo
Questions
Divinité désarmée
Impuissance honteuse
– Propos inutiles (91)
C’est face à l’impuissance et l’anéantissement qui stagnent en arrière-plan des textes de Jin Eun-young que l’on parvient à comprendre toute la puissance des images mises en mouvement par les mots. Ainsi va la lecture de ce petit recueil, au fil de l’errance de celle qui peine à se définir dans sa préface, perdue quelque part entre Orient et Occident.
Moi
Moi
Moi
Moi
Je suis un flocon de neige tombé sur un chantier de construction
L’unique chose que j’aie accomplie, c’était de m’évaporer.
– Un jour de neige (39)
DES FLOCONS DE NEIGE ROUGE
DE JIN EUN-YOUNG
Traduit du coréen par KIM Hyun-ja, postface de Claude MOUCHARD.
Éditions Bruno Doucey, 128 pages , 15€
1 commentaire