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Vous êtes né en 1957 à Calais et je lis que vous vous êtes destiné avant d’entreprendre votre chemin artistique, à une carrière dans la marine marchande. Nous reviendrons, progressivement sur vos engagements mais je souhaiterai introduire, dans ces lignes de préambule qui nous mènent vers un entretien, son objet. Le texte et les images que vous proposez dans ces pages sont une expérience multipliée de voyage. Un voyage vers la Corée du Sud, voyage que vous avez réalisé durant l’été 2014. Dans un premier temps, pouvons-nous nous déplacer vers un lieu, votre ville port de naissance dont le paysage s’est modifié, notamment depuis la création d’une jungle de migrants, bloqués en partance pour l’Angleterre et qui est également le premier port français de passagers.
Minces ou lourdes brumes ; eaux salées immenses et plates, le large où les limites s’évanouissent, l’iode au bord des oreilles, lumières tranchantes, ce qui fut mon arché-paysage est toujours là ! Les liens de ce Nord avec la dureté de la misère et l’exploitation des corps est une histoire longue, une histoire qui semble se renverser vers certains extrêmes. Là maintenant proche d’un tunnel issu en ligne droite de la techno-économie libérale se greffe une nouvelle misère des Suds, espérant le droit de vivre en paix. Une croyance, un espoir, des mirages débordants tout. Calais est en fait encore bien loin de Paris ou de Bruxelles ! Brumes épaisses. Mon père est passé par la Royale puis fut un temps officier machine sur les paquebots. Pour moi, le début d’expérience dans la marine marchande fut presque une décision de justice ; quitter le territoire français vers les années 1974-75. Ce fut alors l’expérience d’une dilatation du temps, du rapport de la taille humaine dans un cosmos en mouvements, la soumission obligatoire à la force physique des houles, l’attrait des quais, puis apprendre à se repérer dans un océan à l’aide d’instruments ou grâce à l’intuition. Un rite de passage cargo. Grâce à ce bagage de sentiment océanique je visualise au plus près certains écrits de Joseph Conrad, ses positions directes et moqueuses où il compare la coque du Titanic au flanc d’une boite de biscuits ! Et je ne suis pas étonné qu’Hubert Selby Jr subvertissant les règles élémentaires de grammaire, celles du puritanisme américain, soit passé par une formation maritime. Il y à ceux qui aiment le souffle des vents salés même à terre.
Votre trajectoire chemine après des études artistiques par le médium de la peinture, médium que vous avez laissé depuis sur la piste. Pouvez- vous revenir sur l’origine de votre pratique de peintre et les gisements qui l’animaient ?
J’ai oublié… Peut-être goûter à nouveau dans un endroit terrien aux rapports solitude et cosmos, l’atelier après l’expérience maritime. Là après des années, après des expositions ou des tentatives sans suites, j’ai intuitivement radicalisé mes fortes distances vis à vis du climat “floripourrissant” de la spéculation des objets artistiques. Je ne vois plus de sens à ces pratiques courtisanes.
Oublier est parfois salutaire ! En revanche, d’après ce que je découvre au fur et à mesure, il semblerait que vous ayez convoqué dans vos interrogations actuelles des questionnements plastiques à travers l’image et l’écriture, qui se tissent de fils anthropologiques, poétiques et politiques. Ces questionnements font peut-être appel pour parties à des histoires anciennes ?
Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont fait désirer ce projet de voyage ?
Un voyage comme une étape, un ailleurs pour être à nouveau en terrain de non-savoir. Via ma pratique de la peinture, ce que je n’ai pas oublié c’est la profonde distinction entre reproduction et invention. Parfois les frontières sont minces, mais la distinction est grande entre être un spéculateur, un auto-spéculateur, un petit joueur, ou être un auteur. L’invention exige une perte radicale de repères, un abandon. Je tente de trouver une autre position éthique, une vivacité de la sensation en délaissant la pratique picturale. Bye bye les ritournelles …
Au départ de ce voyage je me suis laissé guider par un événement de l’actualité, un naufrage, un naufrage calme sans tempêtes, sans tumultes, sans sublime. Celui du ferry le Sewol au large des côtes de l’île de Jindo, vers la pointe Est de la Corée du Sud. En suivant les actualités, j’ai été immédiatement stupéfié par la terrible obéissance d’adolescents aux ordres de la capitainerie dans un navire en train de chavirer, de leur possible perte de rapport au réel ou d’instinct de survie, de l’abandon de l’intuition vitale vis à vis de l’ordre. Un choc de silence dans un paysage flottant de gris, dans une aube blanche sans temps précis. Je fus à la fois effrayé, ému, secoué même à des milliers de kilomètres de distance. Touché.
Touché par quoi ? Je ne sais encore. Je fus aimanté. J’ai donc organisé un voyage de manière décalée, un voyage à froid au plus près de l’endroit physique du naufrage. Un premier voyage en Corée du Sud comme une enquête intérieure dans un paysage inconnu. Bien sûr avec des questionnements sur ce qui fait image, comment les images se forment dans la force d’un paysage. Il est vrai que par le passé, dans ma période picturale, je me suis passionné pour les dispositifs inventés par Géricault pour construire l’image du naufrage de la Méduse, Le radeau. Un ciel du Havre pour les côtes du Sénégal, une composition calquée sur une déposition de Christ pour des hommes étant passés par le cannibalisme pour survivre, un radeau comme un plateau de scène politique. Mais là, non loin de Jindo pas de radeau! Des restes d’images fantômes sur portable ! Un incroyable mélanges de niveaux politiques !
Tendance coquillages prenez et mangez ! Des corps sans paroles ! Une certaine explosion de la banalité contemporaine dans une catastrophe !
Je ne savais en rien que la géostratégie militaire de la mer Jaune se mélangerait aux rythmes du “Kut” de la poésie chamanique coréenne, qu’une ambiance de deuil national rejoindrait l’opportunisme de la politique patrimoniale culturelle française. Qu’une certaine fange de fonds nauséabonds remonterait à la surface et encerclerait ce naufrage. Presque sans craintes, je risque une autre navigation dans ces flux.
Je perçois mieux votre cristallisation plastique et textuelle. Vous documentez cette expérience qui advient, par différentes sources. Certains documents resteront à la surface des pages, visibles comme un plancton pixellisé. Qu’est-ce qui alimente vos recherches ? Le cinéma coréen par exemple ?
Au moment du naufrage du Sewol j’ai découvert tardivement les films de Kim Ki-duk, notamment un film non distribué en salles Arirang, un film à petit budget. Kim Ki-duk s’y auto filme dans une sorte d’introspection dépressive. Il filme le naufrage temporaire de son masque de cinéaste et se joue parfois avec complaisance de ses différents rôles. Un film inclassable, hanté par la mort, entre journal intime et dispositif auto-thérapeutique. Mais depuis j’ai découvert que le travail de Kim Ki-duk devait énormément au travail de Kim Ki-young son aîné. Je n’ai jamais vu dans son cinéma une telle alliance de la violence des sentiments humains s’accordant, s’opposant aux forces chamaniques ou occultes, une articulation étrange entre néoréalisme et une mystique poétique, si coréenne.
Son film Iodo est comme un phare, un amer dans ma navigation écrite. Une ode à ce qui dépasse les êtres, à ce qui transcende l’humain. C’est aussi la marque de la relation millénaire de la Corée avec la mer et la persistance forte du “Han” au présent, le blues-spleen coréen.
Quelles formes envisagez-vous maintenant pour matérialiser cette aimantation ?
Je ne me donne pas de ligne. Ce qui est sûr c’est mon aimantation pour les formes impures. J’accorde une même importance à une somme de morceaux épars : notes, livres anciens, polaroids, image de revues déchirées dans des hôtels, informations sur le net, recueils de poésie, objets glanés dans un bazar, coquillages… J’ai quelques disques vinyles de musique coréenne chamanique, j’entends, je regarde les pochettes. Tout est porteur. Avec ce matériel je tente d’abolir la forme conclusive idéale. Ces débris, ces éclats sont une réappropriation et une relecture de faits réels, de rencontres. Je pose des associations entre différentes formes, en un sens je construis des formes synoptiques, des ensembles liés au voyant. Ces objets impermanents sont activés pour échapper aux injonctions de la création à flux tendu, genre “tu arrêtes, tu es mort !” Ces ensembles de positions sont malléables afin de rythmer un autre réel, un temps de l’écrit.
Je m’entoure de mes propres grigris; pour faire surgir de l’impensé, pour voir la présence de l’évidence, pour surprendre de l’inattendu. Des talismans pour ne pas hésiter à plonger dans la houle de l’écriture. J’ai réalisé mon voyage en Corée, accompagné d’un poisson en zinc d’une longueur totale de 65 cm. Il porte le nom de “Ferry”. Maintenant il a gagné quelques points de rouille d’eau de mer. Une fois en fin d’après-midi alors que j’arrangeais une photo avec “Ferry” près d’un musée océanographique sur une île, le directeur intrigué en me voyant avec l’objet eu une réaction vive ; il a insisté pour me rouvrir son musée, peu importait la langue ou l’heure. Les poissons, même en métal émettent un langage. Tout comme le ferry Sewol infuse et diffuse.
Interview réalisée par Frédéric KOHDJA. Initialement parue dans la revue Hippocampe.
Bruno Carbonnet est né en 1957, S.E.W.O.L est son premier texte d’écrivain. Il a pratiqué la peinture, la photographie, la vidéographie. Son travail a été présenté lors des biennales de Paris 1980 et Sào Paulo 1987. Suite à une importante exposition au Carré d’art de Nîmes en 2001, il remet progressivement en question ses rapports au milieu de l’art contemporain. En 2010, il débute de nouvelles recherches dans le champ de le poésie et de la lecture performée, présentations à Arles chez Analogues en 2011, et à l’Armory Show de New-York en 2012, Galerie Hervé Bize. Il est professeur à l’ ENSBA de Lyon, ville où il vit.
Image : © Bruno Carbonnet.