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EN CORÉE

Yoon-sun PARK se lance dans l'écriture d'un journal où se croisent ses souvenirs en Corée du Sud, son installation et sa vie en France.

Le dernier album de Yoon-sun Park, intitulé En Corée, marque sans doute un tournant dans l’œuvre de l’auteure coréenne. Aux antipodes de la drôlerie légère de ses précédents albums (entre autres L’aventure de l’homme-chien et Le Jardin de Mimi), la bédéiste nous livre un récit autobiographique aux accents souvent tragiques, ponctué ici et là de quelques touches d’humour. La thématique de la mort traverse l’album : dès les premières pages, Yoon-sun Park relate la mort subite d’un de ses cousins (surnommé S.), victime d’un accident de la route, avant de s’attarder quelques planches plus loin sur le décès de son père, frappé d’une crise cardiaque au volant de sa voiture. Mettre en dessin la perte de la figure paternelle est l’occasion pour l’auteure de revenir sur un deuil douloureux. De l’incompréhension des premiers jours à l’acceptation de la dure réalité, Yoon-sun Park évoque avec une grande poésie ses moments d’abattement et de solitude, mais aussi les nombreux rêves où elle rencontre son père au coin de la rue, bien vivant et guilleret. Puis une nuit, le rêve qui met fin à tout doute : dans un champ, son père s’éloigne inexorablement, jusqu’à devenir un simple point à l’horizon, hors de portée. À cet instant, Yoon-sun Park comprend : il est parti.

Outre ce regard introspectif jeté sur son propre deuil, Yoon-sun Park offre une description des rites mortuaires coréens (embaumement, mise en bière, etc.). Quelques vignettes nous informent également du sentiment de culpabilité qui s’abat sur les proches du défunt. La responsabilité du décès est ainsi imputée à la veuve et aux deux filles du disparu. Page 25, un des oncles de Yoon-sun Park déclare en effet : « elles sont coupables ». La raison d’un tel jugement nous est donnée par l’auteure : en Corée, il est fréquent d’accuser les « veuves et les enfants qui restent ». Ce n’est là qu’un exemple des nombreux passages décrivant la relation qu’entretiennent les coréens avec la mort. Si bien que l’œuvre, dans son ensemble, n’est pas réductible à une simple introspection, un simple discours centré sur l’intimité de l’auteure ; de façon plus générale, Yoon-sun Park dresse un portrait, globalement acerbe, de la Corée. Nous est ainsi décrite une société où le regard porté sur autrui est souvent sévère, sans concession, où la réussite sociale et la nécessité de se marier – surtout pour une jeune femme – sont des impératifs parfois lourds à porter. Toutes ces raisons, auxquelles s’ajoutent des rapports conflictuels avec une mère intrusive, amèneront l’auteure à déménager en France. Une grande partie du récit, contrairement à ce qu’indique le titre, se déroule ainsi dans l’Hexagone*. Une autre vie commence : Yoon-sun Park rencontre son conjoint, Lucas, avec qui elle s’installe et élève plusieurs chats (ce qui explique la présence de nombreux félins dans l’ensemble de son œuvre). Son métier de dessinatrice de bande dessinée connaît également une impulsion favorable : après quelques tâtonnements, elle publie son premier ouvrage en langue française (le nom de l’éditeur n’est pas mentionné, mais il s’agit sans doute des éditions Sarbacane, lesquelles ont édité Sous l’eau, l’obscurité en 2011). Ce sera ensuite par le biais de l’autoédition et du soutien de la maison Misma que l’auteure coréenne se fera une place dans le paysage éditorial français.

Malgré une installation en France bien engagée (un conjoint, un logement, une situation professionnelle, etc.), le souvenir de la Corée reste prégnant dans l’esprit de la jeune femme. Trouver ses marques dans un pays étranger n’est pas chose aisée. La mort soudaine du père de Lucas réactive ainsi l’image de la figure paternelle perdue quelques années plus tôt. S’ajoutent à cela la barrière de la langue, toujours difficile à surmonter, et la nécessité de renouveler régulièrement son titre de séjour. Entre son avenir en France et son passé en Corée, Yoon-sun Park est comme en déséquilibre, essayant tant bien que mal de trouver sa place dans un monde qui, au fond, la dépasse ; un monde auquel elle essaye, à sa manière, de donner du sens. On ne peut s’empêcher de voir dans l’auteur une déracinée, ce que souligne, par contraste, son amour des jardins et des potagers. Plusieurs passages montrent en effet Yoon-sun et Lucas prendre soin d’un petit coin cultivable (aménagé dans la cour commune de leur immeuble). Planter des légumes, entretenir des racines, n’est-ce pas en définitive une façon de contrebalancer un déracinement plus profond, plus intime, qui nous donne l’impression de vivre à côté du monde ? Par le biais d’un récit autobiographique sincère et sensible, Yoon-sun Park parvient à sublimer cet état de déracinement, à transcrire via une mise en page minimaliste (les planches sont constituées de trois cases aux dimensions identiques) toute la complexité d’une trajectoire de vie certes banale, mais qui touchera sans nul doute nombre de lecteurs.

* À ce sujet, précisons que l’ouvrage a d’abord été édité en trois volumes séparés, à ce jour épuisés. L’un des volumes se concentrait sur le séjour en France et s’intitulait sobrement « En France ».


EN CORÉE
DE YOON-SUN PARK
Misma, 211 pages, 20 €.