Chroniques

La Corée dans ses fables

« Les idées justes et profondes sont individuelles. Les idées fausses et superficielles sont de masse » (Les hauteurs béantes, A. Zinoviev).

Paru fin 2010, signé de Patrick Maurus, professeur, chercheur à l’Inalco, auteur de plusieurs ouvrages et de nombreuses traductions littéraires éditées le plus souvent chez Actes Sud, cet essai vient à point nommé pour sa contribution à l’analyse des discours portés sur la Corée. Pays méconnu le plus souvent et par ailleurs source de bien d’incompréhensions, de méconnaissances et quelquefois de peurs.

Dès l’avant-dire, l’auteur se signale comme celui qui ni n’aime ni n’aime pas la Corée. Si cela ne suffit pas à décerner un brevet d’objectivité, l’annonce est au moins claire, que le sentiment, si propice à la construction de représentations, ne biaisera pas le propos. C’est en effet l’objet de cet essai que de se livrer au travail d’élucidation des représentations que la Corée véhicule, la façon dont ces représentations s’originent et s’instrumentent dans des dispositifs fonctionnels ainsi que leur réception, à l’autre bout de la chaîne. Ces représentations, qu’il ne servirait à rien de contester ou de regretter, sont élaborées, reprises, déclinées en discours qui iront jusqu’à inférer leur quasi-reproduction automatique. Et ce faisant, devenir des fables. Puisant aux disciplines de l’histoire, de la philosophie, de la linguistique de la littérature, l’auteur propose au travers d’une quinzaine de chapitres thématisés, un parcours dans les représentations transmises par des discours aux intentions diverses, par des regards autant coréens qu’occidentaux, et ce pour les deux Corées (la marque du pluriel étant ici une prise de risque non négligeable).

Dans bien de reportages télévisés, on peut vérifier la vigueur du vocabulaire passe-partout, ce langage réduit à des items, tels que le bien usé «miracle coréen» à propos du développement économiqueet le non moins usé « kimchi plat national »quand celui-ci s’obstine à ne pas en être un. Ce langage, ramené à la dimension de sa capacité de reproduction, marque l’échec de ses utilisateurs à comprendre la complexité de ce pays. Les séquences filmées, qui donnent quelques fois lieu à des images inédites, ne sont ni vraies ni fausses, mais toujours incomplètes, toujours déviées de leur sens originel, toujours prises à la surface, générant un discours sur la Corée qui offre peu de prises au salutaire exercice de déconstruction. C’est donc tout l’intérêt de ce livre que s’y atteler, avec l’objectif de proposer une autre lecture possible, partant du principe que les pourvoyeurs de représentations ne maîtrisent jamais la diffusion de leur objet.

Le découpage de cet essai auquel on peut reprocher d’être trop riche ou trop touffu, selon la représentation que l’on se fait de l’abondance (mais c’est aussi la liberté du genre), décortique le récit national de la Corée en le réinscrivant dans le fil de l’histoire, lorsque les nécessités se sont imposées au fur et à mesure de celle-ci. Ouvrage qui stimule autant de questions qu’il en résout. Le genre « essai » énoncé dès la couverture désamorce les critiques possibles quant aux points qui mériteraient à eux seuls un long développement ou aux désirs de recherches complémentaires qu’il suscite sur certains points de l’histoire. Lecture qui nous aura inspiré des relectures adjacentes, tant la question traitée par l’auteur reste permanente, voire même s’aiguise dans le contexte mondialisé et la production de discours (inter)nationaux sur les enjeux du roman national (vieux enjeux, nouvelles façons de le produire).

Les fables contemporaines de la Corée diffèrent-elles des fables anciennes, ou changent-elles seulement de territoires d’expression, d’objectifs, plus ou moins conscientisés de la part des peuples, des gouvernements, des observateurs ? Et en quoi ces fables coréennes sont-elles aujourd’hui encore, nécessaires, pareillement aux fables françaises, italiennes ou américaines ? Quel rôle jouent-elles dans la formation d’une nation, sur l’identité d’un pays et de ses habitants, à jamais instabilisée, si l’on considère cette formation comme processuelle et donc intemporelle. Les représentations ont la vie dure et lorsqu’elles servent le destin national d’un pays, elles deviennent des vérités inébranlables. Tout roman, national fût-il, est nécessairement de nature fictionnelle et à ce titre doit être lu à l’aune de son implicite. « Le consensus n’a pas pour fonction de supprimer les dissensions, mais de les exprimer afin que les individus s’y reconnaissent et s’y engagent » (S. Moscovici, Dissension, consensus, PUF, 1992). En route vers l’imaginaire leurrant, dirait Eugène Enriquez, les fables remplacent les anciens mythes et permettent à l’inconscient collectif de poursuivre sa structuration : « Cela reviendrait à dire qu’il est dans la nature du sujet de s’aliéner dans les symboles qu’il emploie, donc abolir tout dialogue, tout discours, toute vérité en disant que ce que nous disons est porté par la fatalité automatique des chaînes symboliques » (Castoriadis, l’Institution imaginaire de la société, Seuil 1975). Foucault ne dit pas autre chose dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1970 : « Je suppose que dans toute la société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » Et le même Castoriadis : « On peut certes soutenir qu’un usage lucide du symbolisme est possible au niveau individuel (pour le langage par exemple) et non au niveau collectif.»  

Les nations et les individus ont toujours une bonne raison de dire et de faire ce qu’ils disent et font. Les contextes prévalent à la raison. Mais en changeant de nature les contextes ne modifient pas pour autant l’implicite du roman. C’est moins dans la construction des représentations que se joue les questions d’élaboration du politique que dans les conditions d’exploitation de ces représentations. C’est un autre intérêt de ce livre que de suggérer des recherches complémentaires sur la fonctionnalisation contemporaine de ces fables anciennes et modernes.

Jean-Claude de Crescenzo


LA CORÉE DANS SES FABLES
PATRICK MAURUS
Actes Sud, 174 pages, 20.30 €