Chroniques

GENS DE SÉOUL, 1919

Gens de Séoul, 1919, après Gens de Séoul, 1909, relate une autre journée des Shinozaki, le 1er mars 1919. 1909-1919. Entre ces deux dates, 10 ans d’occupation japonaise, d’asservissement économique, politique et culturel de la Corée, alors un seul pays.

Séoul, 1er mars 1919. — De la ville partout accourt une foule joyeuse. Près du parc Pagoda Kongweon, en plein centre-ville, dans le restaurant T’aehwa’gwan, 33 représentants du peuple coréen, dont le célèbre poète Han Yong-Un, signent le texte de la Déclaration d’Indépendance de la Corée et le portent aux autorités japonaises. Ils sont immédiatement arrêtés.

Séoul, même jour. — Dans la maison des Shinozaki, c’est une journée ordinaire qui s’annonce. Les minuscules préoccupations s’opposent à l’ennui, la maladie du père ou la venue d’un sumo, aussi lourd que lâche. Dans ce décor sommaire, les colons japonais ponctuent le morne quotidien de thé et de gâteaux. Au-dehors, le bruit gronde. Les entrées successives des membres de la famille ou des domestiques font diversion, marquées par la même interrogation :

Kichijiro – Ah, Mioku, ça, c’est quoi ? Kim Mioku – Eh ? Kichijiro – Cette espèce de défilé des Coréens […] Kim Mioku – Justement, sans doute que les Coréens vont prendre leur indépendance. Oshima – Leur indépendance par rapport au Japon ? […] Mais pourquoi ? Kichijiro – Parce que c’est leur pays. Oshita – C’est de l’égoïsme, ça. Fukushima – Oui. Oshita – Du dadaïsme même.

Le ton est donné. L’absurde recouvre d’humour féroce le réel incompris. Oui, surréaliste cette demande d’indépendance ! Intéressante association entre dadaïsme né quelques années plus tôt (1916) et liberté !

Depuis Tokyo, les étudiants et intellectuels coréens ont proclamé l’indépendance de la Corée. À Séoul, la foule s’apprête à assister aux funérailles du roi Kojong. Les manifestations s’organisent et la rumeur court.

À l’intérieur de la maison Shinozaki, les maîtres parlent des bienfaits de la colonisation aux domestiques coréens, tandis que les épouses se pressent pour caresser le ventre du sumo. Chaque apparition de personnage tente d’expliquer l’agitation de la ville :

Oshita – Alors, c’est une fête finalement ?

Iwamoto – Laquelle ? Oshita – La fête du printemps […] Iwamoto – C’est pas déjà le printemps, il y a encore de la neige. Oshita – Oui alors, la fête de la neige

Gens de Séoul 1919 repose sur ces multiples décalages, dont parle Franck Dimech, le metteur en scène. Décalage entre les générations, les premières qui ont colonisé la Corée et les plus jeunes qui, repues et désabusées, rêvent de la « métropole » (Tokyo). Décalage entre le grand frère, forcément autoritaire, et la petite sœur, à propos de son remariage, décalage avec le jeune frère aussi, poltron et fils adultérin. Décalage entre ce Japon en effervescence et la vie bien trop ennuyeuse de colon. Décalage entre le faux altruisme colonial et l’humilité des domestiques coréens.

Oriza Hirata superpose magistralement l’aveuglement et la cécité de la famille Shinozaki aux événements en train de se produire. Quand Séoul gronde de colère, la famille Shinozaki s’occupe activement de l’organisation du spectacle de sumo, ce sumo qui s’enfuira plus tard pour les îles du sud car on y aime plus les gros, tandis qu’au Japon, il n’y a pas assez de place pour les gros. Chaque personnage vient témoigner de sa stupeur et de son incompréhension :

Yamashina – Me voici de retour. […]

Kenichi – Comment c’était ?

Yamashina – Aah, terrible vous savez, heu… […] La ville est pleine de Coréens. […]

Ryoko – Mais il y en a toujours plein de Coréens, non ? […]

Kenichi – (lisant le tract rapporté par Yamashina) Il y a écrit : Indépendance de la Corée.

(Les autres doutent de sa bonne compréhension de l’alphabet coréen)

Ryoko – Mais peut-être que c’est écrit : Pas d’indépendance.

Cet égarement de la raison (Leonardo Sciascia aurait parlé de défaite de la raison) est porté par la magnifique concision du texte, traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle qui dit vouloir respecter l’écriture de l’auteur Oriza Hirata, au point de « traduire mot à mot » jusqu’où [elle] peut aller dans la souplesse de sa propre langue ». Une écriture précise, nerveuse, donnant un sens profond aux hésitations, aux formules de politesse maintes fois répétées, aux onomatopées et interjections qui balisent le texte.

La mise en scène prend son temps, dans un décor minimal. Des paravents partagent la pièce principale des autres parties de la maison. Ils masquent un couloir étonnamment long qui fait de chaque entrée de personnage, un moment attendu. Le jeu des acteurs est tout en retenue, en gestes freinés et pas glissés sur un sol de bois, souvent souillé par le thé renversé ou cette pastèque, symbole de la Corée, découpée au katana (sabre japonais) avant d’être engloutie bruyamment par le sumo.

Gens de Séoul 1919 est construit sur un procédé intéressant qui fait valoir le point de vue de l’oppresseur. Ce point de vue dominant est sans répartie possible côté coréen, sinon par les domestiques qui vont s’effacer peu à peu, jusqu’à annoncer leur ralliement au cortège des manifestants. Un choix d’écriture qui ramène les Coréens, domestiques aux noms japonisés, à ne prononcer que des formules de politesse, des excuses, des interjections. Hirata ne traite pas cette période d’une manière tragique (ce qu’elle a été), s’attachant plutôt à montrer les traits de la colonisation, la morgue des colons, le racisme ordinaire, puis la stupeur et l’ingratitude pour cette colonisation qui n’arrive pas à se décrire autrement qu’inéluctable. Rappelons ici que l’occupation de la Corée est essentiellement à visée économique. Dès 1909, les premières mesures japonaises iront de la déforestation pour permettre d’étendre les surfaces cultivables, à la confiscation des terres agricoles et des pêcheries coréennes au profit des pêcheurs japonais. Face à la résistance qui s’organise tant bien que mal, le Japon passera à la vitesse supérieure en organisant un véritable génocide culturel (éducation japonaise, interdiction de parler coréen, de porter un prénom coréen, etc.).

Le 1er mars 1919, Jour de l’Indépendance, ce mouvement pacifique, dont André Fabre[1] dira qu’il est le précurseur des mouvements pacifistes, bien avant celui de Gandhi, sera suivi d’une terrible répression qui fera 7 000 morts, 15 000 blessés et 40 000 emprisonnés.

2H20 et 17 acteurs plus tard, les spectateurs applaudissent de longues minutes cette pièce qui réussit sans jamais sombrer dans la morale, sans héros ni figure marquante, à montrer par petites touches les rapports entre ceux qui vivent en pays conquis et les exploités.

Si Oriza Hirata devait poursuivre la saga, peut-être que la pièce à venir débuterait par le même rire désespéré de Kichijiro, un rire désespérément long, qui nous a tétanisés tandis que les lumières baissaient et que la famille réunie dévorait à belles dents, dans de grands slurp, les restes de la pastèque.

Jean-Claude de Crescenzo

[1] La grande histoire de la Corée, Favre, Lausanne, 1988.

GENS DE SÉOUL, 1919
ORIZA HIRATA
Traduit du japonais par Rose-Marie MAKINO-FAYOLLE,
Les Solitaires intempestifs, 2007.

 

1 commentaire