Une société en métamorphose

La Corée du Nord et son système de castes, le « Songbun »

Pour comprendre la Corée du Nord, il est important de connaître son origine. Autrefois pays unifié, c’est lorsque le Japon a eu main mise sur le pays lors de la période d’occupation (1910-1945) que la Corée a commencé à se scinder progressivement. Les premières révoltes apparues en 1919 avec les mouvements pro-indépendance se sont soldées par des échecs et de nombreuses vies perdues. Le 21 mars 1919, à Vladivostok, est créé un gouvernement provisoire dirigé par Kim Il-sung, futur dirigeant nord-coréen ; presque dans le même temps, le 11 avril 1919, un autre gouvernement provisoire est proclamé à Shanghai, dirigé par Syngman Rhee, futur premier président de la Corée du Sud. Chacun d’eux possède sa propre idéologie à l’image des deux grandes puissances qui s’affronteront durant la guerre froide, les États-Unis (appuyés par le Sud) et l’URSS (appuyée par le Nord). 

Lors de l’abdication du Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), la Corée fut scindée en deux parts contrôlées au nord et au sud respectivement par l’URSS et les États-Unis. De fortes tensions naissant entre les deux protagonistes, l’ONU fit établir en 1947 une ligne de démarcation au trente-huitième parallèle du pays. L’année suivante, au Sud, est proclamée la République du peuple Han (대한민국ou 한국). Le mois suivant, au Nord, née la République démocratique du peuple du Pays du matin calme (조선만주주의인민공화국 ou 북한). La guerre éclate entre les deux camps le 27 juin 1950 avant qu’un cessez-le-feu ne soit proclamé le 27 juillet 1953. En Corée du Nord, la politique du Songbun sera progressivement instaurée pour stratifier la population suivant un mode de classification sociale très strict.

Le système de castes

Le Songbun est un système de discrimination mis en place par le gouvernement nord-coréen dans la période d’après-guerre pour récompenser les fidèles du régime communiste de Kim Il-sung (dirigeant de 1948 à 1994) et punir les collaborateurs japonais ou les dissidents politiques. Les informations concernant le Songbun étant toutes classées confidentielles, il est difficile d’obtenir des informations, si ce n’est en recueillant les témoignages de réfugiés s’étant enfuis du pays. Songbun signifie littéralement « ingrédient » ou encore « contexte ». Cette politique fut lancée à la fin des années 50 en s’inspirant de la nomenklatura soviétique. À sa création, le Songbun divise la société en trois classes sociales, revues au nombre de cinq dans les années 2000 et subdivisées en 51 catégories suivant la profession des individus et leur degré de loyauté au régime. Initialement, la population est répartie comme suit :

  • Le Noyau représente 28% de la population : classe standard englobant les descendants de héros de la guerre de Corée ainsi que les paysans. 
  • Les Incertains représentent 45% de la population, comprenant les individus ayant vécu en Corée du Sud ou en Chine, ceux ayant des membres de leur famille dans ces deux pays, les marchands et les intellectuels. Ils subissent des discriminations mineures. 
  • Les Hostiles représentent 27% de la population, regroupant tous les exclus du régime : religieux, dissidents politiques, prisonniers, et ceux dont un membre de la famille à déserté la Corée du Nord pour aller en Chine ou en Corée du Sud. Ceux ayant collaboré avec l’armée japonaise lors de l’occupation sont également concernés. Cette catégorie subit le plus de discriminations.

 Deux nouvelles castes seront créées par la suite : les Spéciaux, qui constituent le cercle proche du dirigeant, et les Complexes, sorte de catégorie intermédiaire entre les  Incertains  et les Hostiles, subissant également la discrimination de leur classe sociale. Seule la famille du dirigeant est exclue du Songbun, mais elle n’en reste pour autant pas moins vulnérable que le reste de la population, comme en témoigne l’exécution de Jang Song-taek, l’oncle de Kim Jong-un.

Le calcul de classe et ses conséquences  

 Le Songbun règle tous les aspects importants de la vie : études (assignées en fonction du rang social), lieu d’habitation, travail (imposé pour les catégories Incertains ou les classes inférieures), accès à la santé (uniquement disponible pour le Noyau  et les Spéciaux. Le Songbun est attribué suivant les actions et faits d’armes des parents durant l’occupation japonaise et la guerre de Corée et se transmet de manière héréditaire. Ceux ne disposant pas d’un Songbun élevé ne peuvent pas habiter Pyongyang, la capitale, ou encore Kaesong ou Rason, villes respectivement frontalières de la Corée du Sud et de la Chine et zones d’activité industrielle et économique. Les handicapés sont également écartés des grandes villes pour présenter une population « saine et aisée » aux potentiels touristes se rendant dans la capitale. Les habitants qui veulent se rendre dans une autre ville doivent se munir d’un laissez-passer ou d’un certificat précisant le temps de séjour et surtout le motif de déplacement. La conséquence est une explosion du trafic de faux papiers et du marché noir pour procurer à la population les médicaments réservés à l’élite habitant Pyongyang.  

Améliorer son Songbun  

Le système du Songbun étant héréditaire, les individus des classes modestes deviennent fermiers ou travailleurs dans les mines, et ceux des classes hautes sont employés par le gouvernement. Cependant, à la mort de Kim Il-sung en 1994, le système est un peu modifié et autorise une mince circulation sociale. Il est à présent possible de faire réviser son Songbun trois ans après avoir travaillé dans la même entreprise, ou par arrêté de la section locale du Parti. 

 La corruption étant très prononcée en Corée du Nord, il est possible d’influencer son Songbun en versant une forte somme d’argent— ce dont peu de personnes disposent—, aux inspecteurs chargés de le réévaluer. Chaque citoyen dispose de son propre registre à l’âge de 17 ans — jusque-là rattaché au registre du père —, disponible en ligne sur le serveur du ministère de la Sécurité Public Faithfull Servant 2.0. Néanmoins, le système de Songbun perd peu à peu en efficacité à mesure que le pays s’ouvre sous l’impulsion des «mesures du 30 Mai» promulguées en 2014 par Kim Jong-un en faveur de l’économie de marché. La valeur de la monnaie augmente progressivement, l’industrie devient de plus en plus autonome. L’agriculture redémarre en 2013 et le pays parvient presque à se passer de l’aide alimentaire mondiale pour nourrir sa population, estimée aujourd’hui à 25.5 millions de personnes. Ces nouvelles mesures permettent également d’avoir un salaire plus important et facilitent la mobilité dans le pays. 

 Il existe un moyen immédiat d’améliorer son Songbun et d’intégrer la classe des Spéciaux. S’entretenir au minimum vingt minutes avec le leader suprême ou encore apparaître en photo à ses côtés permettent d’intégrer automatiquement un rang social supérieur. Ces personnes, au nombre très réduit, sont celles qui ont le plus de pouvoir dans la société, au-delà même des membres du Parti. En outre, les différents organismes (syndicats d’ouvriers, de paysans, de femmes ou encore la Ligue de la Jeunesse communiste) peuvent avoir un droit de regard sur le Songbun et réévaluer le grade de leurs membres exemplaires. 

Dès la mise en vigueur du Songbun, des millions de personnes sont classées dans la catégorie Hostiles par le gouvernement de Kim Il-sung et envoyées dans le nord du pays (comme la région Hamgyeong), partie la plus pauvre et isolée de Corée du Nord. Éloignés du monde, ils sont pour la plupart envoyés dans des prisons politiques appelées kwanliso (관리소). On recense cinq prisons principales en Corée du Nord, pouvant contenir entre 80.000 et 120.000 personnes chacune. Créées dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles sont à l’image des Goulags de l’URSS. L’existence de ces prisons, niée par le régime, est cependant attestée par les témoignages de rescapés et les images satellites.Véritables complexes, certaines de ces prisons ont la taille d’une ville, avec des conditions de détention très dures. À côté des kwanliso on trouve des prisons pour les condamnés de droit commun, appelées kyohwaso (교화소), dont vingt-sept sites seraient recensés. 

Les kwanliso, contrairement aux kyohwaso, ne sont pas reconnues par l’État, bien qu’elles soient placées sous le contrôle du département de la sécurité gouvernementale. En dépit du fait que les prisonniers des kyohwaso sont des détenus de droit commun, leurs condition de détention n’en sont pas moins sévères.

Beaucoup de Nord-Coréens admettent ne pas connaître précisément leur Songbun. Les classes inférieures sont peu au courant de ce système, mieux maîtrisé par les catégories hautes de la société, qui s’en servent comme outil de discrimination. Généralement, pour connaître son rang, on procède par estimation. C’est ainsi que les Nord-Coréens se font une idée de leur rang social en jugeant des responsabilités et des postes qu’occupent les personnes dans leur entourage.          

La Corée du Nord est signataire en 1981 du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques [voir annexe], ainsi que du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[. Le système de castes contredit le fondement de ces deux pactes déclarant que tout être « dispose de sa liberté de conscience exprimée sans discrimination de n’importe quel type qui soit incluant sa race, sa couleur, son sexe, sa langue, sa religion, sa politique ou toute autre opinion, sa nationalité, ses origines sociales, sa propriété, sa naissance ou tout autre statut ».

Seul un apaisement durable entre les forces régionales semble pouvoir à long terme atténuer les tensions internes et les disparités sociales en Corée du Nord, aboutissant à l’abolition de ce système inégalitaire.


Annexe

Article premier, identique pour le Pacte relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels 

1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. 

2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance. 

3. Les États parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies. 


Crédits photo © LMSpencer/Shutterstock


Sources :

Agence des Nations Unies pour les réfugiés, BRANIGAN Tania, Committee for Human Rights in North Korea, CURTIS Melvin, DONADINI Anne, FREEMAN Colin, HOOK Brian H., Institut d’Histoire Nationale, International Committee of the Red Cross in Cambridge University Press, Korea Institute for National Unification, LANKOV Andrei, MALOVIC Dorian, Nations Unies, PARK Sokee J., PENNINGTON Matthew, ROBERTSON Phil, ROSTAGNAT Mélanie, SHIN Junsik, SMITH Alexander, TALMADGE Eric, TERTITSKIY Fyodor, United Nations Human Rights Council, VAULERIN Arnaud, Yonhap News Agency.