Chroniques Nouvelles Une société en métamorphose

Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée

Huit autrices sud-coréennes nous aident à comprendre leur société, du couple à la maternité en passant par le culte de la minceur et la solitude.

En 2011, les éditions Zulma publiaient le recueil Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée, l’occasion pour le public francophone d’appréhender la société sud-coréenne à travers la vision de huit autrices renommées. Cette année, la maison d’édition nous propose de (re)découvrir ces nouvelles au format poche.

On pourrait penser qu’après treize années, marquées notamment par le mouvement #MeToo arrivé en Corée du Sud suite au témoignage de Seo Ji-hyeon, ces nouvelles et leur vision souvent dure de la société, du couple et de la famille, pourraient être dépassées. Pourtant, si des autrices ressentent encore le besoin de prendre la plume pour parler du statut de la femme, comme Cho Nam-joo avec Kim Ji-young, née en 1982, ou Han Kang avec La Végétarienne, pour ne citer que les plus connues, c’est que les femmes ont encore un long combat à mener pour être considérées comme l’égal des hommes et pour se sentir en sécurité dans cette société si patriarchale. Tout cela rend la lecture d’autant plus pertinente que les sujets abordés ne se heurtent pas aux frontières de la péninsule : le lectorat français peut se sentir concerné, tant les problématiques évoquées sont universelles.

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Ainsi finissent la plupart des contes de notre enfance, laissant sous-entendre que la formation d’un couple est la partie la plus dure, mais aussi la plus belle et celle qui mérite d’être racontée, et que la suite n’est que bonheur. Nombreuses sont les histoires qui se focalisent sur les débuts d’une relation et qui s’arrêtent une fois que les protagonistes sont en couple. Pourtant, le plus dur est souvent à venir : entretenir la flamme ou l’éteindre, voir ailleurs ou rester fidèle, ne voir que les défauts de son partenaire ou prendre le temps de voir ses qualités… Le couple a une place prépondérante dans la société coréenne, il n’est donc pas étonnant de constater que la plupart des nouvelles du recueil s’y intéresse.

Ce qui est plus étonnant en revanche, c’est d’observer l’avalanche d’infidélités que nous offrent ces nouvelles : dans Cocktail Sugar, de Go Eun-ju, les personnages anonymisés se transmettent un cocktail sugar, une sucrerie à tremper dans une boisson, tel un bâton de relais entre leurs relations officielles ou celles officieuses. La tromperie en devient presque une norme pratiquée par toutes et tous, jusqu’à ne plus être un secret dans certains couples. La protagoniste de Doublage, de Park Chan-soon, se livre quant à elle à une aventure avec un producteur tandis que son mari est à l’hôpital. Cela permet à la traductrice de réfléchir sur l’intimité dans un couple et sur l’ambition des hommes. Dans la Philosophie de son boudoir, de Jeon Gyeong-nin, Hyuni échappe à son mariage violent le temps de quelques heures par semaine dans les bras de Gi-yun, le tout en s’abandonnant dans une réflexion sur la vie de couple et sur la vie de manière générale. Bien que tous les personnages soient dans le même bateau, ces nouvelles abordent un point de vue féminin sur la tromperie : la femme infidèle et l’homme infidèle sont-ils vus de la même manière ? Subissent-ils les mêmes conséquences ? 

Un autre grand attendu de la société après le mariage est d’avoir un ou plusieurs enfants. Les deux narratrices du Couteau de ma mère de Kim Ae-ran et des Chiens au soleil couchant de Han Kang, nous proposent de rentrer dans l’intimité de leurs parents à travers leurs yeux. Dans la première nouvelle, la narratrice, déjà adulte, dresse un portrait de sa mère, une vendeuse de nouille comme il y en a tant en Corée. Dans la seconde, une fillette se retrouve seule au milieu de conflits conjugaux et essaye de comprendre ce qu’il arrive à ses parents.

«… Un jour, j’ai vu ton père pleurer. Je croyais qu’il avait un cœur de pierre. Mais ce jour-là, il était si triste que je me suis mise à l’aimer. » […] elle a conclu qu’il y a un lien étroit entre le fait de pleurer et aimer. (p.186)

La maternité est quant à elle abordée dans Trois jours en automne, de Park Wan-so, peut-être la nouvelle la plus éprouvante à lire. Installée dans un quartier chaud depuis 1953, une gynécologue a passé sa vie à pratiquer des avortements suite au viol qu’elle a subit. Trois jours avant sa retraite, elle se rend compte que son envie de réaliser un accouchement cache un désir de maternité. Celle qui peut être considérée comme une héroïne aux yeux des nombreuses femmes finit sa carrière seule, dans la tristesse.

Ma capacité à éradiquer les racines de leur souffrance sans laisser la moindre trace est absolument miraculeuse. Pour accomplir cela, il faut nourrir en soi une haine viscérale de cette douleur imposée aux femmes. Je suis celle qui les libère de leur martyre. (p.291)

La solitude émane de plusieurs de ces nouvelles, et surtout avec Première neiges, de Oh Jung-hui. Une jeune bibliothécaire célibataire erre dans la ville avant de se laisser séduire par un jeune homme dans un bar… Alors qu’elle met autant le couple en avant, la société n’hésite pas à juger les personnes célibataires et à les mettre à part, tout comme elle isole ceux qui ne respectent pas les critères de beauté à la coréenne. Le narrateur de La beauté me dédaigne, de Eun Hee-kyung, seul narrateur masculin, décide de suivre un régime intense et constate les différences de traitement qu’il reçoit de sa famille, de ses collègues, ainsi que d’inconnus.

La lecture de ces nouvelles est souvent intense, mais ces dernières offrent aux protagonistes une liberté d’expression sur des sujets souvent tabous et difficiles à aborder sans jamais faire subir le jugement de leurs autrices. Les nouvelles sont par ailleurs un merveilleux moyen de découvrir la plume et le monde de ces écrivaines, toutes aussi talentueuses les unes que les autres.  


Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée, collectif
Traduit du coréen sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet
Éditions Zulma, 2024
336 pages, 10,95€

2 commentaires

  1. Benjamin Joinau dit :

    Bonjour, toutes les nouvelles ne sont pas traduites par Choi et Juttet qui ont supervisé ce volume : j’en ai personnellement traduit deux avec une collègue.

    1. Laurie Galli dit :

      Bonsoir, toutes nos excuses, c’est corrigé !