Le cinéma de Hong Sang-soo n’est pas un cinéma facile d’accès. Contrairement aux films à la mode (les blockbusters américains, les comédies françaises ou encore les thrillers sud-coréens), ses productions à petit budget ont un caractère artisanal et intimiste qui peut s’avérer perturbant. Sans tenir compte des exigences de l’industrie, il propose des « films d’auteur » souvent sobres et contemplatifs. À force de plans simples, de silences et de répétitions, il s’est imposé comme un cinéaste du quotidien.
Pourtant, si l’on prend le temps de s’intéresser à chacune de ses œuvres, on découvre un monde résolument subtil et nuancé. Comme nous avons pu l’expliquer dans un précédent article à son sujet, Hong Sang-soo est un maître dans l’art de la variation. Principalement centrés sur le thème du cinéma, ses films présentent généralement les mêmes acteurs (Kwon Hae-hyo, Kim Min-hee, Shin Seok-ho…), les mêmes types de scènes (scène de repas-séduction, scène de consommation de cigarette ou d’alcool, scène de ballade au bord de la mer…) et les mêmes sujets de discussion (la création artistique, l’absence, le couple et le célibat) ; pourtant aucun ne se ressemble véritablement. À chaque film, les minces changements de fond et de forme entrent en résonance pour produire une œuvre originale.
Son dernier film paru en France, In Water (물안에서), se démarque néanmoins des autres et renverse cette tendance à l’aide d’un grand bouleversement formel. Son 29ème film est entièrement flou. L’histoire se déroule sur l’île de Jeju, au sud de la Corée, où l’on suit les pas d’un jeune réalisateur en manque d’inspiration. Accompagné de ses deux acteurs, il erre sur les plages blanches de l’île et dans les petites rues désertes des villages côtiers sans savoir par où commencer. Secret et indécis, il semble se cacher derrière le voile flou qui recouvre l’ensemble du film.
Cette qualité d’image donne au film des airs de tableau impressionniste. Très prononcé dans les scènes d’extérieur, le flou ne laisse transparaitre que les silhouettes vagues des acteurs et les couleurs flamboyantes de l’île : le bleu de la mer, le noir des roches volcaniques et le beige des plages de sable. Dans les scènes d’intérieur en revanche, le flou est atténué au profit de la pénombre relative des pièces de vie dans lesquelles les personnages discutent, mangent et dorment.
Entre pudeur et délicatesse, ce film cache une petite provocation. En floutant les paysages paradisiaques de Jeju, Hong Sang-soo provoque volontairement l’inconfort et la frustration de son spectateur. Il fait de cet environnement florissant, classé au patrimoine naturel de l’UNESCO, un non-lieu, un espace déstructuré, sans identité. Ce geste, à la fois destructeur et créateur, souligne le caractère révolutionnaire de son œuvre. En proposant un film aveugle et quasiment muet, Hong Sang-soo revisite les codes traditionnels du cinéma et repousse ses limites formelles. Comme les peintres impressionnistes avant lui, il renonce à l’idée d’une représentation réaliste du monde pour signifier autrement.
En plus d’être un ovni cinématographique, ce film-tableau recèle sûrement une des plus belles scènes du cinéma de Hong Sang-soo : sur le rivage chimérique de Jeju, juste avant que le film ne se termine, le réalisateur laisse parvenir jusqu’à nous le chant d’une sirène à laquelle personne ne peut résister. Pour ce moment d’émotion et pour l’originalité de ce petit film, nous vous encourageons à vous intéresser au cinéma de Hong Sang-soo que l’on trouve régulièrement en salle, et en format DVD dans toutes les FNAC.
In Water
Hong Sang-soo
Sorti en France le 26 juin 2024