1.
Même si certains poèmes avaient déjà été publiés par la revue Po&sie, la revue Europe et la Cahiers de Corée entre 2012 et 2016.
2. Cinq recueils
Une lointaine maison où je vais seule 1992[2] (A) / Bien que mon âme soit vieille 2001 (B) / Temps du bronze, temps des pommes de terre 2005 (C) / Merde. Histoire des cœurs froids 2011 (D) / Dans une gare dont personne ne se souvient 2016 (E). Les lettres A, B, C, D, E serviront de référence aux titres des recueils pour les citations de poèmes, avec le n° de page.
3. Source
« Les jours de printemps s’en vont » A ,13
4. Exemples
On pourra lire Le vieux jardin, de Hwang Sok-hyong. Zulma, 2025. Celui qui revient, de Han Kang, Livre de Poche, 2024. Ou regarder A petal de Jang Sun-woo (d’après Là-bas, sans bruit, tombe un pétale, de Cho’e Yun), ou La république noire de Park Kwang-su.
5. Source
« Peinture de paysage - Quelque part un Poclain » A,16
6.
On écoutera avec intérêt une émission du podcast Mort à la poésie : https://mortalapoesie.lepodcast.fr/mort-a-la-poesie-episode-67-huh-su-kyung
7. Source
« Bien que mon âme soit vieille » B,25
8. Source
« Et la mer » B,28
9. Source
« Le train s’en va » A,17
10. Source
« Un temps de Kafka 2 » E,109
11. Source
« Fantômes » E,102 et « Nous irons à Brême » E,98
12. Source
« Ce n’est sans doute qu’anecdotique » C,59
13. Source
« Les jours où l’on riait ainsi ont persisté » C,52
14. Source
« Te souviens-tu, te souviens-tu ? » C,57
15. Source
« Quand le soleil froid trépigne de ses pieds brûlants » D,72
16. Source
« Visite de la phrase » D,76
En 2019, la poésie de Huh Su-kyung nous parvient grâce à un précieux travail d’édition¹, alors qu’elle vient de mourir. Une existence dont l’empreinte se retrouve dans les textes en vers libres, en prose non ponctuée parfois, que nous livre cette anthologie constituée de cinq brefs recueils². Tourmentée par une jeunesse à l’ombre de la dictature finissante, Huh Su-kyung s’évade de son pays pour prolonger sa vie :
« Dorénavant je vais me livrer à la futilité / aussi longtemps que la futilité pourra me prendre en charge³. »
Elle rejoint l’Allemagne pour y entamer des études d’archéologie et de philologie orientale. Celles-ci l’entraîneront à leur tour dans des voyages au Moyen-Orient à des époques troublées elles aussi par la violence, l’intolérance et la guerre, bien loin de toute futilité. Le regard qu’elle porte sur le monde est donc partagé entre cette présence de l’antique, le poids d’un exil toujours douloureux, et la brûlure d’une actualité à laquelle elle ne peut échapper. Son écriture s’origine dans cette triple racine, et produit des textes sensibles, où la poésie de la nature, des fleurs, des fruits, les instants de vie suspendus, cèdent sous l’avancée aveugle de quelque machine de destruction, d’anéantissement, de mort.
Lyrique, déclamatoire ou prosaïque, la langue poétique de Huh Su-kyung charrie la lie, le sang, de la tragédie : celle d’abord de la Corée du sud des années 1980 qui peine à s’extirper d’une mue liberticide, que l’on retrouve dans la littérature comme dans le cinéma⁴, mais aussi celle du monde qui tourne avec la Terre depuis des millénaires, activant dans le rythme de ses révolutions la violence antique et toujours présente, celle qui écrase la beauté des printemps :
« Quelque part dans un village à travers les fleurs des cerisiers / ce Poclain avance / un Poclain / qui avale doucement la tendre chair des fleurs (…) N’est-il pas lui aussi un vaurien, un quasi-rien⁵ ? »
La nature est omniprésente, sa constante profanation relève d’un sacrifice rituel et de toute éternité. Mais les images se renversent, le soleil habite les puits, les temporalités se brouillent et se confondent, les enfants meurent comme des vieillards, et le vent de nord-ouest qui souffle, par 15°, n’emporte pas l’odeur de fin du monde. L’expression de Huh Su-kyung⁶ est âpre et douce, froide et brûlante, nostalgique et dramatique, son œuvre est un théâtre et la poésie la visite, comme une révélation et comme une torture. L’œuvre de traduction de Kim Hyun-ja n’en est que plus précieuse, puisque c’est grâce à elle que nous parvient cet intense travail de la langue, sur la langue, matériau et matrice de Huh Su-kyung.
Cette langue roule comme un rouleau compresseur toutes les images de pureté et d’innocence dans le fracas de la guerre, des massacres ; avec la misère, la famine, l’exode, la détresse, ce sont les drames contemporains qui surgissent de la poésie profondément empathique de Huh Su-kyung. Ysabelle Lacamp évoque dans sa belle préface « le chant d’une âme universelle » une âme vieille, écrit la poétesse, qui « s’agrippe à celle de l’enfant comme si elle pénétrait la lumière (…) », et « danse même les jours où les soldats transportent dans leurs blindés des cadavres putrescents d’enfants⁷ ». Une œuvre qui fusionne les images symboliques dans un palimpseste de souvenirs, de renoncements :
« Une mer profonde est venue à pied/ En l’accueillant je veux la saisir à pleines mains/Les mains me manquent… je les ai laissées chez quelqu’un⁸… »
Et de regrets : « Entre ceux qui se regrettent, demeurent ces corps qui furent unis⁹ », dont l’acmé s’exprime dans « Un temps de Kafka 2 » : « Au revoir /ô les ruines que je ne pourrai plus aller voir… », élégie au temps qui passa trop vite, et s’enfuit trop légèrement¹⁰. L’exil revient comme un leitmotiv, avec en miroir, l’afflux de fantômes, errant à la recherche d’une Brême rêvée¹¹, ou astiquant les planchers d’une salle d’archives sous le regard rêveur d’une chercheuse poétesse qui a elle aussi, beaucoup perdu¹².
Quand dans le volume Temps du bronze, temps des pommes de terre (2005), la prose avance sur la forme en vers libre, elle va s’imposer dans quelques textes, puissants comme « Les jours où l’on riait ainsi ont persisté¹³ », aux longs segments psalmodiés, qui rappellent le rythme de la poésie antique, mais aussi celui d’un cérémonial chamanique, comme le note Ysabelle Lacamp : « Au fil des recueils, les battements du tambour s’accélèrent. » Les songes, les visions, les réminiscences fleurissent tels des chansons comme dans « Te souviens-tu, te souviens-tu¹⁴ ? » L’oxymore devient la figure du tragique dans « Quand le soleil froid trépigne de ses pieds brûlants¹⁵ ». Les strates s’accumulent et se confondent pour tisser la mélopée d’une poétesse par cette traduction célébrée, et qui pourtant devant le verbe qui advient, ressentit d’abord l’intensité de son expérience solitaire :
« À quel point le poète se sentira-t-il seul /s’il reçoit soudain la visite d’une phrase / qui n’avait jamais visité personne¹⁶ ? »
15° vent de nord-ouest
Huh Su-kyung
Traduit du coréen par Kim Hyun-ja, préface d’Ysabelle Lacamp
Éditions Bruno Doucey, 2019
120 pages, 15€
En 2019, la poésie de Huh Su-kyung nous parvient grâce à un précieux travail d’édition¹, alors qu’elle vient de mourir. Une existence dont l’empreinte se retrouve dans les textes en vers libres, en prose non ponctuée parfois, que nous livre cette anthologie constituée de cinq brefs recueils². Tourmentée par une jeunesse à l’ombre de la dictature finissante, Huh Su-kyung s’évade de son pays pour prolonger sa vie :
Elle rejoint l’Allemagne pour y entamer des études d’archéologie et de philologie orientale. Celles-ci l’entraîneront à leur tour dans des voyages au Moyen-Orient à des époques troublées elles aussi par la violence, l’intolérance et la guerre, bien loin de toute futilité. Le regard qu’elle porte sur le monde est donc partagé entre cette présence de l’antique, le poids d’un exil toujours douloureux, et la brûlure d’une actualité à laquelle elle ne peut échapper. Son écriture s’origine dans cette triple racine, et produit des textes sensibles, où la poésie de la nature, des fleurs, des fruits, les instants de vie suspendus, cèdent sous l’avancée aveugle de quelque machine de destruction, d’anéantissement, de mort.
Lyrique, déclamatoire ou prosaïque, la langue poétique de Huh Su-kyung charrie la lie, le sang, de la tragédie : celle d’abord de la Corée du sud des années 1980 qui peine à s’extirper d’une mue liberticide, que l’on retrouve dans la littérature comme dans le cinéma⁴, mais aussi celle du monde qui tourne avec la Terre depuis des millénaires, activant dans le rythme de ses révolutions la violence antique et toujours présente, celle qui écrase la beauté des printemps :
La nature est omniprésente, sa constante profanation relève d’un sacrifice rituel et de toute éternité. Mais les images se renversent, le soleil habite les puits, les temporalités se brouillent et se confondent, les enfants meurent comme des vieillards, et le vent de nord-ouest qui souffle, par 15°, n’emporte pas l’odeur de fin du monde. L’expression de Huh Su-kyung⁶ est âpre et douce, froide et brûlante, nostalgique et dramatique, son œuvre est un théâtre et la poésie la visite, comme une révélation et comme une torture. L’œuvre de traduction de Kim Hyun-ja n’en est que plus précieuse, puisque c’est grâce à elle que nous parvient cet intense travail de la langue, sur la langue, matériau et matrice de Huh Su-kyung.
Cette langue roule comme un rouleau compresseur toutes les images de pureté et d’innocence dans le fracas de la guerre, des massacres ; avec la misère, la famine, l’exode, la détresse, ce sont les drames contemporains qui surgissent de la poésie profondément empathique de Huh Su-kyung. Ysabelle Lacamp évoque dans sa belle préface « le chant d’une âme universelle » une âme vieille, écrit la poétesse, qui « s’agrippe à celle de l’enfant comme si elle pénétrait la lumière (…) », et « danse même les jours où les soldats transportent dans leurs blindés des cadavres putrescents d’enfants⁷ ». Une œuvre qui fusionne les images symboliques dans un palimpseste de souvenirs, de renoncements :
Et de regrets : « Entre ceux qui se regrettent, demeurent ces corps qui furent unis⁹ », dont l’acmé s’exprime dans « Un temps de Kafka 2 » : « Au revoir /ô les ruines que je ne pourrai plus aller voir… », élégie au temps qui passa trop vite, et s’enfuit trop légèrement¹⁰. L’exil revient comme un leitmotiv, avec en miroir, l’afflux de fantômes, errant à la recherche d’une Brême rêvée¹¹, ou astiquant les planchers d’une salle d’archives sous le regard rêveur d’une chercheuse poétesse qui a elle aussi, beaucoup perdu¹².
Quand dans le volume Temps du bronze, temps des pommes de terre (2005), la prose avance sur la forme en vers libre, elle va s’imposer dans quelques textes, puissants comme « Les jours où l’on riait ainsi ont persisté¹³ », aux longs segments psalmodiés, qui rappellent le rythme de la poésie antique, mais aussi celui d’un cérémonial chamanique, comme le note Ysabelle Lacamp : « Au fil des recueils, les battements du tambour s’accélèrent. » Les songes, les visions, les réminiscences fleurissent tels des chansons comme dans « Te souviens-tu, te souviens-tu¹⁴ ? » L’oxymore devient la figure du tragique dans « Quand le soleil froid trépigne de ses pieds brûlants¹⁵ ». Les strates s’accumulent et se confondent pour tisser la mélopée d’une poétesse par cette traduction célébrée, et qui pourtant devant le verbe qui advient, ressentit d’abord l’intensité de son expérience solitaire :
15° vent de nord-ouest
Huh Su-kyung
Traduit du coréen par Kim Hyun-ja, préface d’Ysabelle Lacamp
Éditions Bruno Doucey, 2019
120 pages, 15€