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Nous n’avons rien à envier au reste du monde

Dans ce roman que l’éditeur compare à un Roméo et Juliette nord-coréen, deux adolescents doivent transgresser l’ordre social et renverser l’opinion familiale dans l'espoir de vivre leur romance en pleine dictature.

Philippe Pons, Corée du Nord, un État-guérilla en mutation, Gallimard 2016, p. 463

Il est sans doute difficile d’écrire un roman d’amour en Corée du Nord en évitant, ou du moins en contournant, les traits caractéristiques relatifs à ce pays qui semblent relever de l’exercice imposé.  À savoir que la Corée du Nord est une dictature familiale, que la vie est rythmée par la nécessité de se nourrir, que le pays vit sous les yeux de la police et de l’armée, que le plus difficile est de ne pas tomber sous le coup de la loi, qu’on doit procéder régulièrement, même sans trop y croire, à l’autocritique qui fait d’un citoyen, à défaut de modèle, un citoyen normal. Il est certainement difficile d’échapper à ce préalable, à ce prérequis. L’histoire de Mi Ran et Yoon Gi est touchante et aurait mérité d’être approchée avec plus de nuances, un peu à la manière de Crash Landing on You. Mais, au fond, ce roman nous a fait réfléchir : comment s’aimer en Corée du Nord ? Et la question en ajoute une autre : l’amour dépend-il de l’environnement dans lequel il surgit ? Certains environnements (sociaux, politiques, économiques, …) seraient-ils plus favorables que d’autres à privilégier les relations amoureuses ?

Même dans « le pays le plus fermé du monde », même dans les dictatures les plus dures, il subsiste toujours des espaces de liberté, des formes de débrouille échappant à la vigilance d’État, voire favorisées par l’État, des moyens populaires de renormaliser les consignes, les contraintes, et quoi que difficile à voir, il se passe toujours autre chose que ce qu’il en est dit.

Dans ce roman, l’amour entre ces deux adolescents qui fait nuance au système dénoncé est confirmé par la lecture La Corée du Nord en 100 questions, de Juliette Morillot, et le chapitre Comment s’aime-t-on en Corée du Nord ?

Il nous a toujours semblé que la dictature nord-coréenne, (encore faudrait-il interroger cette notion, sans verser dans l’ethnocentrisme) ne peut en aucun cas être comparée à une autre dictature. Si jamais personne n’a pu renseigner le degré d’adhésion du peuple nord-coréen à son régime, personne ne s’est risqué à calculer son degré de répulsion. Une fois de plus, le contrat qui lie un pouvoir à son peuple nous paraît inédit quand on aborde la Corée du Nord. Philippe Pons parle d’un « contrat social implicite » entre le pouvoir et la population*.

Dans ce roman que l’éditeur compare à un Roméo et Juliette nord-coréen (dixit la 4e de couverture, apanage de l’éditeur) en dit au fond plus long qu’il n’y paraît : il est donc possible de s’aimer d’amour en Corée du Nord ! Une dictature annihile en principe toute manifestation de créativité, de rapport entre les individus, de sentiment, et les relations amoureuses sont toujours filtrées par le fatum, le désespoir. L’amour est souvent le dernier refuge qui échappe au pouvoir de la dictature, fille de Thanatos, quand l’amour est fille d’Éros. Toutes les pulsions de vie qui s’expriment repoussent un peu plus loin l’étau qui étreint les populations. Yoon Gi est un amoureux comme les autres, dans un pays pas comme les autres, qui bien que présentant à nos yeux des caractéristiques rédhibitoires, n’en représente pas moins une fierté pour ses habitants. Mais voilà, Yoon Gi n’a pas le même « pédigrée »  (seongbun, 출신 성분) que Mi Ran. Autrement dit, les deux amoureux n’appartiennent pas à la même catégorie de citoyens, celle de Mi Ran étant mieux considérée par le pouvoir que celle de Yoon Gi. C’est donc à un double défi que vont s’affronter les deux tourtereaux, transgresser l’ordre social et renverser l’opinion familiale. Si le roman n’échappe pas à la doxa quand il s’agit de la Corée du Nord, il est aussi un hymne à l’amour, à l’amour en temps de guerre, serions-nous tentés d’écrire. Car il faut vivre, il faut bien vivre, même quand le cadenas mental partout sévit. Même quand les catégories d’appartenance s’y opposent.

La fin du roman est aisée à deviner, il faudra s’enfuir de la Corée du Nord. Mais, Yoon Gi n’a-t-il pas déclaré un peu plus tôt : « Pourtant ce matin, malgré ses yeux qui piquent, Yoon Gi se dit qu’avec l’amour de Mi Ran, c’est vrai, il n’a rien à envier au reste du monde ». (p.80)  En une phrase, l’auteur annule la prévention que le lecteur pourra éprouver. L’amour, un isolat qui défie la politique, la loi, le temps. Oui, il est donc possible de s’aimer en Corée du Nord, tout n’est pas perdu.


Nous n’avons rien à envier au reste du monde
Nicolas Gaudemet
L’Observatoire, 2025
176 pages, 21€