On observe depuis quelques temps, une évolution dans l’intérêt des occidentaux pour la Corée ; elle intéresse un public de plus en plus large et diversifié. Désormais, avant d’aller au Japon, les fans d’anime et de manga s’arrêtent en Corée pour profiter de ses temples, de ses salles d’arcades, de ses restaurants ; sur les réseaux sociaux, elle apparait, grâce à des influenceurs comme le photographe Pape San, comme un pays dans l’air du temps, à la pointe de la mode et de la technologie. Son image ne se limite plus à l’univers coloré et sucré de la K-pop : elle touche désormais un éventail beaucoup plus vaste de personnes, au-delà des étiquettes de genre, d’origine ou d’âge. Même un film d’animation comme K-pop Demon Hunters illustre ce mouvement : loin de séduire uniquement les fans de K-pop, il a su éveiller la curiosité de publics très différents, grâce à ses chansons entraînantes, ses références mythologiques et à son style d’animation énergique.
Mais ce visage moderne et séduisant n’est pas qu’un simple élan spontané : il est le fruit d’une stratégie culturelle millimétrée, orchestrée par l’État coréen dans une logique de soft power. Dès lors, il convient de se demander si cette ouverture culturelle, aussi brillante soit-elle, reflète vraiment la Corée des Coréens. L’ouverture coréenne semble surtout tournée vers l’extérieur. Qu’en est-il au niveau interne, la Corée est-elle un pays véritablement accueillant et interculturel ?
C’est à ces interrogations qu’Ida Daussy tente de répondre dans Corée à cœur, en livrant, avec son double regard de Française devenue Coréenne, un état des lieux intime et lucide du pays vu de l’intérieur. En partant de son expérience personnelle, du dernier drame de sa vie, à savoir son divorce, elle s’intéresse aux questions de démocratie, de racisme, de misogynie, d’éducation, de vieillissement ou encore d’épanouissement personnel. Ce livre intervient vingt ans après Ida au pays du matin calme, où elle racontait son immersion dans la culture coréenne à une époque où les liens entre la France et la Corée étaient encore peu développés et où la Corée du Sud entamait tout juste son énorme essor économique, Peu exposé à la mondialisation, le pays était alors encore marqué par une société traditionnelle où les interactions avec des cultures étrangères restaient limitées.
Corée à cœur est un livre surprenant, tant sur le plan formel que fondamental. Il est à la fois intimiste et général, sensible et rigoureux. Il débute avec le récit douloureux du divorce de l’autrice. Surexposé médiatiquement, cet évènement qui aurait dû rester privé l’a conduit à réfléchir à la complexité de son rapport à la Corée, en tant que femme, citoyenne et travailleuse d’origine étrangère. L’autrice a dû rendre compte publiquement de sa séparation, se justifier, défendre ses enfants, ses droits de mère mais aussi de citoyenne. Même après des années de vie sur place et l’obtention de la nationalité coréenne, elle montre que l’intégration reste fragile : en situation de crise, elle a dû se battre pour se faire des alliés et connaitre ses droits d’expatriée.
Sa précarité a d’abord été renforcée par le sentiment général négatif autour du divorce en Corée. Sans exposer les détails de son histoire, Ida Daussy s’appuie sur son expérience personnelle pour décrire la gestion générale des crises familiales en Corée. Elle illustre de manière frappante l’impact des valeurs confucéennes sur la vie privée. Dans une société où l’harmonie familiale est considérée comme un pilier de l’ordre social, rompre le mariage n’est pas perçu comme une affaire personnelle mais comme une faute morale qui entache la réputation de toute une famille. Cette faute, jugée grave, a longtemps placé les femmes dans une position précaire : elles risquaient de perdre la garde de leurs enfants, perçus comme appartenant à la lignée paternelle, ou, si elles les conservaient, peinaient à retrouver un emploi compatible avec leur charge familiale. Le divorce était donc vécu comme une double peine : exclusion sociale et précarité économique. Quoiqu’aujourd’hui la situation se soit nettement améliorée pour les femmes, que celles-ci obtiennent généralement la garde de leurs enfants et gardent leur travail, Ida Daussy montre combien cette logique découle de la persistance des schémas patriarcaux confucéens où la femme reste assignée à son rôle de mère et d’épouse, dépendante de l’homme pour sa légitimité sociale et sa stabilité matérielle.
« La société évolue doucement, les générations s’émancipent et ce, toujours avec un temps d’avance au sein de la capitale qui regroupe tout de même un quart de la Population du pays. Pourtant, les femmes de plus en plus diplômées arrivent encore plus nombreuses sur le marché du travail, et pour elles le dilemme reste entier : travail ou éducation des enfants ? Il faut souvent choisir à contrecœur. »
Son livre est donc également l’opportunité pour elle de dénoncer le sexisme et la misogynie encore latents en Corée. À travers son expérience et ses observations, Ida Daussy souligne la persistance d’un patriarcat enraciné dans les structures familiales, politiques et professionnelles. Elle décrit une société où les femmes, bien que de plus en plus présentes dans l’espace public et le monde du travail, continuent de subir des discriminations massives : plafond de verre, attentes sociales, violences symboliques et physiques. Son récit, quoique très intime, devient ainsi un miroir des inégalités de genre en Corée.
Cependant, elle ne limite pas son propos sur les discriminations aux questions de genre : elle aborde aussi avec lucidité les manques de mixité sociale et la place encore fragile des minorités en Corée. Si le pays se présente à l’étranger comme une terre d’ouverture et d’innovation, il reste marqué par une homogénéité culturelle qui rend l’intégration difficile pour les étrangers, les couples mixtes ou les enfants métis. Ida Daussy dénonce à partir de cas précis, de chiffres et de pourcentages, des discriminations, souvent insidieuses, qui révèlent un racisme ordinaire encore vivace.
« D’après un rapport de 2023 de la revue US News & World Report, la Corée du Sud se place neuvième sur 79 pays en matière de racisme. Une enquête de Segye Ilbo de 2020 montre encore que 69,1% d’un échantillon de 207 étrangers vivant en Corée avouaient avoir été victimes de discrimination ou d’attaques haineuses. »
Quoique très sombres, les constats de ce livre ne sont pas présentés par l’autrice comme une fatalité. Elle présente une société en crise certes, mais aussi une société jeune et militante qui se bat pour ses droits et surtout son épanouissement. Soumise à une pression scolaire et sociale écrasante, la jeunesse coréenne se débat pour défendre son droit d’émancipation individuelle et son droit au bonheur. Elle nous fait parvenir leurs revendications à travers des termes tels que « wolibal » (워라밸) : « work and life balance », ou la devise Yolo, « You only live once » qui retrouve un second souffle en Corée. Ce phénomène que nous avions déjà observé à travers la littérature « feel-good » ou « healing », témoigne d’une évolution profonde de la société coréenne. Les nouvelles générations, davantage ouvertes sur l’extérieur, plus connectées, rapportent de l’étranger des idées qui bousculent les normes établies, en valorisant l’autonomie, le bien-être et l’interculturalité. Elle fait ainsi preuve d’une curiosité croissante envers l’Autre, et laisse entrevoir un futur plus engageant.
En somme, Corée à cœur est un livre hybride, dans lequel l’autrice s’appuie autant sur son histoire personnelle que sur l’histoire du pays pour éclairer les grands enjeux de la société coréenne contemporaine. Ida Daussy convoque les grandes figures féminines de l’histoire coréenne, les moments clés de l’ouverture du pays, mais aussi une série d’articles et de scandales publics qui donnent chair et crédibilité à son propos. Ce mélange d’intime et de documentaire confère à son récit une force particulière : il ne s’agit pas seulement d’un témoignage personnel, mais d’un véritable état des lieux de la Corée ultra-contemporaine.
Corée à cœur
Ida Daussy
L’Atelier des cahiers, 2025 (réédition)
352 pages, 15 €
On observe depuis quelques temps, une évolution dans l’intérêt des occidentaux pour la Corée ; elle intéresse un public de plus en plus large et diversifié. Désormais, avant d’aller au Japon, les fans d’anime et de manga s’arrêtent en Corée pour profiter de ses temples, de ses salles d’arcades, de ses restaurants ; sur les réseaux sociaux, elle apparait, grâce à des influenceurs comme le photographe Pape San, comme un pays dans l’air du temps, à la pointe de la mode et de la technologie. Son image ne se limite plus à l’univers coloré et sucré de la K-pop : elle touche désormais un éventail beaucoup plus vaste de personnes, au-delà des étiquettes de genre, d’origine ou d’âge. Même un film d’animation comme K-pop Demon Hunters illustre ce mouvement : loin de séduire uniquement les fans de K-pop, il a su éveiller la curiosité de publics très différents, grâce à ses chansons entraînantes, ses références mythologiques et à son style d’animation énergique.
Mais ce visage moderne et séduisant n’est pas qu’un simple élan spontané : il est le fruit d’une stratégie culturelle millimétrée, orchestrée par l’État coréen dans une logique de soft power. Dès lors, il convient de se demander si cette ouverture culturelle, aussi brillante soit-elle, reflète vraiment la Corée des Coréens. L’ouverture coréenne semble surtout tournée vers l’extérieur. Qu’en est-il au niveau interne, la Corée est-elle un pays véritablement accueillant et interculturel ?
C’est à ces interrogations qu’Ida Daussy tente de répondre dans Corée à cœur, en livrant, avec son double regard de Française devenue Coréenne, un état des lieux intime et lucide du pays vu de l’intérieur. En partant de son expérience personnelle, du dernier drame de sa vie, à savoir son divorce, elle s’intéresse aux questions de démocratie, de racisme, de misogynie, d’éducation, de vieillissement ou encore d’épanouissement personnel. Ce livre intervient vingt ans après Ida au pays du matin calme, où elle racontait son immersion dans la culture coréenne à une époque où les liens entre la France et la Corée étaient encore peu développés et où la Corée du Sud entamait tout juste son énorme essor économique, Peu exposé à la mondialisation, le pays était alors encore marqué par une société traditionnelle où les interactions avec des cultures étrangères restaient limitées.
Corée à cœur est un livre surprenant, tant sur le plan formel que fondamental. Il est à la fois intimiste et général, sensible et rigoureux. Il débute avec le récit douloureux du divorce de l’autrice. Surexposé médiatiquement, cet évènement qui aurait dû rester privé l’a conduit à réfléchir à la complexité de son rapport à la Corée, en tant que femme, citoyenne et travailleuse d’origine étrangère. L’autrice a dû rendre compte publiquement de sa séparation, se justifier, défendre ses enfants, ses droits de mère mais aussi de citoyenne. Même après des années de vie sur place et l’obtention de la nationalité coréenne, elle montre que l’intégration reste fragile : en situation de crise, elle a dû se battre pour se faire des alliés et connaitre ses droits d’expatriée.
Sa précarité a d’abord été renforcée par le sentiment général négatif autour du divorce en Corée. Sans exposer les détails de son histoire, Ida Daussy s’appuie sur son expérience personnelle pour décrire la gestion générale des crises familiales en Corée. Elle illustre de manière frappante l’impact des valeurs confucéennes sur la vie privée. Dans une société où l’harmonie familiale est considérée comme un pilier de l’ordre social, rompre le mariage n’est pas perçu comme une affaire personnelle mais comme une faute morale qui entache la réputation de toute une famille. Cette faute, jugée grave, a longtemps placé les femmes dans une position précaire : elles risquaient de perdre la garde de leurs enfants, perçus comme appartenant à la lignée paternelle, ou, si elles les conservaient, peinaient à retrouver un emploi compatible avec leur charge familiale. Le divorce était donc vécu comme une double peine : exclusion sociale et précarité économique. Quoiqu’aujourd’hui la situation se soit nettement améliorée pour les femmes, que celles-ci obtiennent généralement la garde de leurs enfants et gardent leur travail, Ida Daussy montre combien cette logique découle de la persistance des schémas patriarcaux confucéens où la femme reste assignée à son rôle de mère et d’épouse, dépendante de l’homme pour sa légitimité sociale et sa stabilité matérielle.
Son livre est donc également l’opportunité pour elle de dénoncer le sexisme et la misogynie encore latents en Corée. À travers son expérience et ses observations, Ida Daussy souligne la persistance d’un patriarcat enraciné dans les structures familiales, politiques et professionnelles. Elle décrit une société où les femmes, bien que de plus en plus présentes dans l’espace public et le monde du travail, continuent de subir des discriminations massives : plafond de verre, attentes sociales, violences symboliques et physiques. Son récit, quoique très intime, devient ainsi un miroir des inégalités de genre en Corée.
Cependant, elle ne limite pas son propos sur les discriminations aux questions de genre : elle aborde aussi avec lucidité les manques de mixité sociale et la place encore fragile des minorités en Corée. Si le pays se présente à l’étranger comme une terre d’ouverture et d’innovation, il reste marqué par une homogénéité culturelle qui rend l’intégration difficile pour les étrangers, les couples mixtes ou les enfants métis. Ida Daussy dénonce à partir de cas précis, de chiffres et de pourcentages, des discriminations, souvent insidieuses, qui révèlent un racisme ordinaire encore vivace.
Quoique très sombres, les constats de ce livre ne sont pas présentés par l’autrice comme une fatalité. Elle présente une société en crise certes, mais aussi une société jeune et militante qui se bat pour ses droits et surtout son épanouissement. Soumise à une pression scolaire et sociale écrasante, la jeunesse coréenne se débat pour défendre son droit d’émancipation individuelle et son droit au bonheur. Elle nous fait parvenir leurs revendications à travers des termes tels que « wolibal » (워라밸) : « work and life balance », ou la devise Yolo, « You only live once » qui retrouve un second souffle en Corée. Ce phénomène que nous avions déjà observé à travers la littérature « feel-good » ou « healing », témoigne d’une évolution profonde de la société coréenne. Les nouvelles générations, davantage ouvertes sur l’extérieur, plus connectées, rapportent de l’étranger des idées qui bousculent les normes établies, en valorisant l’autonomie, le bien-être et l’interculturalité. Elle fait ainsi preuve d’une curiosité croissante envers l’Autre, et laisse entrevoir un futur plus engageant.
En somme, Corée à cœur est un livre hybride, dans lequel l’autrice s’appuie autant sur son histoire personnelle que sur l’histoire du pays pour éclairer les grands enjeux de la société coréenne contemporaine. Ida Daussy convoque les grandes figures féminines de l’histoire coréenne, les moments clés de l’ouverture du pays, mais aussi une série d’articles et de scandales publics qui donnent chair et crédibilité à son propos. Ce mélange d’intime et de documentaire confère à son récit une force particulière : il ne s’agit pas seulement d’un témoignage personnel, mais d’un véritable état des lieux de la Corée ultra-contemporaine.
Corée à cœur
Ida Daussy
L’Atelier des cahiers, 2025 (réédition)
352 pages, 15 €