Le risque auquel fait référence Ulrich Beck dans La société du risque [1] est un concept totalement différent du danger. Le danger est une menace réelle envers un corps physique ou envers une propriété. Par exemple, les substances chimiques sont dangereuses pour le corps humain ; le gaz fréon est dangereux pour la couche d’ozone ; le junk food est dangereux pour la santé. Le danger est une entité spécifique qui cause de réelles souffrances. Le risque, par contre, n’a aucun rapport avec une telle menace physique ou empirique. Il renvoie à la probabilité que quelque chose arrive et ait pour conséquence des souffrances. C’est pour cette raison que le risque est calculable, contrôlable et prédictible. Ainsi, l’expression « risque incontrôlable » est contradictoire. Un risque est un danger pris en compte d’après des calculs rationnels. C’est une préparation aux dangers qui peuvent survenir dans le futur et qui implique la prévention contre les occurrences du danger.
Le risque n’est nulle part. Mais n’importe quoi peut se transformer en risque. Le risque n’est pas quelque chose qui existe dans la réalité, c’est une perspective à travers laquelle la réalité est vue d’une façon spéciale. Ainsi, le même danger peut représenter un risque pour une personne tout en étant inoffensif pour une autre. Telle est la raison pour laquelle la culture joue un rôle majeur dans la constitution du risque. Par exemple, certaines sociétés comme l’Allemagne considèrent que les usines nucléaires représentent un risque important, se basant sur l’idée rationnelle qui atteste qu’elles peuvent être la cause de destructions massives et fatales pour l’écosystème de la planète. Elles ont donc arrêté d’utiliser ces énergies et comptent s’y tenir. Par contre, d’autres prônent le mythe de la sécurité nucléaire, malgré les diverses catastrophes nucléaires et leurs immenses dégâts auxquels il nous a été donné d’assister, comme celles de Three Mile Island en 1979 ou Chernobyl en 1986. De tels phénomènes montrent que lorsqu’il s’agit de définir le risque, les sociétés, par leurs différentes appréhensions du réel, jouent un rôle encore plus important que le savoir scientifique objectif.
Même à l’intérieur d’une société unique, le risque évolue avec le temps. En d’autres termes, une société peut subir des changements drastiques dans la constitution d’un risque pendant une courte période de temps. Par exemple, le fait de fumer n’était pas considéré comme un risque particulier en Corée il y a seulement dix ans. Les gens pouvaient fumer dans les lieux publics, les bus, et étaient même encouragés à fumer dans certaines circonstances, comme au service militaire. Fumer était considéré comme un symbole de masculinité, de rébellion de la jeunesse contre la société, d’attrait esthétique pour les femmes, de raffinement parmi les intellectuels. Néanmoins, depuis les vingt dernières années, la société coréenne considère que fumer est devenu un risque. Aujourd’hui on considère qu’il s’agit d’un suicide lent et d’une attaque aux autres et à leur santé. De telles perceptions viennent de la prise de conscience des nombreuses maladies que peut causer la cigarette, et des risques qui l’accompagnent.
Une société de risque est dominée par ce genre de perceptions du risque. La faim n’est plus le seul moteur d’action du peuple. Celui-ci veut perdre son anxiété. Une société de risque ne vient pas d’une ferveur révolutionnaire moralisatrice ; elle reflète plutôt un désir de sécurité. Les variables des classes perdent elles aussi une partie de leur signification. Comme Beck aime le rappeler, la pollution est démocratique. Les catastrophes environnementales comme le réchauffement climatique et la peur de toutes les nouvelles maladies secouent les citoyens des sociétés de risque dans leurs perceptions politiques. Le nouvel agent politique que Beck appelle « la communauté du risque » est formé à l’échelle mondiale, motivé par la peur d’une éventuelle catastrophe. La politique retombe au niveau de la vie. Elle se change en une vie politique centrée sur les problèmes de sécurité et d’anxiété. Ainsi, la société du risque permet l’apparition de nouvelles constitutions sociales et de changements jusqu’alors inconnus de l’humanité.
C’est au milieu des années 1990 que les discussions à part entière sur les sociétés du risque commencent en Corée. L’effondrement du pont de Seongsu en 1994 et du centre commercial Sampoong en 1995 a créé une crise dans une société imprégnée de l’optimisme du mythe du succès et du progrès. C’est pendant cette période que les sociologues coréens commencent à décomposer de façon minutieuse la modernité coréenne à travers le concept des sociétés du risque. Un numéro de la revue Sasang [ndlr : revue de sciences humaines] publié à l’automne 1998 développe les points de vue de plusieurs intellectuels sur la question des sociétés du risque. Han Sang-jin a lancé un débat sur la modernisation à laquelle ont fait face les pays asiatiques en se basant sur le concept de la société du risque, et Kim Dae-hwan a recherché les causes des catastrophes à grande échelle dans le processus de modernisation de la Corée, mené à marche forcée. De leurs côtés, Chang Kyung-sup décrit la société coréenne moderne comme une « société d’explosion et de construction à la va-vite », créé par une idée déformée du développement, et Yee Jae-yeol remarque les « anormalités quotidiennes » très répandues dans la société coréenne.
Les réponses des intellectuels coréens à la question de la société du risque ont commencé à prendre forme dans les années 1990, avec des réflexions critiques de cette « modernité comprimée ». À cet égard, la pensée coréenne d’une société du risque pendant cette période était différente de celle des Occidentaux. En d’autres termes, alors que les Européens se basaient sur la reconnaissance de la destruction qui était le résultat paradoxal du développement standard de la rationalité moderne, de l’intellect et des sciences, les Coréens se concentraient sur les horreurs d’un processus de modernisation anormal.
Avec le déclenchement de la crise du FMI en 1997, la Corée est jetée dans le néo-libéralisme mondial. Des emplois illégaux sont créés en masse grâce à la grande flexibilité du marché du travail, et la compétitivité qui pénètre même le secteur public. La sécurité sociale devient de plus en plus floue, les problèmes de polarisation augmentent. La crise est une catastrophe en elle-même mais est aussi à l’origine de grands bouleversements sociaux. Après la crise, la Corée devient une société du risque dans laquelle les bâtiments s’effondrent, les ponts se cassent et les métros déraillent, mais aussi une société à haut risque dans laquelle la vie quotidienne devient un risque. Le concept de risque s’échappe des catastrophes et des accidents et s’infiltre dans la vie en général pendant la crise. La Corée des années 2000 se rapproche des sociétés de risque décrites par Ulrich Beck à différents niveaux.
Par exemple, que penser des veillées à la bougie qui ont réchauffé la Corée en 2008 ? Nous savons que ces veillées ont commencé pour protester contre la possible exposition à de la viande de bœuf importée des États-Unis suite au nouveau traité signé par le gouvernement, et contaminée par la vache folle. Un nombre impressionnant de Coréens ont participé à cette veillée et des débats politiques et autres manifestations culturelles ont eu lieu à la même époque, avec des répercussions sur l’internet. En apparence, le problème s’est manifesté de différentes façons, mais ce qui unissait les participants était la peur de cette viande américaine et la méfiance envers le gouvernement qui assurait que cette viande était sûre. Le peuple a exprimé son intérêt pour la question et a demandé des solutions. L’important pour les Coréens n’était pas l’idéologie ou la politique, mais leur vie et la sécurité de leur famille. Les mères sont sorties dans la rue pour protester, avec leurs poussettes, symboles de la veillée aux bougies. Les participants aux manifestations sont ceux que Beck appelle « la communauté du risque ». Le message principal qu’ils voulaient faire passer au gouvernement était que celui de leur sécurité au quotidien ; la logique derrière la valeur de la sécurité et de la vie est le risque, et c’est la peur qui a poussé à l’action.
Comme l’affirme Beck, la rationalité sociale est encore plus importante que la rationalité scientifique parce que la science moderne n’a pas réponse à tout. Cette dernière évolue elle aussi, et se transforme peu à peu en risque aujourd’hui. De plus, il faut prendre en compte le fait que la science pure est parfois utilisée de façon abusive par les gouvernements et les entreprises. C’est pourquoi le principal facteur de détermination du risque ne peut pas être les experts scientifiques, mais ceux qui sont vulnérables face au risque quand celui-ci devient réel. En d’autres termes, les citoyens des sociétés de risque. Dans une société de risque, la peur, le sens commun et le désir de sécurité doivent être respectés. L’intellect doit être restreint à la considération de l’inconnu et le pouvoir du sens commun doit être plus que jamais reconnu.
Kim Hong-jun
Traduit de l’anglais par Lucie Angheben
Source koreanliteraturenow.com/LTI Korea
[1] La Société du risque : Sur la voie d’une autre modernité, Aubier, 2001, 521 p.
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