En 2013 paraissait le dernier tome de la bande dessinée de Jung, un auteur dessinateur sensible et talentueux. Récit autobiographique, cette trilogie en noir et blanc sur un papier ivoire est un témoignage sur son adoption, une première pour le genre. En 2012, Jung co-signait avec Laurent Boileau la réalisation d’un film tiré de son histoire, primé au Festival international du film d’animation d’Annecy : Prix du public et Prix Unicef. Un matériau critique existe déjà, en particulier sur le film, mais pour autant, il est intéressant de revenir quelques années après sa parution sur cette œuvre double qui reste singulière, et originale, la bande dessinée comme le film.
Sur un ton volontairement détaché, où l’humour est souvent teinté d’amertume, l’auteur revient sur sa petite enfance, les circonstances de son arrivée dans une famille en Belgique, par l’intermédiaire de la fondation américaine Holt, créée en 1956 à Séoul, et les grandes lignes de l’histoire de la Corée contemporaine qui a engendré le plus grand nombre d’adoptions internationales. Les personnages sont ronds et un peu enfantins, une caractéristique graphique propre à cette œuvre-là, qui la singularise, et donne à l’histoire une tonalité tendre et chaleureuse, qui correspond à l’évocation de souvenirs « de famille », sans en amoindrir le caractère souvent dramatique. Une histoire individuelle qui s’inscrit dans l’Histoire, c’est le portrait d’un petit bonhomme, qui naît à cinq ans, lorsqu’il est recueilli par un policier alors qu’il erre dans la rue, affamé et solitaire. Les mêmes petites photos type photomaton ponctuent le récit, comme pour dire « je n’oublie pas » ; extraites du dossier de l’orphelinat, elles sont les photos de naissance de Jung. Une enfance heureuse quand même, grâce à un lien de fraternité sans équivoque dans sa famille d’adoption. Jung dessine des scènes chaleureuses pour évoquer la réelle complicité avec ses frères et sœurs, et ne cesse de leur rendre hommage. Dans le film, certaines sont même un peu plus développées. Un gros plan en super 8 sur le visage de l’enfant, le regard grave, attentif, et le sourire qui peu à peu lui vient aux lèvres, signe de confiance, de reconnaissance, s’enchaîne avec un dessin le représentant flottant sur un petit nuage, heureux et manifestement repu. Finie la faim, finie la solitude semble dire son sourire satisfait. Mais le petit enfant était déjà décrit comme sociable et attachant, à l’aise avec ses pairs à l’orphelinat, généreux : une personnalité à l’épreuve de l’adversité.
Le deuxième tome de Couleur de peau : miel aborde la période de l’adolescence, annoncée dès la couverture, confrontation entre l’enfant et le jeune homme, avec l’exacerbation du questionnement identitaire, la découverte du dessin vécue comme un refuge et l’élaboration progressive d’une identité propre. Le jeune homme perd son sourire malicieux, et s’enfonce dans la dépression ; seule la révélation de l’amour que lui porte sa mère adoptive, qu’il lui arrache quasiment, va lui permettre de commencer à se réconcilier avec lui-même. Colère et honte vis-à-vis de son pays d’origine, report et identification à un autre pays, le Japon (comme par hasard, l’ennemi historique de la Corée. L’enfant le savait-il déjà à cette époque ? On peut en douter, mais les cauchemars qui parasitent ses nuits semblent s’enraciner dans une imprégnation culturelle assez conséquente. Peut-être que le Japon est-il aussi une de ces réminiscences). Autodestruction puis reconstruction, Jung commence à abattre les barrières et aller vers l’autre, et les Coréens spécialement, pour en apprendre davantage et retrouver les racines qui l’aideraient à construire sa propre identité. La connaissance et la compréhension du phénomène de l’adoption vont l’aider très concrètement dans ce cheminement. L’image de l’enfant devenu arbre qui lutte contre le déracinement est aussi la métaphore de sa lutte contre l’éparpillement identitaire, la déconstruction, l’anéantissement, dont sont victimes d’autres enfants adoptés. Les commentaires publiés de ses lecteurs en attestent : l’œuvre de Jung est salvatrice pour nombre d’entre eux, qui reconnaissent leur propre vie, leurs doutes et leurs espoirs.
Le troisième tome évoque l’accomplissement de son affranchissement de sa famille adoptive, et le passage à l’âge adulte. Le petit abandonné peut être autonome, vivre sans le filet d’une famille, quitte à brusquer parfois ses proches. Probablement la preuve de la réussite de cette adoption. Ce dernier volume revient aussi sur l’expérience du film tiré de la bande dessinée, et du voyage de Jung en Corée, suivi par une équipe de cinéma, retour difficile et assez décevant d’après l’auteur, même s’il lui a permis de franchir une étape supplémentaire dans sa quête de lui-même. Le rythme est toujours dynamique, grâce aux souvenirs qui s’enchaînent, un trait vif, un crayonné un peu épais, qui affirme le trait, d’un gris plus doux que le noir, avec dans la BD un cadrage ponctué de dessins pleine page oniriques, très détaillés, très finis, un style que l’on retrouve avec plaisir dans le film. Là, le parti-pris est original et plusieurs média sont employés, « un joyeux mélange des genres » d’après Jung, avec un résultat harmonieux, mais qui a demandé beaucoup de travail et de réflexion ; premiers dessins sur l’enfance à l’orphelinat, puis images d’archives : orphelins livrés à eux-mêmes pris en charge par la « généreuse entreprise Holt » pourvoyeuse d’orphelins métis, doublement illégitimes en Corée, et images de « cargaisons » d’enfants, enfournées dans les avions cargo. L’alternance de séquences de films familiaux en super8 et de scènes dessinées confère une grande vitalité à l’ensemble, sur l’arrivée, les premiers mois, les premières relations ; des images et une bande-son qui témoignent davantage que dans la BD de la tendresse offerte au petit garçon par sa famille adoptive. La technique se met au service de l’émotion : les séquences dessinées sont dans une tonalité jaune fané, sépia, proche de l’ivoire du papier, évocatrice du temps passé, les gestes sont lents, l’enfant se recroqueville, passe sa main doucement dans les blés mûrs, le commentaire est tout en retenue, le regret affleure. L’enfance est heureuse, mais tourmentée. Le dessin vient apaiser les inquiétudes : très tôt, Jung tient un carnet, avec des parents « qu’on peut imaginer comme on veut », c’est un avantage. Déjà y figure la représentation de la maman en jupe longue et chignon, image de la femme coréenne, qu’on retrouve dans la bande dessinée, magnifiée par un gracieux mouvement de jupe, une ombrelle traditionnelle, et un père qui semble s’écarter. La maman baisse la tête.
Abandon, adoption, quête identitaire, honte, angoisse, déni, difficulté à trouver sa place, racisme, hypocrisie ou mauvaise foi de la société coréenne, tous ces thèmes traversent l’œuvre habitée de fantômes, de questions, et de cauchemars de Jung. Le commentaire en voix off du film, comme ceux qui ponctuent la bande dessinée renforcent l’émotion de la lecture : c’est un enrichissement de l’œuvre, comme si avec Jung, le lecteur peu à peu surmontait ses peurs.
Parmi les situations diverses des Coréens de l’étranger, que la Corée désigne depuis peu comme une diaspora, le phénomène de l’adoption de plusieurs milliers d’enfants coréens de par le monde est un problème particulier. Même si la question identitaire se pose plus ou moins pour nombre d’entre nous, issus de familles dé-re-composées ; même si la plupart des enfants nés en France de parents d’origine étrangère voient sans cesse dans le regard des autres le reflet de leur évidente différence ; même si le statut de « l’étrangeté » est vécu différemment selon l’histoire de chacun, le phénomène d’adoption d’enfants venus de Corée du Sud s’origine dans le rejet national de ces enfants, petits exclus dès leur naissance, dans leur propre pays. En France, il existe peu de récits publiés sur ce thème. Un roman de Kim Yeon-su a pour héroïne une jeune femme élevée aux Etats-Unis, qui en retrouvant sa mère biologique va finalement rejeter la personnalité construite dans sa famille adoptive (1). Dans Les sombres feux du passé (2), Lee Chang-rae évoque aussi les difficultés de l’adoption dans la confrontation d’un Coréen lui-même adopté par un couple de Japonais, qui va accueillir une petite Coréenne métisse, pour l’élever dans un pays étranger, les États-Unis. Enfin Hélène Charbonnier a publié lorsqu’elle était responsable de Chan-ok, deux romans et un album évoquant l’histoire d’une petite fille adoptée en France, les difficultés de l’adoption dite « domestique », et enfin la question des mères célibataires en Corée aujourd’hui (3). Au cinéma, Une vie toute neuve d’Ounie Lecomte retrace la vie à l’orphelinat à la même époque, et les circonstances de l’adoption. Toutes œuvres traversées par l’évocation du reniement national (4).
Alternativement utile à l’image intérieure et extérieure du pays, le phénomène de l’adoption en Corée reste extrêmement complexe et de causes multiples. Dans l’œuvre de Jung, il est mentionné que beaucoup de ces enfants sont déclarés de parents décédés, alors qu’ils les retrouvent assez souvent quand ils le décident. Qu’en est-il des grands-parents, des oncles ou des tantes qui auraient pu élever ces petits orphelins ? La filiation patrilinéaire d’une importance primordiale dans la société coréenne exclut en fait les enfants nés hors mariage, et le renoncement à leur enfant était présenté aux mères célibataires comme la condition de leur propre survie. Le divorce, ou le remariage entraînent aussi l’exclusion des enfants, comme celle de la petite héroïne du film d’Ounie Lecomte, lorsque la famille paternelle ne prend pas l’enfant en charge. Pour autant, la prise en charge par des organisations philanthropiques étrangères de l’assistance sociale et des orphelins dès la fin du 19e siècle en Corée, et qui s’intensifie dans les années 50 est aussi un facteur important du désinvestissement du problème par la société coréenne elle-même (5). Jung revient sur les différentes raisons culturelles ou économiques qui ont maintenu la Corée tout au long du 20e siècle à la triste première place des pays ouverts à l’adoption internationale, et souligne l’encouragement quasi constant à l’abandon. Lors de son voyage « de retour », lui-même est confronté à son étrangeté pérenne dans la société coréenne, étrangeté à laquelle cette même société l’a condamné dès qu’il a été accueilli à l’orphelinat, et à laquelle elle le condamne encore lorsqu’il remet les pieds en Corée quarante ans après son exil. Il hésite à franchir le pas : ira-t-il plus loin dans la recherche de ses origines ? Tant d’autres près de lui y ont perdu tous leurs repères…(6) Les plans de Jung dans le film, le rapport aux images de foule à Séoul le situent encore comme un enfant perdu. Son insistance lorsqu’il consulte son dossier à l’orphelinat, pour glaner quelques infimes précisions sur ses origines se heurte à l’opacité d’une organisation aux motivations peut-être moins altruistes qu’il n’y paraît. Qu’en est-il d’autre part de l’accueil de ces enfants dans les familles d’adoption? Jung rappelle que dans un premier temps, ils changeaient d’identité : nouveau nom, certes, mais aussi nouveau prénom. Autant dire la négation de ce qu’ils avaient été jusqu’alors. Par quel miracle Jung a-t’il gardé une partie du sien, alors que sa petite sœur a été renommée Valérie ? Il a gardé ce nom-prénom comme nom d’auteur, peut-on y voir la volonté de rester « à part » ? Ce choix parental lui a-t’il finalement permis d’affirmer son identité propre ? Toujours est-il que dans les années 70 en tout cas, aucun lien n’était conservé avec le pays d’origine, la Corée du Sud. Aujourd’hui, la prise en compte de ces éléments est essentielle dans l’adoption (7). Jung évoque de loin en loin quelques dialogues avec ses parents, le rappel de ses souvenirs de Corée, y compris sur les deux femmes avec qui il aurait vécu, le sentiment de culpabilité qui le hantait, l’idée d’avoir été « mauvais » à laquelle sa mère adoptive répondait qu’il n’avait pas dû être si mauvais puisqu’il avait été adopté (ouf !). Mais lorsque dans une rencontre avec des spectateurs du film il évoque la réaction attristée de son père : « Tu ne parles pas de nos vacances au ski ! », on comprend mieux : l’adoption a été une assimilation, avec black out total sur l’histoire personnelle antérieure de l’enfant. D’ailleurs, Jung n’évoque pas du tout l’apprentissage du français, et à peine celui des conventions (une réflexion maternelle dans le film lorsqu’il est assis sur la table pour boire au goulot, la bouteille de Coca), mais insiste sur son oubli de la langue coréenne. Jung n’a pas de figure paternelle de référence, même s’il reconnaît s’être imaginé un père irlandais joueur de cornemuse, alors qu’il en a une pour sa mère. Bien sûr, puisque les enfants abandonnés en Corée sont depuis toujours en majorité des enfants nés hors mariage. Dans la BD, sa relation avec ses parents adoptifs, son éducation, ramènent sans cesse le lecteur sur ses rapports conflictuels avec sa mère, si différente de la maman idéale qui hante ses rêves. Peu de tendresse, pas de câlins, il faut qu’il frôle la mort pour qu’elle lui avoue qu’il remplace dans son cœur un précédent enfant décédé très jeune… Et l’adoption de la petite sœur elle aussi venue de Corée, est présentée comme un cadeau pour le père, jamais vraiment reconnue par sa femme. Dans le film, les choses sont plus nuancées, la figure paternelle est plus affirmée, un nouveau temps a passé et l’écriture a joué son rôle cathartique. On imagine qu’il s’agit d’une famille où la religion tient sa place aussi, pour laquelle l’adoption a l’aura d’une bonne action, comme c’était le cas pour le couple Holt à l’origine de l’avènement de l’adoption internationale en Corée, mais avec pour principe éducatif « Qui aime bien, châtie bien ». Signe probable d’une influence commune, le village compte plusieurs Coréens adoptés à la même période, qui s’ignorent superbement, mais dont les familles ne se fréquentent pas non plus. L’ensemble évoque des motifs d’adoption complexes, où l’intérêt de l’enfant n’entre pas en ligne de compte, même si Jung le notifie dès le début du film, sa légitimité d’enfant « de la famille » n’a jamais vraiment été remise en cause. Lorsqu’elle l’a été par contre, la blessure ne s’est jamais refermée, Jung l’évoque précisément et avec la même violence dans la bande dessinée et dans le film : c’est le retour à la case « abandon ». Sa sœur Valérie est également davantage présente dans le film, peut-être parce que son souvenir est un petit peu moins douloureux après le travail sur la BD, mais son parcours est plus dramatique. À la fin du dernier volume de la bande dessinée, Jung revient sur leur dernière rencontre, regrettant de n’avoir pas réussi à franchir l’obstacle partagé de l’adoption, et d’avoir là failli à son rôle d’aîné. La résilience reste marquée des ombres d’un passé fantasmé, impossibles à effacer.
L’image de l’enfant qui rêve les yeux fermés le menton sur les mains, avec des petits tiroirs ouverts ou fermés est probablement la plus marquante : on apprend, on ouvre, on oublie, on ferme, tel est le secret de la construction identitaire. L’abandon et l’adoption en auront été pour Jung en tout cas, les clés essentielles.
* Dans le cadre des manifestations de l’ Année France-Corée, la bibliothèque Mohammed Arkoun, à Paris, a organisé une rencontre avec le dessinateur Jung le samedi 12 mars.
Notes:
(1) KIM, Yeon-su. – Si le rôle de la mer est de faire des vagues… – Picquier, 2015.
(2) LEE Chang-rae. – Les sombres feux du passé. – Points Seuil, 2002.
(3) JEE-HYUNG. – Les 2 anniversaires d’Ariane. – Ill. de Yan Nascimbene. – Chan-ok, 2009.
KIM Ryo-ryeong. – Un hippocampe dans mon cœur. – Flammarion, Chan-ok, 2011.
YI, Hyeon. – Café 0405. – Flammarion, Chan-ok, 2012
(4) FÉDOU, Émilie. – Appelle-nous papa et maman. – Milo, 2014.
(5) HÜBINETTE, Tobias, KIM Eleana. – Histoire de l’adoption coréenne.- Ed. Community 2004. Guide to Korea for overseas adopted Koreans, Overseas Koreans Foundation, 2004.
(6) PRÉBIN, Élise. – « Trouver la bonne distance : étrangère, marginale, ethnologue et parente en Corée du Sud », Ateliers du LESC [En ligne], 33 | 2009, mis en ligne le 18 mars 2009, consulté le 28 juillet 2015. URL : http://ateliers.revues.org/8214 ; DOI : 10.4000/ateliers.8214
(7) En France, l’association Racines coréennes s’emploie à faire valoir les droits des adoptés. http://www.racinescoreennes.org/
Crédits photo : labd.net
COULEUR DE PEAU : MIEL
DE JUNG
Éditions Quadrants, 3 tomes : 2007, 2008, 2013.
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