Du divorce considéré comme trouble
A l’heure où les romans s’effacent devant la curiosité médiatique qu’ils suscitent, le roman de Baek Nam-ryong présente quelques autres mérites que le titre de « premier roman nord-coréen traduit en France » retenu par la presse pour le présenter.
Un roman, dont le thème inhabituel pour des occidentaux peut être résumé ainsi : une femme, ancienne ouvrière devenue chanteuse, demande à un juge de la divorcer de son mari, un ouvrier tourneur, pas assez ambitieux à ses yeux. L’instruction de ce divorce va devenir pour les personnages, à commencer par celui du juge, l’occasion de passer au tamis de la conscience leur propre relation matrimoniale. Ce sera aussi l’occasion d’un débat public où se confrontent le travail, le couple, la famille… Se retrouvent sur le devant de la scène une famille en voie d’éclatement et quelques autres en passe de l’être à leur tour.
Une lecture sans doute trop rapide de la présentation du traducteur a incité la presse à ne retenir qu’un aspect du roman, la place de la famille dans la culture coréenne et le danger social que représenterait un divorce. C’est oublier que la famille est la pierre angulaire de toutes les sociétés confucianistes d’Asie, et tout particulièrement la Corée, du nord au sud. Depuis le début de la dynastie Koryeo (948-1392), la famille est au centre de la philosophie confucéenne. Les affaires privées, les affaires patrimoniales, se sont toujours réglées à la fois dans la sphère privée et sur la place publique lorsque la sphère privée était avérée comme inefficace ou insuffisante (par exemple, en cas de litiges entre familles claniques, en cas de mariage avec un intermédiaire, etc.). Rien d’étonnant dans un pays où le substantif « oncle » est souvent utilisé en lieu et place de « monsieur », celui de « tante » qui peut être affectueusement donnée à une patronne de restaurant quand on lui commande un plat, ou encore celui de « bébé » qu’une personne très âgée adressera à une jeune serveuse de bistrot, par exemple.
En Corée du Nord, comme en Corée du Sud, le divorce a toujours été perçu comme un trouble, sinon à l’ordre public du moins pour l’harmonie sociale. Le divorce par consentement mutuel est, par exemple, récent en Corée du sud, et bon nombre de divorces sont encore prononcés aux torts exclusifs des femmes. Outre le divorce, les relations sociales dans les grands ensembles de première génération, là où les liens sociaux sont encore forts, ou dans la villages de province, il n’est pas rare que le caractère public des affaires privées soit encore très prégnant.
Dans le roman Des amis, le divorce est analysé à l’aune des rapports sociaux et du rapport à la Nation. Cette étrangeté le devient un peu moins dès que l’on fait le retour sur le mode de constitution tardive de la nation en Corée, au Sud comme au Nord, bien que l’une et l’autre, sur des registres différents.
Mais la focalisation sur le drame politique que représenterait un divorce en Corée du Nord oblitère les multiples dimensions de ce roman, plus suggérées qu’écrites. En faisant de cette question du divorce le point central du roman, Baek Nam-ryong interroge de multiples aspects de la vie nord-coréenne, le rapport à l’amour, au mariage, à la nation, le rapport au travail, aux valeurs en mutation, et aussi mais dans une moindre mesure, aux difficultés du système politique et ce qu’il produit de parasites, de profiteurs, de petits chefs. Les vertus cardinales de dévouement, de solidarité, de rapports humains pacifiés bordent le livre comme une allée de fleurs vives dans un parc coréen.
Cette demande de divorce et le désaccord du juge qu’elle entraîne, marque davantage les blocages de la société nord-coréenne où tout retour en arrière est devenu impossible, où tout aveu d’erreur, fut-il d’ordre matrimonial relève d’abord de la loi et parfois même de la constitution.
Mais rien n’est aussi monolithique qu’il y paraît. Cette demande de divorce est aussi l’occasion pour le juge de s’interroger sur son propre mariage, une femme souvent absente pour son travail, dans son village natal, laissant à chaque fois une maison « vide et froide sans repas préparé ». La sanction de cet examen apparaît lentement. : la famille n’est pas le pilier du pays qu’on lui demande d’être. Au motif de divorce formulé ainsi par la chanteuse (p29) : « je ne suis pas bien avec lui » le juge rétorque : « on ne peut pas satisfaire à la loi avec de simples raisons ordinaires » (p31). A une cause individuelle, le juge renvoie la responsabilité sociale de chaque citoyen. Évidemment, il y a de quoi s’interroger sur le rapport entre individu et société. Le juge fait ici référence à une demande de divorce qu’il eu à instruire autrefois. Demande en symétrie inversée : c’est l’homme ouvrier devenu cadre qui reprochait à sa femme de n’être et rester qu’une campagnarde. Le refus de divorce avait été alors justifié par le juge au nom d’une vision bourgeoise qui consiste à n’envisager la vie que sous l’angle de la progression professionnelle, de l’ambition sociale.
Le reproche qui est fait au mari (refus de progresser, d’entrer à l’université de l’usine) tandis qu’il ne cesse de manifester son désir de rester ouvrier tourneur et d’accomplir correctement son travail pour le bien de la patrie. Sa femme va patienter car il est en train de mettre au point une machine qui sera bénéfique pour l’usine et pour le pays. Mais le caractère insupportable de la situation est atteint lorsque le mari ne reçoit que le troisième prix d’innovation industrielle et qu’il ne se révolte pas contre cette distinction injuste. C’est le juge qui va se révolter à sa place, et c’est pour le roman l’occasion d’un coup de griffe acéré contre les cadres, les chefs et autres responsables qui détournent la politique du parti en détournant les objectifs de la nation. Ce mari se défend donc de la promotion sociale comme moteur de vie (précisons que l’auteur est devenu écrivain à la suite d’une formation effectuée à l’université de l’usine). L’amour du travail se superpose à l’amour du pays, à l’amour tout court.
Cette femme avait pourtant commencé sa carrière par être tourneuse en usine, avant de devenir chanteuse. C’est dans et par la promotion sociale qu’elle rompt le pacte social. Et c’est cette même volonté de promotion qui la rend coupable aux yeux du juge. Figure intéressante : la promotion sociale est mise au ban des accusés lorsque elle est invoquée par la femme, mais dans le même temps, et elle est approuvée lorsqu’elle doit garantir l’unité du couple, pour le mari récalcitrant à toute promotion sociale. Le juge n’évalue pas la demande de divorce du point de vue du droit mais d’un point de vue politique et social : en Corée du nord (comme en Corée du sud), peut-on divorcer dans un pays structuré autour de la famille ?
Le juge a t-il le recul nécessaire pour évaluer la demande de divorce : (p83) « le nuage de malheur familial que le couple de Sok-chun avait laissé versait une pluie froide sur le cœur du juge ». Mais il s’agit ici moins du malheur des individus que du malheur de l’unité familiale, pivot de la société coréenne. L’exemple frappant nous vient d’une institutrice, tout en dévouement, tout en sacrifice pour ses élèves, allant jusqu’à payer de sa poche leurs fournitures ou frais de santé. Ce portrait est amodié au détour d’une phrase cinglante : « (…) elle aimait sans doute plus ses élèves que son mari. Sacrifiant entièrement son amour et sa jeunesse à ses élèves, elle n’avait su aimer personne ». Ainsi émerge lentement, ce qui pourrait devenir une thématique du Sujet. L’apparente neutralité de la phrase (on ne sait si le narrateur prend parti ou non) est contournée par le poids du propos, par le drame qu’il suggère. Les devoirs que s’est imposée l’institutrice, fidèle à l’idéologie de la dévotion, éclate ici au visage. Or en Corée du Nord, l’Etat résulte de la lutte entre les classes sociales, la loi et la structure des rapports sociaux qui vont avec, garantissent la vie harmonieuse. Tout écart à la règle ne se place pas seulement en écart de l’ordre social mais sape les fondations mêmes de l’État. « Il ne peut y avoir sincérité si la pureté du chant n’était pas accompagnée de la même pureté à l’intérieur du foyer ». Cette remarque d’inspiration confucéenne d’un vieux tourneur, d’une vertu presque totalisante, peut aussi se comprendre comme une critique envers la Nation. Infirmation est apportée quelques pages plus loin « On ne peut vivre en famille avec la même sincérité qu’à l’usine ». Ainsi de suite : (p140) le juge fait remarquer : « Chaque famille est une unité de la nation. Comment peut-on négliger la destruction de l’unité de la Nation ? » ; c’est certainement ici que se fait et se défait le nœud gordien du problème. Ce n’est pas le divorce qui met en danger la Nation mais le discours qui associe famille et nation. La construction d’une vision totalitaire autour de l’inséparabilité des éléments constitutifs de la nation rend terriblement fragile chaque partie, ainsi qu’affirmé plus loin (p184): « Combattre les obstacles aux sentiments moraux des hommes, comment peut-on dire que cela n’entre pas dans le cadre de la loi ».
Ce qui est reproché à l’ouvrier-tourneur, c’est de ne pas avoir varié au plan idéologique depuis 10 ans. Et ce reproche, c’est le juge qui le formule, donc une haute autorité, qui représente par ailleurs le poids grandissant des classes intermédiaires dans la recherche de nouvelles solutions idéologiques. Et par ce reproche, le juge légitime la demande de divorce qu’il combat par ailleurs.
D’autant que, (p199) dans cette société minuscule (la famille) la femme « a le droit d’exprimer le désir de civilisation spirituelle qu’exprime notre époque » (le roman date de 1988), que nous pouvons interpréter comme une possibilité qu’offre l’époque de construire un discours idéologique nouveau.
Dans ce roman où il n’est question que de divorce, ce dernier risque vite de devenir terriblement aveuglant pour le lecteur. L’empêcher de voir par exemple, la sur-implication du juge : « la colère l’empêchait de respirer » ; cette implication provoquée par ce que traverse le juge dans son propre couple, n’est-elle pas aussi le résultat de la loi imparfaite et donc justificative de l’idéologie d’État ?
Avec ce roman, porté par la curiosité qu’il a suggéré, nous sommes face à une écriture concise, quelques fois lyrique. Bien sûr, quelques figures imposées truffent la narration (les salauds d’américains, les gentils citoyens, la pureté des sentiments…). On y découvre la manière dont les nord-coréens pensent, au détour des années 90, la famille, les relations à l’intérieur de la famille, le sentiment d’isolement de la nation, et au travers de ce roman, l’éternel débat entre idéologie et applications de cette idéologie. Certes l’idéologie n’est jamais remise en cause, seuls les hommes l’appliquent mal, comme ces chefs agressifs, ces cadres d’usine incapables de juger d’une innovation technique, et éventuellement ceux qui veulent divorcer.
Il ne faut pas s’attendre à de brutales révélations dans ce livre. Si l’on passe l’écueil des premières pages, souvent un condensé de la doxa nord-coréenne, si l’on sourit aux figures stylistiques imposées, on y découvrira, le regard d’une société sur elle-même et, à force de lectures en creux, la prémonition de bouleversements possibles.
DES AMIS
DE BAEK NAM-RYONG
Traduit du coréen (Nord) par Patrick MAURUS et YANG Jung-hee
Actes Sud, 244 pages, 22.20 €.