Depuis quelques années, les éditions Imago se proposent de faire découvrir au public francophone le théâtre coréen contemporain. Une dizaine de pièces ont déjà pu être présentées dans ce qui semble le plus caractéristique de la production théâtrale de la Corée du vingtième siècle : le renouvellement, depuis l’introduction de la culture occidentale et l’avènement des courants modernistes, de formes littéraires profondément liées au fonds religieux, historique et poétique du théâtre traditionnel. Témoignant de cet effort pour la reconnaissance de la diversité des arts de la scène coréens, cette nouvelle publication constitue, tant par la richesse de l’œuvre que par le travail d’exégèse des traducteurs, un événement éditorial. Un des cinq joyaux de Corée, reconnu trésor national en 1964 et patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 2003 : le pansori Sugungga, ou le dit du palais sous les mers.
Les premières mentions du pansori datent de la seconde moitié du 18ème siècle. Il était à l’origine un art joué par des forains allant de village en village chanter leur répertoire, entre saltimbanques, danseurs masqués, devins ou jongleurs. Gagnant rapidement l’admiration de la haute société, l’intrusion dans son répertoire de la culture et de la technique des artistes lettrés, permit au pansori d’allier expression savante et ferveur populaire, raffinement et rusticité. Sa reconnaissance au cours du 20ème siècle comme patrimoine a arrêté son répertoire classique au nombre de cinq œuvres, toujours transmises oralement, et dont la fixation par écrit a permis l’étude approfondie du canon. Le lecteur qui a pu rencontrer deux de ces « classiques » sous leur forme romanesque¹, trouvera ici la version chantée, ajoutant au plaisir du texte comme témoignage historique, l’authenticité de cet art de la représentation.
La vaillante tortue Trionyx, émissaire de son bon roi du palais des fonds des mers, s’en va sur la terre des hommes rapporter le foie d’un lapin à son souverain malade. De son long périple, depuis le fonds des eaux jusqu’aux montagnes verdoyantes de Corée, à la recherche du précieux animal, on retiendra la plaisante parabole d’un monde aux valeurs vieillissantes, qui lutte pour sa survie et voit son salut venir de l’expression populaire. Des moyens par lesquels la tortue trouvera le lapin et le convaincra de la suivre, et des ruses de ce dernier pour se jouer des puissants, il sera question dans cette fable qui traite sous un ton ouvertement humoristique, autant du dévouement à son souverain que de l’incapacité et de la bêtise des gouvernants. On découvrira en remontant la source de cette œuvre un conte indien mettant en scène un singe et un crocodile, qui aura suivi l’expansion du bouddhisme, et dont on relève la première trace écrite au 12ème siècle dans le Samguk Sagi (Histoire des Trois Royaumes) sous le titre le singe et la tortue, puis, sous la dynastie Joseon, comme l’histoire de la tortue et du lièvre.
Si notre monde peint allégoriquement sous le trait d’animaux – en particulier l’histoire d’un lièvre et d’une tortue – rappelle à quelque lecteur un fabuliste dont les maximes sont restées célèbres², Il serait abusif de pousser plus loin une comparaison qui ferait du Sugungga le parent d’un apologue d’Esope ou de La Fontaine. Gageons néanmoins, que si ce dernier a pu être comparé à Homère³ pour la portée universelle de ses fables, l’érudition mythologique et religieuse consubstantielle à l’œuvre du dit du palais sous la mer comme la virtuosité de sa transposition dans la culture coréenne de ce conte indien , participent de la tradition universelle des grands récits qui nous renvoie jusqu’à Homère ou aux chamanes sibériens et constitue, après le mythe de Tangun⁴, l’identité la plus profonde de la Corée, de sa langue et de sa littérature, autrement dit une nouvelle épopée fondatrice.
L’habileté de l’auteur du Suggunga rejoint ici le talent du fabuliste, faisant de la fable ainsi conçue et transmise au fil des siècles, une pensée de la situation dont les allégories se dérobent à toute signification définitive et stricte. Surpassant son dessein initial qui, au rythme des olssigu!⁵, était d’amener le chanteur et son auditoire à une harmonie théâtrale complète par le partage des émotions, voici le pansori plonger par le truchement de la traduction, dans le théâtre-monde du 21ème siècle.
Bien heureux lecteur qui peut désormais voyager à dos de tortue Trionyx sur les rivières du pays du matin calme – magnifiques peintures de paysage – autant l’œuvre de lettrés que de peintres vagabonds.
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¹ Le Chant de la fidèle Chunhyang, et Histoire de Byon Gangsoé, zulma, 2008 et 2009.
² Le Lièvre et la Tortue, Jean de La Fontaine. La source est un apologue d’Esope, La tortue et le lièvre.
³ « La fontaine est notre Homère ». La formule a été citée par Sainte-Beuve dans son article de la Revue des Deux Mondes sur « M. Joubert » 1er décembre 1838.
⁴ Mythe fondateur de la nation coréenne (2333 av. J .C).
⁵ Relance vocale qui exprime le plaisir de l’auditoire.