Le bon docteur Hata n’en finit plus de traîner ses vieux jours dans la petite ville de Bedley Run, état de New York , Amérique. Arrivé du Japon dans les années cinquante, il a ouvert une boutique de matériel médical. Son ineffable courtoisie, sa disponibilité, cette aura de bienveillance toute poudrée de discrétion et de réserve font de ce charmant vieux monsieur une respectable personnalité de la ville.
Nous voici dans « le » roman américain, celui des villes de province, où tout le monde se connaît et s’observe, où les quartiers sont bien délimités géographiquement comme socialement. Et tandis que le vieil homme à la retraite, s’assure de sa respectabilité, témoignage de sa réussite, tandis que le lecteur s’étonne de ce souci constant de reconnaissance, il est entraîné par le romancier dans un infini retour en arrière, de plus en plus loin, de plus en plus profond, là où brûlent les sombres feux du passé, aux tréfonds de la conscience du vieil immigré japonais.
Avec ce personnage complexe, qui a traversé le siècle dans une région du monde bouleversée par l’histoire, l’auteur brosse une vaste fresque qui entraîne le lecteur de l’Amérique à la fois conservatrice et bon enfant, aux rivages d’une île des Philippines pendant la guerre, en passant par le Japon du début du siècle, conquérant d’une Corée asservie et humiliée. Le docteur Hata élève une petite coréenne qu’il a adoptée, Sunny, dont l’auteur nous laisse supposer qu’elle est née d’un père afro-américain, tant Hata est déçu lorsqu’il la rencontre la première fois. De nombreuses déconvenues, de part et d’autre, jalonneront leur vie commune, jusqu’à ce que Sunny s’enfuie, loin de ce père d’opérette, qui rêve pour elle d’un avenir radieux derrière le comptoir de son magasin de matériel médical. Certes, il imaginait une petite Coréenne de collection, réminiscence de son amour impossible pour une jeune femme qu’il côtoya pendant la guerre, alors qu’il servait le Japon et l’empereur comme lieutenant du service de santé. Kkeutae, la benjamine d’une famille, kidnappée avec sa sœur aînée, avait échoué là, sur cette île des Philippines, convoyée avec les caisses de conserves et les sacs de riz, avec quelques autres compagnes d’infortune. Leur rôle ? Leur sort plutôt ? Celui des innombrables esclaves sexuelles [su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » content= » Lire à ce sujet Femmes de réconfort. Esclaves sexuelles de l’armée japonaise , un manhwa historique de Jung Kyung-a, éditions Au Diable Vauvert . »]1[/su_tooltip] l’état japonais a obligé au service de la soldatesque, les livrant à la sauvagerie des hommes en guerre. Les plus beaux chapitres du roman décrivent cette existence absurde, mais d’une violence extrême, sans limites, à laquelle aucun rêve ne résiste, ni aucune femme.
Pour protéger cette jeune proie, lui épargner l’horreur de l’asservissement sexuel, le lieutenant Kurohata bravera le chirurgien, son supérieur. Car il poursuivait un rêve, celui de son enfance qui se dévoile dès lors. L’auteur révèle qu’il fut l’enfant adoptif d’un couple de Japonais, que sa famille coréenne émigrée à l’époque de la colonisation a cédé, comme on le ferait pour un petit animal, dans les affres de la misère. D’une identité construite sur le déni, où le dédoublement ne fait qu’occulter la réalité, naît un personnage complexe et perdu entre lui-même et ce qu’il a ardemment voulu être, sans y parvenir, bloqué par cet aveuglement inconscient et suicidaire, entraînant dans sa chute ceux qu’il a voulu aimer.
Un grand tableau de l’histoire du siècle entre Corée humiliée et Japon conquérant, où l’Amérique est à l’image du couple Holt qui entreprit de « sauver » les orphelins coréens en organisant leur adoption et leur déracinement vers ces États-Unis bienfaiteurs de l’humanité, où l’assimilation passe par le renoncement total et l’oubli volontaire des origines. Une réflexion sur l’identité et l’exil, sur la famille, la filiation, et cette grande énigme de l’adoption. D’un enfant par un couple, d’un homme par un pays, avec son lot de renoncements et de reconnaissance.
Un magnifique roman, où l’écriture ranime la vie, à la lueur des sombres feux du passé.
LES SOMBRES FEUX DU PASSÉ
DE LEE CHANG-RAE
Traduit de l’anglais par Jean PAVANS
Éditions du Seuil, 399 pages, 7.70 €.
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