Histoire d'un couple

Mais ce sombre portrait, s’il n’est pas faux à proprement parler, contient malgré tout une touche de couleur. Fragile, constamment menacée par la noirceur environnante, cette petite pointe chromatique porte un nom : So-mi. C’est d’ailleurs en compagnie de cette dernière que Yeon-sik quittera le tintamarre séoulien pour s’installer au pied d’une montagne, loin de tout chahut, en un lieu supposé propice à l’inspiration. Passé l’engouement des premiers jours, ce retour à la vie rurale s’avérera finalement plus douloureux que prévu. La solitude, la dureté de l’hiver, le manque d’argent, mettront les nerfs de Yeon-sik à rude épreuve ; le doute s’instillera en lui : ont-ils bien fait de déménager ? Est-il condamné à honorer des travaux de commande, tandis que son épouse, So-mi, sans même avoir fait les beaux arts, a déjà vendu ses projets à un éditeur ? Toutes ces questions germent petit à petit dans son cerveau, s’entremêlent chaque jour un peu plus jusqu’à former un nœud que le narrateur ne parviendra que difficilement à démêler. Page 269, il est à bout : « cette montagne fait une belle tombe. Je n’ai plus la force de m’indigner, ni de me défendre contre mon sort ».

 Mais la crise ne sera que passagère. Un matin d’hiver, alors que les rayons du soleil levant se reflètent sur la neige, les yeux de Yeon-sik se dessillent enfin : la nature qui l’entoure, loin d’être hostile et dangereuse, est au contraire une invitation à la contemplation, à la communion avec les éléments. L’entretien du potager, une fois le printemps arrivé, sera l’occasion  de se rapprocher encore davantage de cette montagne devenue nourricière, de la travailler de ses propres mains, de renaître à son contact. Car ce qui a profondément changé chez Yeon-sik, ce n’est pas seulement son rapport à la nature, c’est aussi sa conception de l’art, de son art. Il fallait affronter cette montagne, se cogner contre elle et s’unir à elle, afin d’engager dans les meilleures conditions une autre ascension, plus périlleuse: l’écriture. En éditant Histoire d’un couple, Ego comme X rend accessible aux lecteurs francophones le fruit de cette escalade.

 Fidèle à sa ligne éditoriale, centrée principalement sur l’autobiographie et l’expression de l’intime (Le journal de Fabrice Neaud, L’homme sans talent de Yoshiharu Tsuge, etc.), il manquait au catalogue d’Ego comme X une touche de coréanité. Cette maintenant chose faite. L’entreprise est d’autant plus appréciable que la manhwa autobiographique est encore largement méconnu en France. A l’exception de 3 grammes de Jisue Shin, édité chez Cambourakis, le lecteur avait hélas peu d’œuvres à se mettre sous la dent. On notera par ailleurs que, contrairement à l’album de Jisue Shin, marqué par des variations constantes de mise en page et un dessin volontairement minimaliste, celui de Yeon-sik s’appuie sur un parti-pris formel plus classique mais pleinement maîtrisé (qu’il s’agisse de mise en page ou de découpage) et sur un trait d’une grande précision.

 Au fond, ce qu’il y a de plus jouissif dans tout acte de lecture, ce n’est pas le divertissement ou le plaisir ressenti au contact du texte, ce qu’il y a de plus jouissif, c’est cette sensation de découverte, cette impression d’avant et d’après. Découvrir un auteur comme Yeon-sik, ce n’est pas rien, c’est non seulement communier avec un artiste qui maîtrise parfaitement son art, mais aussi prendre conscience d’une chose: au loin, entre la géante Chine et le très populaire Japon, il existe un pays en forme de petit tigre bondissant, la Corée, riche en bédéistes autobiographes, talentueux de surcroît.


HISTOIRE D’UN COUPLE
DE HONG YEON-SIK
Éditions Ego comme X, 570 pages.

1 commentaire

  1. ego comme x dit :

    Merci à vous. Un lien pour en savoir plus ou pour commander le livre à l’éditeur : http://www.ego-comme-x.com/spip.php?article810

    ego comme x