Trois mots-clés pour examiner la nouvelle génération d’écrivains coréens : Famille, Ville et Histoire
A la différence de la plupart des sociétés, les Coréens sont liés à la famille dans une mesure qui dépasse l’ordinaire. Une crise de conscience a poussé les Coréens, en tant que victimes de la colonisation et de la guerre, à rechercher surtout la tranquillité, la sécurité et le bonheur pour leurs familles. Néanmoins, à partir des années ’90, le modèle familial existant se confronte à la crise. C’est la génération des jeunes écrivains du 21e siècle qui capte et documente les signaux de ce changement.
Dans tout pays la famille est l’institution idéologique la plus puissante. Cependant, l’attachement à la famille que ressentent la plupart des Coréens est encore plus fort que dans maintes autres sociétés. Il serait facile d’affirmer que le progrès distinctif de l’histoire coréenne moderne est susceptible d’avoir entraîné un attachement particulièrement fort à la famille. La crise de conscience constante due à la colonisation et à l’expérience des guerres a causé la mort de beaucoup de chefs de famille, aussi bien que la dispersion de maintes familles qui ont connu la douleur de la séparation. C’est pour cela que les Coréens considèrent la stabilité familiale comme le critère principal du bonheur. De plus, l’orgueil de constituer une nation homogène et une lignée commune avec cinq milles ans d’histoire – ce dont les Coréens sont profondément convaincus – bien qu’il pourrait bien s’agir d’une communauté imaginaire, a établi une idéologie du sang pur qui est spécifique à la Corée. Cette idéologie contribue, de façon directe ou indirecte, à l’expansion du familisme. Il faut remarquer également l’influence de la piété filiale propre de la culture confucéenne. En Corée, la famille a été perçue comme une petite nation, voire un Etat à petite échelle. Bref, on pourrait affirmer que, dans la société coréenne, la famille a constamment gardé sa position de médium pour la transmission d’un esprit communautaire et de rôles conventionnels des genres.
Néanmoins, à partir des années ’90, le modèle familial traditionnel en tant qu’institution idéologique dans la société coréenne se confronte à une crise. Aujourd’hui, en raison du changement des caractéristiques du capitalisme, le modèle familial traditionnel est en train de perdre sa prédominance.
La raison principale de cette crise est représentée par les changements de la vie quotidienne causés par la prospérité considérable de l’industrie culturelle et informatique. Depuis 1990, le capitalisme coréen a obtenu d’importants bénéfices surtout grâce à l’industrie culturelle : films de grand public, Internet et icônes de la culture populaire. Dans cette période, pour emprunter les termes de Fredric Jameson, la Corée est entrée dans une phase de « capitalisme tardif » ou de « consommation ». Les indices témoignant de la prospérité de l’industrie culturelle coréenne sont nombreux : le nombre de personnes qui utilisent les téléphones portables et Internet est le plus élevé au monde, presque un tiers de la population totale s’attroupe dans les cinémas pour voir les films coréens, le revenu annuel de certaines stars est comparable à celui d’une entreprise moyenne, etc. Inévitablement, ce changement social a également influencé le processus de formation du sujet, produisant des individus antisociaux qui représentent aujourd’hui un problème social majeur. Ils aiment aller seuls au cinéma, ne communiquant avec les autres qu’à travers l’Internet, et se réfugient dans le monde virtuel des films et des jeux vidéo pour s’évader de la banalité de la vie quotidienne. Au fur et à mesure que cette culture narcissique devient de plus en plus prédominante en Corée, les individus refusant de faire partie d’une unité familiale traditionnelle ne sont plus rares.
Depuis que les portes ont été officiellement ouvertes aux travailleurs étrangers, en 1992, l’augmentation rapide du nombre de ces derniers est une raison ultérieure du changement du modèle familial au sein de la société coréenne. Depuis le lancement de cette politique des portes ouvertes, la dépendance de l’économie coréenne aux travailleurs migrants a augmenté progressivement. Le nombre de travailleurs migrants en Corée a atteint aujourd’hui un million, menant à la déconstruction des mythes de l’homogénéité nationale et de la lignée, et transformant également la société coréenne en une nation multiethnique et multiculturelle. De plus, le déclin des zones rurales, à la suite du développement anormalement rapide du capitalisme coréen depuis les années ’70, a fait que les célibataires des zones rurales n’aient aucun espoir de pouvoir trouver une épouse coréenne. Ce phénomène les a obligés à acheter des épouses étrangères, selon un système qui ne diffère pas du trafic d’êtres humains. Selon plusieurs sources, aujourd’hui en Corée 30% environ des mariages est représenté par les mariages internationaux. L’entrée de transfuges coréo-chinois et nord-coréens, y compris un nombre de plus en plus élevé d’étudiants étrangers provenant de l’Asie du Sud, contribue également à ce changement social. En d’autres termes, la famille coréenne se confronte aujourd’hui à une situation qui l’oblige à accueillir des races et des cultures totalement différentes.
Il est facile de supposer que ce flux de changements doit avoir influencé, de façon plus ou moins prononcée, la littérature. La jeune littérature coréenne de l’an 2000 et après est le médium principal qui documente et révèle ces symptômes de notre temps.
En premier lieu, la fiction de Kim Ae-ran (Vas-y Papa et Une flaque de salive) et Yun I-Hyeong (Valse pour trois), qui appartient à une génération relativement jeune, mérite d’être mentionné. Les personnages principaux de leurs récits sont toujours prêts à basculer dans l’isolement, soit par manque de communication, soit par une communication précaire. Leur vie de tous les jours se déroule entre des supérettes, l’Internet, des travaux intérimaires et les petits studios bon marché qu’ils habitent. Leur solitude diffère de celle décrite dans les romans de la génération précédente par sa spontanéité, sa fatalité et ses caractéristiques culturelles.
Dans ce sens, la pseudo-famille des récits de Yoon Sung-Hee (Une rhume et Hé, toi) est également pertinente. Les familles de ses nouvelles sont appelées pseudo-familles, puisque la lignée et le genre ne jouent pas un rôle primaire dans leur formation. Par exemple, la littérature coréenne, jusque là strictement patriarcale, n’a jamais conçu un type familial comme celui représenté dans Une rhume, où la famille est composée de trois mâles, à savoir deux hommes jadis rivaux en amour et le fils d’un des deux. Ils mènent une vie harmonieuse ; ce qu’ils considèrent important n’est pas la lignée ou le genre, mais l’amitié entre hommes. Un autre exemple est représenté par la nouvelle brève de Kim Kyung Uk, « La carte du trésor enterrée au point de demi-tour » : au-delà de la lignée ou du genre, quatre personnes qui n’ont eu aucune relation entre elles auparavant forment une famille alternative. Ces récits touchants représentent une exception dans l’histoire littéraire coréenne.
La famille de Adieu au cirque, par une autre jeune autrice, Cheon Woon Young (L’aiguille, Myeongrang et Son usage des larmes) mérite également d’être citée. Ce roman présente des thèmes sensibles tels que la famille, l’altérité, la vertu éthique (au sens levinasien) et la nationalité, à travers la vie d’une Coréo-chinoise partie se marier en Corée.
Kang Young Sook (Agitation, Fête tous les jours) pousse encore plus loin la représentation des familles dans son premier roman long, Lina. Lina, vraisemblablement une transfuge nord-coréenne, forme des familles avec plusieurs personnes qu’elle rencontre pendant sa vie d’errance dans des villes et des pays inconnus. Entre elles, un homme du nom de ‘Ppi’ joue d’abord le rôle de son frère, devient ensuite son amant, son mari, puis son compagnon. Une autre transfuge, qui travaillait dans une usine textile, devient également un membre de sa famille : elle est pour Lina à la fois amante lesbienne et compagne inspirée par la solidarité féminine. Il y a aussi une chanteuse étrangère âgée qui n’a jamais été enceinte ou élevé des enfants, dont est amoureux un vieillard puéril. Néanmoins, malgré leur âge et leur impuissance, ils ne sont point exclus de la famille. Quand l’ouvrière de l’usine textile, tombée amoureuse d’un étranger, accouche d’un enfant, ce dernier est également accueilli en tant que membre de la famille. Ces gens partageant leur sexualité et le fardeau de la vie, comme le fait d’élever un enfant ensemble, forment des familles à tous les effets. Des facteurs tels la nationalité, le genre, l’âge et le handicap ne représentent aucunement un obstacle à la formation du sens de la solidarité en tant que famille. Dans cette famille il n’y a pas d’étrangers, ni de gens anormaux ou handicapés. La seule chose qu’ils partagent est le fait d’être tous des travailleurs vivant dans la pauvreté.
Bien que leurs membres mènent une vie de tous les jours misérable, sans alternatives ou perspectives, les nouveaux modèles de famille dans la jeune littérature coréenne pensent à transgresser les frontière de la nation en tant que communautés imaginaires, aussi bien qu’à enfreindre les restrictions des rôles de genre conventionnels.
Traduit de l’anglais par Paolo Manganin
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE KOREAN LITERATURE TRANSLATION INSTITUTE
Reproduction interdite.
Kim Ae-ran
Née en 1980 à Incheon, elle a publié en 2005 son premier recueil de nouvelles brèves, Vas-y Papa, et en 2007 elle a publié son deuxième recueil de récits, Une flaque de salive.
Yun I-Hyeong
Née en 1976 à Séoul. Son premier recueil de récits, Valse pour trois, a été publié en 2005.
Yoon Sung-Hee
Née à Suwon en 1973, elle a publié en 2001 son premier recueil de nouvelles, Une maison en Lego. Son dernier recueil, Un rhume, a été publié en 2007.
Cheon Woon Young
Née en 1971 à Séoul. En 2001 elle a publié son premier recueil de nouvelles, L’aiguille. Son dernier roman est Son usage des larmes, 2008.
Kang Young Sook