L’âge d’or du bouddhisme coréen à l’époque de Silla (57 av. J.-C.-935)
Extrait (remanié) de « Le bouddhisme coréen, histoire et caractéristiques »,Culture coréenne, n° 71, 2005, p. 5-10.
Le bouddhisme s’est répandu en Corée dès le IVe siècle de notre ère. Ici comme ailleurs, il n’a pas été confronté à un vide culturel. Règne alors en Corée, solidement ancrée, une croyance qui remonte à des temps immémoriaux : le chamanisme. Cet animisme est une croyance dans un monde d’esprits et de dieux supérieurs aux hommes et qui gouvernent leur vie. A la tête de ces esprits se trouve l’Esprit du Ciel auquel les premiers habitants du pays vouent un culte particulier, soit pour le remercier, soit pour demander sa protection, car il récompense ou punit par l’abondance des récoltes et la prospérité ou par les calamités naturelles.
Puis viennent l’esprit de la montagne, l’esprit de la mer, l’esprit des morts, etc. Le chamanisme comporte des intermédiaires entre le monde des hommes et le monde des esprits, intermédiaires qui ont un certain pouvoir pour en appeler à eux. Or, ce sont ici les premiers chefs et dirigeants qui détiennent ce pouvoir et célèbrent les cultes chamaniques.
C’est par les dirigeants d’une terre divisée en Trois Royaumes que le bouddhisme fait son entrée en Corée. Il s’introduit d’abord à Kogury? (37 av. J.-C.- 668), royaume du Nord, où le roi Sosurim (r. 371-384) reçoit en 372, envoyé par les Qin antérieurs, un moine chinois, Shundao, venu avec des s?tra et des statues bouddhiques, et en 374 un autre moine, nommé Adao. Le roi fait alors construire pour chacun d’eux un temple et son successeur, le roi Kwanggaet’o (r. 391-413), en fait construire neuf autres, dans la capitale. Fait important, dès son intronisation, ce dernier fait du bouddhisme la religion officielle. Le bouddhisme pénètre ensuite dans le royaume du Paekche (18 av. J.-C.- 660) : un moine indien, nommé Marananda, est reçu en 384 par le roi Ch’imnyu (r. 384-385) qui fait construire un temple où le moine ordonne dix moines du royaume. En 392, le bouddhisme devient, ici aussi, religion d’État. L’histoire ne dit pas quelles furent les relations du chamanisme et du bouddhisme dans ces deux royaumes, sinon qu’à l’époque de son adoption, il y eut un changement de famille 2
royale, sans doute au profit de celle dont la puissance tenait à son adoption. En revanche, quand la nouvelle religion arrive au royaume du Silla (57 av. J.-C.- 668), introduite, selon l’hypothèse la plus probable, par un moine du Kogury?, Mukhoja, sous le règne du roi Nulji (r. 417-458), un conflit éclate entre les partisans du chamanisme et le pouvoir royal, partisan de la nouvelle religion. Ce dernier, finalement, l’emportera. Mais ce n’est qu’un siècle plus tard, en 527, après le martyr de Yi Ch’adon1, que le roi P?ph?ng (r. 514-540) reconnaît officiellement le bouddhisme (il se fera moine). C’est sous le règne de son successeur, le roi Chinh?ng (r. 540-576), dévot bouddhiste qui finit par se faire moine sous le nom de P?pun (« Nuages de la Loi »), que le bouddhisme connaît à Silla un essor remarquable.
1 Selon une légende transmise par plusieurs textes – notamment les Antiquités des Trois Royaumes, livre écrit par le moine Iry?n (1206-1292) – et illustrée sur une stèle ancienne, au moment où Yi Ch’adon, un jeune aristocrate dévoué au roi et à la nouvelle doctrine, eut la tête tranchée, il en jaillit non pas du sang, mais du lait, tandis que tombait une pluie de fleurs célestes et que résonnait une musique divine.
C’est à la faveur de cet essor que l’on peut mesurer à quel point la nouvelle religion assimile le chamanisme sans pour autant le supprimer. Elle s’impose d’abord par la puissance qu’elle manifeste et qui est celle d’une culture écrite dont on voit la supériorité chez le voisin chinois, puis par une doctrine qui semble répondre mieux que toute autre aux aspirations religieuses, enfin par l’ouverture qu’elle représente sur un monde nouveau, occidental pour l’Extrême-Orient. Et c’est ainsi que le bouddhisme donne sa propre forme aux croyances chamaniques. Chez lui, la place du Chef des dieux (cor. Ches?k) est celle de l’Esprit du Ciel, tandis que s’organisent autour de lui les autres esprits qui se confondent avec les dieux bouddhiques. En contrepartie, le Bouddha et ses compagnons reçoivent du chamanisme la confiance absolue qu’il mettait (et continue à mettre) dans le Ciel et dans les autres forces spirituelles. De telle sorte que cet aspect des choses sera un fondement important de la spiritualité bouddhique tout au long de l’histoire coréenne, faisant du bouddhisme une religion de foi profonde et patriotique.
Le roi Chinh?ng a fait très tôt construire des temples. Il a notamment créé des organisations pour les jeunes aristocrates, en particulier le Hwarangdo, la « Voie des Jeunes Fleuris », qui a pour but de les former dans un idéal bouddhique et patriotique. Se développe là une croyance à Amit?bha, le Bouddha de la Terre Pure, à Bhaisajyaguru, le Bouddha en tant que « maître de médecine », et, surtout, à Maitreya, le Bouddha du futur, dont le rôle est de promouvoir l’unification de la Corée et de la protéger contre toute menace. Tandis qu’un tel bouddhisme se diffuse, le nom des montagnes, des chefs-lieux et des souverains est changé en un nom qui rappelle un personnage bouddhiste célèbre, un membre de la famille du Bouddha, un grand thème de la doctrine ou un idéal bouddhique. Ainsi, le mot Séoul, nom de la capitale actuelle de la Corée, est dérivé de la transcription du nom de la ville indienne « ?r?vast? » ; les fameux « Monts de Diamant » (K?mgang-san) ont un nom d’origine indienne : vajra (« diamant »), mot qui désigne l’indestructibilité, l’immuabilité de l’Éveil et le véritable visage de la vérité ; le mot p?ph?ng, nom du roi qui a adopté officiellement le bouddhisme en 527, signifie « prospérité de la Loi ». Enfin, l’approfondissement de la doctrine mah?y?nique est des plus remarquables à cette époque, avec de nombreux moines célèbres qui appartiennent à l’histoire du bouddhisme.
La fécondité de ce bouddhisme se manifeste aussi dans de brillantes créations artistiques et architecturales dont plusieurs sont classées par l’UNESCO sur la « Liste du Patrimoine culturel mondial » : le temple de Pulguk (« Pays du Bouddha ») – dont le nom témoigne de l’aspiration de voir le royaume de Silla devenir la terre du Bouddha -, édifice qui est considéré comme l’un des plus grands et des plus beaux de la Corée ; la grotte de 3
S?kkuram, qui comporte une statue du Bouddha représenté au moment de l’illumination et trente-neuf reliefs sculptés du panthéon bouddhique ; Namsan, la montagne au sud de l’ancienne capitale, avec ses roches gravées et sculptées de bouddhas et parsemée de pagodes en granit datant de mille ans, le tout situé en plein air, inséré harmonieusement dans la nature. (Voir La Montagne des dix mille bouddhas, Namsan, Gyeongju, Corée, ouvrage publié aux Éditions Cercle d’art, à Paris, en 2002, qui contient de magnifiques photos de Namsan. C’est le premier livre d’introduction à l’art bouddhique coréen ancien [VIe – Xe siècle], avec des textes de Yun Gyeong-ryeol traduits et annotés en français par Tcho Hye-young et des photos prises par Antoine Stéphani).
Le caractère de la spiritualité vécue par les hommes de Silla ressort d’une remarque de Robert E. Fisher, un éminent spécialiste de l’art bouddhique : « Rares sont, dans l’art asiatique, les représentations capables de mieux exprimer la nature transcendante du divin, d’une force spirituelle reposant dans le corps d’un humain mais pourtant inaccessible aux pouvoirs d’un mortel. Par son échelle et sa présence, le Bouddha de S?kkuram reste l’une des plus belles expressions de l’idéal bouddhique » (Robert E. Fisher, L’Art bouddhique, traduit de l’anglais par Wendy Tramier et Sophie Léchauguette, Paris, Thames et Hudson, 1995, p. 128).
C’est le même mouvement – la quête de l’idéal bouddhique – qui pousse des moines coréens de l’époque à partir en Chine et en Inde. Certains d’entre eux sont devenus célèbres. S?ngnang (?-615), moine de Kogury?, est allé en Chine pour étudier les « Trois ??stra » (cor. Samlon), trois importants traités indiens traduits en chinois par Kum?raj?va, et y est devenu le grand maître de cette école. Ky?mik, moine de Paekche, s’est rendu par la mer en Inde en 521. Il y est resté cinq ans pour étudier le sanskrit et le Vinaya, corps d’enseignement relatif à la « discipline » (vie et conduite) des moines et des nonnes. Il en est revenu en 526 avec un moine indien (nommé Peidaduo en coréen), rapportant avec lui des manuscrits sanskrits de l’Abhidharma et du Vinaya. Il a traduit en chinois 72 volumes du Vinaya, traduction sur laquelle Tamuk et Hyein ont écrit 36 livres de commentaires. De nombreux moines de Silla se rendent aussi en Chine ou en Inde et, à leur retour, certains d’entre eux fondent des écoles qui marqueront le bouddhisme coréen. W?n’gwang (?-630) est allé en 589 en Chine où il a étudié les enseignements du H?nay?na et du Mah?y?na pendant onze ans. À son retour, il a enseigné le bouddhisme non seulement à des religieux, à travers des textes, mais aussi à des laïcs, à travers le chant ou un langage simple. C’est ainsi qu’il a enseigné aux « Jeunes Fleuris » (cor. Hwarang) les « Cinq préceptes pour des laïcs » (cor. Sesok ogye), à savoir : servir le roi avec loyauté, servir les parents avec une piété filiale, être fidèle envers ses amis, ne pas reculer dans le bataille, ne pas faire de discrimination entre les êtres. En 636, Chajang s’est rendu chez les Tang et y a étudié pendant huit ans. À son retour, il a développé l’idée du royaume de Silla, «Pays du Bouddha», ce qui a contribué à l’unification du pays. ?isang (625-702), né dans une famille aristocratique, est allé en 661 en Chine où il a étudié le S?tra de l’Ornementation fleurie (cor. Hwa?m). À son retour, il a fondé l’école du même nom, qui sera bientôt la plus répandue à Silla. À la même époque, My?ngnang a créé l’école tantrique (cor. Milgyo). Il s’était rendu en Chine en 632 et était rentré trois ans plus tard. Selon lesAntiquités des Trois Royaumes (livre V, « L’école tantrique du maître My?ngnang »), ouvrage historique écrit au XIIIe siècle, sur le chemin du retour, il était allé au Palais du Dragon, situé dans la Mer de l’Ouest, où il avait appris la loi ésotérique. Grâce à celle-ci, il a sauvé le pays des Tang envahisseurs et est devenu le fondateur de l’« école de la Vraie Parole » (cor. Chin?n-jong)). Un cas original : celui de W?nhyo (617-686), un des plus grands moines de Corée, qui n’a séjourné ni en Chine ni en Inde. W?nhyo a renoncé à se rendre en Chine après une expérience faite au cours de son voyage. Un soir, s’étant réfugié pour la nuit dans une grotte 4
avec ?isang, son compagnon, et ayant soif, il a cherché à boire dans l’obscurité, a trouvé un gobelet qui contenait une eau très fraîche, l’a bue et s’est endormi. Le lendemain matin, en découvrant que le gobelet était issu d’un squelette, il a réalisé que tout est dans le coeur et qu’on ne peut pas chercher la vérité en dehors du coeur. Aussitôt, il s’en est retourné à Silla où il écrira près de 80 volumes de commentaires sur les grands textes des principales écoles de son époque dont il tente de faire une synthèse, tout en propageant dans le peuple la pratique de la Terre pure qui ne tardera pas à devenir très populaire. Son effort de synthèse témoigne de son souci pour l’harmonie et la paix dans le monde. Cet esprit de synthèse sera une des caractéristiques du bouddhisme coréen. Quant à l’école du S?n, dont le fondateur est le fameux maître indien Bodhidharma, qui est arrivé en Chine vers 520, elle a pénétré en Corée dès la fin du VIIe siècle et s’y est propagée aux IXe et Xe siècles avec la création des « Neuf Montagnes du S?n» (cor. Kusan S?nmun), chacune abritant un temple fondé un maître coréen qui avait étudié son enseignement en Chine.
Certains des moines coréens qui se sont rendus en Chine ont joué un rôle particulièrement important dans l’histoire du bouddhisme. Shinbang, moine de Silla, est devenu l’un des quatre disciples de Xuanzang (602-664), le plus célèbre pèlerin chinois en Inde, grand traducteur de textes indiens en chinois. Shinbang a aidé son maître dans sa traduction chinoise de s?tra sanskrits. En Chine, la grande popularité de la croyance au bodhisattva K?itigarbha (cor. Chijang posal), le sauveur qui délivre des tourments des enfers, est due en partie à ses traités et à l’aventure d’un autre moine de Silla, qui porte le nom du bodhisattva, Chijang (705-803). Né dans une famille royale de Silla, Chijang s’est rendu en 753 chez les Tang. Il est resté sur le mont Jiuhua-shan, patronné par le bodhisattva K?itigarbha, jusqu’à sa mort. Il a été considéré comme l’incarnation de ce dernier. Une pagode, nommée « Pagode du corps du Maître Chijang », y a été édifiée pour conserver son corps, resté intact vingt ans après sa mort, et elle est toujours un haut lieu de pèlerinage pour de nombreux fidèles, qui prient en particulier pour les morts. Musang (684-762), né aussi dans une famille royale de Silla, est arrivé en Chine en 728. Il a passé plusieurs années à méditer dans une grotte d’où il n’est sorti qu’à la demande d’un officier chinois qui souhaitait écouter son enseignement. Il a fondé en Chine plusieurs temples où, pendant vingt ans, il a formé des disciples, dont des Tibétains. Il est considéré comme le premier moine de l’école S?n connu au Tibet. Une partie de son enseignement est traduit en tibétain.
Durant l’époque de Silla unifié, plusieurs moines se sont rendus en Inde. Hyech’o est le plus célèbre d’entre eux par le récit qu’il a fait de son pèlerinage, qui a duré dix ans (717-727), dans un livre intitulé Wango ch’?nch’uk kukch?n. Ce livre, découvert dans la grotte de Dunhuang, comportait à l’origine trois volumes. Il n’en reste aujourd’hui que des fragments (ceux-ci fournissent de précieuses informations sur l’Inde de l’époque). Après son voyage en Inde, Hyech’o est revenu en Chine. En 733, il a reçu d’un maître indien, Vajrabodhi, la loi tantrique. Il a aidé son maître dans ses traductions chinoises de textes de l’école tantrique. Il a aussi étudié des textes tantriques sous la direction d’Amoghavajra et a également aidé ce dernier dans ses traductions.
C’est durant cette époque que des moines coréens ont transmis le bouddhisme au Japon. En 538, il y est introduit pour la première fois officiellement par le royaume de Paekche qui y a envoyé des moines, des artistes et des techniciens et qui, depuis lors, continuera à contribuer à la formation du bouddhisme japonais. En 577, le roi Wid?k (r. 554-598) envoie au Japon un maître du Vinaya et un maître du S?n, accompagnés d’un architecte, avec des s?tra et des ??stra. En 595, Hyech’ong devient le précepteur du prince Sh?toku (574-662) qui a déclaré le bouddhisme religion d’État. En 597, Ims?ng, le troisième fils du roi 5
S?ng (r. 523-554), introduit au Japon la croyance à Avalokite?vara, le bodhisattva de la Compassion (cor. Kwan?m posal). En 602, le maître Kwall?k y enseigne les Trois ??stra et introduit des livres sur l’astrologie, la géographie, les arts occultes, l’almanach ; il devient le premier patriarche du Japon. Le royaume de Kogury? a, lui aussi, favorisé le développement de la culture et du bouddhisme au Japon. Hyep’y?n est le premier moine de Kogury? qui s’y rend. Il est invité par un ministre japonais pour garder le temple où sont conservées des statues bouddhiques envoyées par Paekche ; il y ordonnera trois moines. Arrivé au Japon en 595, Hyeja enseigne avec Hyech’ong au prince Sh?toku non seulement la doctrine bouddhique, mais aussi la politique. En 610, Tamjing et P?pch?ng arrivent au Japon. Grand connaisseur des Cinq Classiques chinois et du bouddhisme, Tamjing transmet aux Japonais les arts du papier, de la couleur et de l’encre. Hyegwan se rend au Japon en 625 après être allé chez les Sui de Chine (581-618) où il a étudié les Trois ??stra. En succédant à Kwall?k, il devient le deuxième patriarche du Japon. Il fonde l’école des Trois ??stra. A cette époque, des moines japonais vont étudier le bouddhisme à Koguryo. Le royaume de Silla n’est pas moins important pour le bouddhisme japonais. Ayant étudié le Vinaya en Chine sous la direction du fondateur de l’école chinoise et ayant collaboré aux traductions de Xuanzang, Togwang, un moine de Silla, se rend au Japon en 678 et y implante l’école du Vinaya chinois. En 686, Kim Sang-rim, un prince de Silla, apporte au Japon une statue de Bouddha et des objets bouddhiques. Deux ans plus tard, Chongil s’y rend avec une cinquantaine de missionnaires. Cette mission se poursuivra jusqu’à la fin de Silla unifié.
Pendant la dynastie de Koryo (918-1392), fondée par l’ancien peuple de Koguryo, le bouddhisme coréen connaîtra, sous protection royale, une évolution au cours de laquelle s’affermiront ses caractéristiques, notamment par l’essor de l’édition bouddhique, témoin de la foi profonde du peuple coréen.
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