Yi I, Yulgok (1536-1584)
Il est impossible de ne pas mentionner Yulgok après T’oegye bien qu’ils aient vécu durant le même siècle. Tous deux sont grands pour des raisons différentes quoiqu’ils appartiennent à la même tradition néoconfucéenne et à une recherche de sagesse semblable. Autant T’oegye aimait se retirer dans l’étude, autant Yulgok confronta les problèmes de son temps avec la détermination de parvenir à une solution.
Alors que souvent T’oegye hésitait et doutait, Yulgok fit preuve très tôt d’une assurance peu commune et de la hauteur de ses vues. Maîtrisant son sujet il s’exprimait avec concision, clarté et fermeté. Il ne redoutait pas les difficultés et les défis tant dans le domaine de la pensée que dans celui de l’action. Il n’avait de cesse d’atteindre une perspective éclairante et un établissement de la volonté qui permettent de poursuivre avec persévérance la transformation requise des caractères et des situations. C’est peut-être pourquoi il appréciait tant l’escalade des hautes montagnes en bordure de la mer orientale.
Yulgok était un réaliste avant l’heure. Selon lui beaucoup se prétendaient confucéens mais ne l’étaient pas vraiment. Il observa attentivement les réalités de l’univers et de la société. Bien qu’il fut sensible à la beauté des paysages, avec lesquels il aurait aimé rester en contact continu, et à la bonté originelle du coeur des hommes, il était frappé par l’obscurité, l’ignorance et la corruption dans lesquelles les hommes de son temps étaient plongés. L’idéal confucéen et sa pratique se contredisaient et cela se reflétait dans les luttes politiques qui aggravaient les souffrances du peuple.
En conséquence, Yulgok a constamment ruminé la question de la transformation des personnes et de la réforme de la société. Sa réflexion intègre diverses approches concourant à cet objectif, l’écriture philosophique, l’étude de l’histoire, l’analyse politique, la poésie, la méditation, le souci de l’éducation et de la famille. Yulgok échappe aux caractérisations faciles. Il ne s’est pas laissé emprisonner par une école de pensée, un parti politique ou un nationalisme étroit. Il cherchait intensément à la jointure des pensées, des situations et des réalités. L’homme est essentiellement relation, relation avec d’autres êtres humains ou relation avec l’univers. La réussite de cette relation dépend de la profondeur à laquelle on rejoint la source originelle et la sincérité qui animent cette relation.
Si T’oegye est plus familier aux Coréens, Yulgok leur semble plus déroutant et exigeant. Yulgok suscite un grand respect mêlé d’un peu de crainte car il a apporté une vision vaste et a souligné certaines faiblesses de la Corée dans ses institutions et sa gouvernance. Tout le monde sait, par exemple, que son projet de réforme militaire ayant été rejeté, la Corée, dans une position de faiblesse fut incapable de faire face à l’invasion japonaise de 1592, huit ans après la mort de Yulgok. Le Livre III de son oeuvre de maturité, Sônghakchipyo, consacrée au « Gouverner » demeure jusqu’à aujourd’hui très fort et inspirant.[1]
Yulgok a, certes, vécu dans un contexte néoconfucéen mais son approche fait éclater les limites d’un néoconfucianisme ordinaire. Il se rattache à la transmission des grands sages et penseurs appeléeTot’ong/Taotong mais il dépasse une orthodoxie où telle figure, par exemple Zhu Xi, pourrait prendre une place démesurée. Pourquoi ? Parce que cette lignée du Tot’ong/TaotongTao/To.[2] Les grands écrits sont la trace du Tao[3] mais ils ont leurs limites dans les idées et dans l’application. Confucius lui-même n’a pas pu dépasser le niveau individuel et Yulgok aspirait à ce qu’un accomplissement substantiel soit atteint au niveau des nations. s’enracine dans le
Tout dépend comment on aborde le Tao Si celui-ci est vraiment la source des êtres, comment serait-il limité à un confucianisme étroit et serait-il sans ouveture au taoïsme et au bouddhisme ? C’est pourquoi Yulgok n’a pas craint de commenter le DaodejingSurangama. La limite, en fait, c’est nous. Le Tao peut être abstrait, sectaire ou au contraire vaste, unifiant. On comprend ainsi la parole de Confucius : « L’homme peut élargir la Voie, la Voie ne peut pas élargir l’homme. »[4] de Laozi et de méditer divers sutras bouddhistes, comme le
Parce qu’il élève sa pensée vers le fondamental, dans l’unité, sans quitter la complexité du réel Yulgok peut tenir ensemble la verticalité et l’horizontalité, l’ampleur et la concentration, l’intérieur et l’extérieur, le centrement et le décentrement, la tradition et la modernité, la noblesse de l’esprit et la simplicité du quotidien. Cela suppose d’avoir entrevu la veine du marbre, la force organisatrice cachée, en harmonie avec l’approche de Confucius : « Mon tao pénètre tout selon un fil. »[5]
Ce qui déroute quelque peu dans une pensée extrême-orientale comme celle de Yulgok, c’est qu’il nous revient un travail important à faire de lecture, de méditation et d’interprétation. Le non-dit, le caché, la riche imprécision, le suggéré, le sous-entendu subtil, l’arrière-plan historique et intellectuel comptent autant que le texte visible aux yeux. Nous sommes invités à lire autrement et, sur la base d’une longue fréquentation du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme, à entendre ce chant intérieur et à ouvrir notre esprit à une beauté qui lie ensemble les fils artistiques, poétiques et philosophiques de l’existence.
Extraits de La Pensée Coréenne –Aux sources de l’Esprit-Coeur
Note Poétique
« Ecrit sur l’observation du P’ungak[6] »
Les pans du vêtement s’accrochent aux arêtes des pierres dans l’étroit chemin.
Le sommet s’ouvre, ample, juste devant,
Et avec ces limites on ne peut pas faire face à tout l’univers.
Est-ce le vent, est-ce l’eau, il est difficile de reconnaître le bruit.
A plusieurs endroits, des cascades qui se précipitent font trembler les bas-fonds.
Tournant la tête et regardant vers l’est la vue s’affaiblit
Car la mer, dans son immensité, rejoignant le ciel, bleuit.
En excursion, sans s’en apercevoir, on devient étranger au monde
Et on purifie complètement les angoisses qui sourdent du coeur. […]
De tous côtés des plantes parfumées mais nulle trace de présence humaine.
Les pics qui se dressent comme des sculptures semblent voler dans leur aspect
fantastique.
Les hautes montagnes couvertes de l’éclat de la neige tournoient sans limite.[7]
L’homme dans le cosmos
La montagne qui touche Yulgok est celle des « sentiers abrupts », des « rochers dangereux », des « crêtes couvertes de neige » ; l’eau qui le fascine, celle des « cascades qui se précipitent en faisant trembler les bas-fonds », de « la mer dans son immensité », de la grandeur de la mer Orientale ». Comment l’homme répondra-t-il à cette majesté, cette force de la nature ?[8] […]
La différence entre la cosmologie antique grecque, particulièrement stoïcienne, et la cosmologie antique chinoise est qu’il ne s’agit pas seulement pour les Chinois d’une contemplation passive où l’on atteint une indifférence aux troubles du monde mais d’une coopération active avec les forces créatives de la nature, qui ne sont pas seulement les forces physiques naturelles mais aussi la manifestation d’une force spirituelle intérieure agissant dans le cosmos et dans l’homme. Non pas un Dieu transcendant mais une énergie au coeur des choses. Non pas même une transcendance dans l’immanence, mais l’unité d’une réalité où le phénomenal est le réel. Moi aussi je participe aux trois Faîtes[9], écrit Yulgok.[10]
Pôles de la pensée chez Yulgok
Pour Yulgok, le raisonnement jaillit de l’unité de l’univers, de l’esprit-coeur et du monde, pour y retourner. […] Il s’agit d’une unité au coeur de la dualité et de la richesse de l’existence. […] Yulgok poursuivit cette recherche de penser et vivre à la fois essence et réel, esprit et corps, spirituel et matériel, idéalisme et réalisme. A la fois un-et-deux, deux-et-un, le à la fois étant le plus difficile à percevoir.
Quel est le lien intelligent et affectif de cette unité duelle qui anime le tissu cosmique ? Telle est la question fondamentale que se posait Yulgok. A diverses reprises il est resté sur une interrogation, à d’autres moments il a pu avancer, attiré par le pôle aimant à l’oeuvre parmi les hommes et entre tous les êtres, célébré par le philosophe chinois Zhang Zai. Yulgok a exprimé ce pôle dynamique en termes de sincérité (cheng/sông) en harmonie avec le classique de L’Invariable Milieu. « Sans la sincérité, il n’est aucun être. »
Un autre versant de l’oeuvre de Yulgok concerne sa réflexion annonçant le courant pratique (sirhak). […] Yulgok fut compétent dans les questions économiques, l’éducation, les questions militaires et stratégiques, l’administration, la justice, les rites… En cela il a annoncé l’esprit encyclopédique de Yi Ik et de son successeur Chông Yag-yong, aux XVIIIe et XIXe siècles.
La conscience historique, chez Yulgok, ne tenait pas seulement d’une érudition académique, mais d’une véritable vision enracinée dans une philosophie articulée.[11]
Méditation sur l’univers
L’univers est immense et en constant changement mais on peut le pénétrer par l’unité des principes. […]
Par-delà l’analyse philosophique, Yulgok a fait appel à l’élévation du sage qui se met en harmonie avec les lois de l’univers et entre en correspondance et en échange avec le Ciel. « La communication entre le Ciel et l’homme est très subtile. »
C’est cette correspondance que Yulgok a creusé toute sa vie, correspondance entre l’homme et le Ciel, entre le coeur de l’homme et le coeur du Ciel, entre le coeur de l’homme et celui de tous les êtres. Son accent était ainsi davantage sur le Ciel et sur le coeur, non au niveau théorique mais au niveau vivant de la destinée, y compris après la mort.[12]
De la sincérité
La réflexion de Yulgok s’enracine dans une riche tradition chinoise à la fois ontologique et éthique liée à la sincérité. Et, en percevant l’importance de celle-ci au niveau épistémologique et pratique, il en a fait un de ses concepts dynamiques pour la compréhension de la relation Ciel-homme et pour l’accomplissement de la destinée humaine dans la vie présente et au-delà.
Le Ciel, par les principes réels [substantiels, sincères] [silli], transforme et fait s’épanouir tous les êtres. L’homme, par l’esprit-coeur réel [silsim] atteint la capacité d’émouvoir l’autre et de communiquer. Les principes réels et l’esprit-coeur réel ne sont autres que la sincérité. C’est pourquoi celui qui suit docilement les principes du Ciel et reçoit la sincérité dans sa totalité est le saint. Celui qui en applique vraiment une partie et reçoit un aspect seulement de la sincérité est l’homme éclairé. L’essence de la sincérité est difficile à percevoir mais son application est manifeste.[13]
Méditation sur l’Esprit Coeur
Le deuxième volet important de la pensée de Yulgok est sa méditation sur l’esprit-coeur. Ses textes pleins de finesse et de noblesse reflètent la personnalité d’un homme qui a servi la Corée jusqu’à l’oubli de sa santé, qui a laissé une famille sans argent, mais qui avait le trésor caché le plus grand, celui du coeur, qui pour lui était le vrai fondement d’une nation. Ses aspirations pour son pays et pour l’homme étaient immenses mais, autour de lui, les réponses s’avéraient parfois bien pauvres.
« Les fleurs de prunier à l’origine étincelaient comme des bijoux,
Elles brillent sous la lune aux teintes d’eau.
Givre et neige y ajoutent leur blancheur,
Leur éclat et leur froideur vous pénètrent jusqu’aux os.
Lorsque je me tiens devant ces fleurs, elles purifient mon coeur.
Ce soir je ne ressens pas la moindre impureté. […]
Un tourbillon de neige glacée fait tout s’ éparpiller,
Comme si le bruit gagnait jusqu’aux confins des nuages.
On ouvre la porte, les étoiles et la lune se montrent dans leur clarté.
Les sapins couverts de neige font un parasol.
Dans le grand vide, à l’origine, il n’est point de bruit.
De quelque endroit on entend monter le chant de l’âme. »[14]
Si l’univers apporte au penseur une élévation et un apaisement de l’esprit, la plongée dans la nature humaine est pour lui comme la lame d’un couteau blessant son coeur.[15]
Alors que nous sommes souvent enclins à poser séparément principe et énergie, esprit du Tao lié à l’idéal, au Logos, et esprit humain lié à l’accomplissement physique, au bios, Yulgok souhaite penser l’univers et l’homme dans leur entièreté, leur dynamisme fait de parties multiples apparemment distinctes mais indissociables. […] Pénétrer le mystère de l’esprit-coeur, c’est entrer dans un dynamisme de relations qui semblent d’abord incompatibles, ce qui est invisible a priori ne pouvant se lier à ce qui est visible… […]
C’est rejoindre une genèse à laquelle nous participons, qui tend vers un accomplissement, mais qui a ses risques. Chez Yulgok l’esprit-coeur est central dans l’univers et dans l’homme, il est le noeud dynamique harmonisant toutes les autres dimensions, verticale vers le Ciel et horizontale vers la société. En même temps l’esprit s’appuie sur les assises du corps et de la terre et s’enfonce à l’infini dans les profondeurs de la nature humaine qui rejoint le Ciel.[16]
De l’accomplissement de l’Esprit-Coeur
Le souci le plus grand de Yulgok fut l’accomplisement réel de l’esprit-coeur qu’il a cristallisé par le concept de silsim, maturation et accomplissement malgré la condition de précarité et grâce à la ténacité inflexible dans l’étude et l’apprentissage, à la manière du musicien qui s’exerce indéfiniment sur son instrument jusqu’à produire les sons les plus célestes.[17] […] L’instrument du musicien doit être accordé. Yulgok… eut cette volonté pour l’homme d’ « accorder » son esprit-coeur, ses sentiments pour pouvoir donner la mesure de ses capacités.[18]
Méditation sur l’accomplissement d’une société
Lorsqu’on considère la strucuture de l’oeuvre de maturité de Yulgok, L’Anthologie de la sagesse extrême-orientale […] on voit que les trois grandes parties qu’il a tracées avec vigueur –« Culture du Soi », « Rendre droite la famille » et « Gouverner »-, ont pour conclusion l’efficacité (fruits). Si concrètement le Soi, la famille et la société ne sont pas transformés et accomplis, le reste n’est qu’utopie, idées et bavardages, laissant en chantier les incohérences, les souffrances et les immaturités. […] Si, au contraire, le fondement de la société, à travers l’homme, est correct, les fruits seront innombrabbles au bénéfice de tous. Le but ultime de Yulgok était de contribuer à des résultats effectifs selon une approche concrète et en surmontant les difficultés en s’harmonisant avec le dessein de sainteté de l’univers.[19] […]
Yulgok, comme Confucius, avait une conscience aiguë du temps, du moment où il faut s’avancer dans l’action ou se retirer pour revenir plus efficacement. […] Il est facile de changer avec son temps en reniant les principes fondamentaux. Il est ô combien plus difficile de réussir les vrais changements sans renier ces principes.[20]
[1] Yi I, Yulgok, Anthologie de la sagesse extrême-orientale, Autres Temps, Traduction de Philippe Thiébault, 2009.
[2] Yi I, Yulgok, Anthologie de la sagesse extrême-orientale, op.cit, p.255 : « Les personnalités sages et spirituelles de la haute antiquité faisant un lien de continuité avec le Ciel ont établi des normes standard pour l’humanité et à partir de là a commencé transmission de la tradition du Tao. »
[3] Yulgok, Oeuvres Complètes, Anthologie de la sagesse extrême-orientale, Edition de l’Académie des Etudes Coréennes, 1985, Original, 19.7A. « Le Tao étant profond et mystérieux et n’ayant pas de forme, je pense qu’il est exprimé par les écrits… Si l’on explore le Tao à travers les écritures, les principes fondamentaux se manifesteront. »
[4] Les Entretiens de Confucius, 15.28.
[5] Les Entretiens de Confucius, 4.15.
[6] Nom de montagne coréenne.
[7] La Pensée Coréenne, Autres Temps, 2006, p.181.
[8] Idem, p.183.
[9] Le Ciel, la terre et l’homme.
[10] La Pensée Coréenne, idem, p.187.
[11] La Pensée Coréenne, idem, p.190.
[12] Idem, p.194; 197.
[13] Idem, p.201-202.
[14] Idem, p.204.
[15] Idem, p.206.
[16] Idem.p.208.
[17] Idem, p.210.
[18] Idem, p.215.
[19] Idem, p.217.
[20] Idem, p.217-218.