Il est des auteurs dont le destin se confond avec celui de leur pays. Bien qu’érodé, le constat vaut pour l’œuvre de Hwang Sok-yong, tant elle accompagne une période majeure de l’histoire de Corée, période de souffrances cumulées, qui portent en elles-mêmes, comme un paradoxe, la générosité en antidote. L’œuvre de Hwang Sok-yong débute en 1962. Deux ans auparavant, à la faveur d’un coup d’Etat, le Général Park Chung-hee a pris le pouvoir et ne le lâchera que 19 ans plus tard, assassiné par son chef de la sécurité. Dans cet espace de dictature, les Coréens vont être appelés à fournir un effort sans précédent pour moderniser un pays en piteux état après la guerre de Corée. À la source de ces efforts, une motivation nouvelle puisée dans le discours mobilisateur du général Park, discours d’une force symbolique inédite, équivalente peut-être à celle d’un mythe fondateur. Dictature aidant, l’énergie créatrice, l’abnégation, la force du caractère coréen, vont être potentialisées dans un ensemble où la modernisation du pays est mise en mots comme condition de l’indépendance.
Ces années de privation de liberté, de dur labeur, d’intériorisation des contraintes deviendront le thème central d’une littérature réaliste, déjà passablement stabilisée dans ses formes esthétiques par la récente guerre de Corée.
Hwang Sok-yong débute son œuvre sous ces auspices (On lira à ce propos l’article de Jean-Noël Juttet qui retrace le parcours de l’auteur au travers de sa production littéraire), auspices qui vont jouer leur rôle matriciel, l’acte fondateur par lequel débute Hwang Sok-yong. L’œuvre sera à jamais marquée par les évènements historiques, tragiques, période de surcroît pendant laquelle, le nord et le sud n’arrivent pas à établir le solde de la division (voir son roman L’Invité).
Par histoire personnelle, par posture, par impossibilité à être autrement, l’auteur pose un regard à la fois doux et scrutateur, incisif et chaleureux, un regard qui prend parti mais refuse de juger. Dans cette filiation, les personnages de l’œuvre de Hwang Sok-yong même dans les actes les plus sordides qu’ils auraient commis, restent empreints d’humanité.
L’œuvre est frappée au réalisme de la période et aux nécessités de l’engagement, quel qu’il soit. La période sera pourtant relatée de bien des façons (on pense à Yi Mun-yol, à Kim Sung-ok, à Choe In-hun…) où engagement, abstention, désespoir, ironie se superposeront dans bien des romans. Mais l’œuvre de Hwang Sok-yong n’est pas une œuvre militante. Ou bien, si militantisme il y a, il se situerait du côté de l’engagement vers l’Autre. Au-delà du regard historique, il reste la souffrance, la misère et la misère plus dure encore pour les plus démunis : paysans spoliés, travailleurs journaliers harassés de travail, prostituées, paumés, meurtriers trouveront auprès l’auteur, une place particulière, pas forcément complaisante, une place qui ne met pas à parité oppresseurs et opprimés, mais qui tente de comprendre, de déceler ce qui reste d’humanité chez l’humain, même les pires d’entre eux (on songe évidemment à L’Invité). Par ce choix résolu, l’attention, la générosité de l’auteur s’entendent, se lisent, se respirent. Dans Monsieur Han, bravant les directives hiérarchiques, le médecin Han soigne sans distinction et au mépris de sa propre sécurité, ceux qui ont besoin de lui et pas seulement les dignitaires et les soldats du parti du nord. La générosité sera à l’œuvre, lorsque, passant au sud en clandestin, sa femme tiendra sur sa poitrine, alors qu’ils traversent une rivière, les sous-vêtements secs dont son mari aura besoin dans sa cavale. Anodin détail qui plane au-dessus du roman.
Dans Les Terres étrangères, c’est l’illustration des dures conditions de vie et de travail des journaliers et des paysans qui anime le (re)sentiment de l’auteur. Mais la générosité ne consiste pas seulement à prendre la défense des plus démunis, (ce qui au fond ne pourrait être que l’expression d’un sentiment de justice). Le regard que pose l’auteur sur les protagonistes est un regard, doux, bienveillant, empreint de cette qualité si rare et sans doute la plus noble, car elle supporte et ne suppose aucune théorie. Elle se satisfait d’être, caché dans les plis du sentiment, dans ce désir d’être avec l’Autre et de n’en tirer ni profit ni gloire. Le savoureux passage de cette rapine organisée par Kang pour soustraire un chien mort à sa patronne et le déguster en compagnie de son ami Wang en est une illustration. Tandis que dans La Route de Sampo, les trois protagonistes en route vers un avenir indécis, autant qu’ils sont en fuite de lieux inhospitaliers, changent, échangent et transforment la route en destin commun.
Cette générosité trouve aussi son expression dans le monumental Jang Kil-san où le héros dévoue sa vie à la lutte contre l’injustice. Cette œuvre lourde (12 volumes dans l’édition originale) reste intimement gravée dans le cœur de toute une génération de Coréens, pour la puissance d’identification et d’empathie qu’elle dégage.
Dans Le Vieux Jardin, roman du rêve perdu, du souvenir douloureux où se croisent destins et chemins, l’idée d’une société où la générosité n’aurait plus à être remarquée pour son exception traverse le roman, enlace les protagonistes et les lie l’un à l’autre par-delà la mort. Dans ce roman beau et sombre, l’amour qui unit Yuni et Yeonu n’efface pas ce qui oppose les militaires coréens aux manifestants, un mois de mai 1980, à Kwangju. Dans ce roman de la perte et de la désillusion, l’amertume ne domine jamais et la rancœur échoue. Le deuil démocratique qui semble être fait ne se propose pas comme définitif.
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