Jusqu’où remonte le souvenir qu’on garde d’un être humain ? Le souvenir d’une mère ? (P14)
Qui mieux qu’un fils ou une fille connait sa mère ? Qui mieux qu’un mari connait son épouse ? Ce qui semble pourtant logique perd peu à peu de sa force au fil des pages, et très vite la certitude devient négation.
Quand la mère se perd dans une station de métro de Séoul et disparaît, la famille entière doit faire face à un vide. « Que me font ces vallons, ces palais ces chaumières/ Vains objets dont pour moi le charme s’est envolé ?/ Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères/ Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. » chantait Lamartine. Quand la mère n’est plus là, c’est toute la famille qui s’écroule.
Pour la retrouver tous les efforts doivent être mis en commun ; les jeunes adultes qui ont maintenant chacun leur vie doivent revenir en arrière et se rassembler pour lutter ensemble. Dès le départ les difficultés prennent place. Comment écrire un avis de recherche et croire en son utilité, quand de la mère on ne parvient à se souvenir, ne serait-ce que la date de naissance ? Les avis divergent, les personnages se sentent perdus.
Le document s’écrit, et se prolonge dans l’esprit de chacun de ses rédacteurs, qui, tour à tour narrateurs, vont se remémorer le passé.
La Corée et sa culture traditionnelle prend alors forme sous nos yeux, à travers les souvenirs des différentes générations de cette famille rassemblée dans la souffrance de la disparition.
Nous suivons le parcours d’une famille, représentative de la Corée toute entière à travers ces différentes générations. Tout d’abord, celle des parents, de PAK Sonyeo la disparue et de son mari, mariés de force dès leur jeune âge, comme il était d’usage, surtout dans les campagnes où les questions de survie étaient quotidiennes. Puis, celle des enfants, devenus jeunes adultes sous le régime de PARK Chung-hee, confrontés à l’industrialisation éclair de leur pays, propulsés dans la ville et dans le monde moderne sans vraiment s’en rendre compte.
Chacun tente de retrouver dans sa mémoire le détail qui serait la pièce manquante du puzzle. Ils se creusent la tête pour essayer de comprendre. Comment ce qui leur arrive est-il possible ? Comment peut-on perdre quelqu’un de cette manière ? Et les ‘pourquoi’ prennent la suite des ‘comment’. Pourquoi personne n’a été récupérer les parents à la gare ? Pourquoi les habitudes ont-elles été chamboulées ce jour-ci ? Pourquoi la mère qui s’est perdue ne donne-t-elle aucune nouvelle ? Pourquoi ne tente-t-elle pas de les joindre ? Alors arrivent les ‘peut-être’, constructions plus ou moins élaborées par des esprits marqués par la disparition d’un être cher. Les questions restent sans réponses, et il n’est d’autre choix que de faire face à la difficile réalité : on ne peut pas parler de quelqu’un que l’on ne connaît pas.
A travers chaque chapitre, quel que soit le narrateur, la présence de la mère et tous ses efforts pour ses enfants sont présents. Ils sont partout, dans un geste, dans un mot, dans un silence. Qui, autre qu’une mère aurait sacrifié sa vie et sa santé ? Qui, autre qu’une mère aurait tant donné, tout donné, trop donné pour des enfants qui au final ne savent même pas qui elle est ?
Ils avaient tous oublié un détail à propos de leur vie : l’omniprésence de la mère. Au moins son absence soudaine leur a-t-elle permis de le comprendre. Tout ce qu’ils ont, ce qu’ils sont devenus, c’est grâce à elle. Et lorsqu’elle n’est pas là, quoi qu’ils fassent ils pensent à elle, comme si la vie s’arrêtait avec son départ. Chaque situation, chaque objet devient source de souvenir et rapproche le narrateur de la personne exceptionnelle qu’est la mère ou l’épouse.
Les retours en arrière dans le flot des souvenirs de chaque personnage, avec l’espoir ultime de retrouver la mère, esquissent la réalité d’une famille en proie à la peur et au désespoir. Fuite du temps, fuite des souvenirs, et peut être même fuite de la mère, qui sait ? Le passé resurgit quand le présent s’assombrit. Cependant, il est impossible de retourner à l’enfance, aux jours heureux dans la maison familiale.
Le lecteur de La Chambre solitaire prendra plaisir à reconnaître des détails qu’il aura lus et approfondis lors de sa précédente lecture. Oui, il connaitra la chambre du frère ainé dans les locaux de la mairie, le départ de sa première sœur pour Séoul, son intérêt pour les livres qui fera d’elle un écrivain ; il connaitra les évènements de Kwangju, les visites de la mère à la chambre solitaire pourtant jamais nommée comme telle dans le présent ouvrage. Quelle n’est pas la satisfaction du lecteur qui sait même ce que l’auteur n’écrit pas.
Importance de la famille et éloge de la figure de la mère sont les valeurs qui s’imposent sous une écriture féminine. Mais ce roman n’en est pas moins l’occasion de partager avec l’auteur sa passion de l’écriture et de la littérature.
Tout au long du premier chapitre, la réalité d’un écrivain et le milieu de l’édition sont évoqués. Est aussi évoqué le rapport avec la lecture, de façon assez singulière d’ailleurs, puisque le point de départ est l’impossibilité à lire, ce qui rappelle la thématique principale du récit : la présence de la mère par son absence.
Après quelques pages seulement on apprend que la mère ne sait pas lire, une fille cadette de famille pauvre ne pouvant faire des études. Et pourtant, sa fille est écrivain, et ses romans l’intéressent au plus haut point. Elle s’investit énormément pour appréhender l’univers inconnu qui lui fait face : elle se fera lire les romans et ira même jusqu’à tenter d’apprendre à lire à un âge avancé.
La narratrice raconte qu’elle s’est rendue à une conférence dans une bibliothèque, pour s’adresser à un public d’aveugles après la traduction d’une de ses œuvres en braille. C’est le désarçonnement face à des personnes plus intéressées que jamais, qui posent des questions sur les œuvres qu’elles ont lues dans leurs versions en braille. Une belle opportunité de réfléchir au rapport à la lecture, et au combat quotidien de ceux qui sont éloignés de la littérature écrite – soit parce qu’ils ne comprennent pas les symboles, soit parce qu’ils n’ont pas la possibilité de les voir – mais qui parviennent à dépasser leur manque.
« Hommage bouleversant à l’amour maternel », Prends soin de maman dresse le portrait d’une femme coréenne, vue à travers les yeux de ses proches. Mais quelle est la place de cette femme justement ? Alors qu’elle est encore une jeune fille, elle se retrouve mariée et devient épouse, une épouse qui a pour devoir de s’occuper de son mari et de sa belle-famille. Quand naissent les enfants, elle partage son temps entre leur éducation et les travaux quotidiens, de plus en plus nombreux quand il faut nourrir toute la famille et payer les études des enfants. Fille cadette d’une famille pauvre, cette femme n’a pas pu aller à l’école, et son combat est celui d’une mère qui ne veut pas que ses filles aient une vie semblable à la sienne. Toujours implicites, la difficulté et la souffrance laissent planer leur ombre. Pourtant, jamais la mère ne se plaint.
Dans le dernier chapitre, on entend pour la première fois la voix de cette femme, rongée par la maladie d’Alzheimer, mais animée par une générosité sans limite. Celle-ci reprend enfin sa place, le « je » lui redonne son statut de personne à part entière. Elle s’adresse à ses enfants, se justifiant de ses actes, dans une tentative d’exprimer ce lien unique qui lie une mère à ses enfants, à son premier fils, à sa dernière fille. Elle parle d’une souffrance réelle qui fait partie de la vie, mais qu’elle a toujours cherché à cacher, afin de ne pas ternir ce qu’elle voulait voir briller autour d’elle. Le dévouement sans limite et les sacrifices d’une mère sont autant de marques d’affection et d’amour que l’auteur a voulu rappeler.