Ce proverbe chinois semble être en parfait accord avec la vision de la société présentée par un nouveau p’ansori apparut en 2007 : Le dit de Sichuan. Cette œuvre, qui n’appartient pas au répertoire classique des cinq p’ansori anciens conservés, est une adaptation par la chanteuse Lee Jaram de la pièce de Bertolt Brecht La Bonne Âme du Sichuan. Elle met en scène la représentation d’une société coréenne contemporaine,
en plein essor, saisie dans une course folle vers la modernité et dirigée par une politique du « toujours mieux ». L’originalité de ce p’ansori vient de son inspiration occidentale ainsi que de l’écart qu’il présente entre sa forme classique et son sujet contemporain. Cette distance en fait une œuvre unique en son genre et explique peut-être à la fois son succès public et l’engouement de la presse depuis sa création.
Tout d’abord, bien que Le Dit de Sichuan présente des allures que les critiques les plus traditionnels pourraient qualifier de « carnavalesques » par son décalage d’avec les p’ansori répertoriés, il n’en demeure pas moins qu’il semble profondément attaché aux spécificités de son registre.
En effet Le Dit de Sichuan a pour but de présenter une histoire à valeur morale. Celle-ci est bien évidemment en accord avec l’enseignement confucéen. Le spectateur assiste donc à une lutte acharnée entre des personnages symboles de vertu, de bonté et des antagonistes ayant pour seule quête la recherche du profit, de l’intérêt… Cela introduit alors des caractères stéréotypés chers au p’ansori – et souligne à nouveau l’enracinement de cette œuvre dans les particularités du registre. L’on retrouve ainsi au cœur de cette lutte opposant morale et profit le fainéant, le profiteur, l’avare… d’un côté, et d’autre part, le cœur tendre, le généreux, le vertueux… L’idée que le beau n’est pas toujours bon est gardée et semble même un axe directeur de l’œuvre. Par ailleurs, c’est dans un total respect des rythmes, de l’improvisation, de la grammaire du p’ansori que la pièce a été conçue. Le travail de Lee Jaram et de la mise en scène montrent donc combien Le Dit de Sichuan se veut un être un p’ansori fidèle au genre.
Mais, ce n’est pas tant sur le fond que sur la forme que vont naitre les spécificités de l’œuvre : en effet, malgré le rattachement certain au registre classique, bon nombre d’aspects modernes peuvent heurter le regard des puristes. Cela se joue dans un premier temps au niveau de la mise en scène; Lee Jaram procède dans son œuvre à des changements bien visibles pour le spectateur. Elle procède à de nombreuses modifications scéniques, et de fait, alors que la règle ne place qu’un chanteur –sorigun – et un joueur de tambour – gosu – chacun en tenue traditionnelle, avec pour seul décor un paravent et seul objet scénique : un éventail, Le Dit de Sichuan va considérablement bouleverser ces règles: l’on remarque la présence sur scène de plusieurs performeurs, à savoir une chanteuse, trois comédiens-danseurs accompagnés de trois musiciens. De plus, le hanbok – la tenue traditionnelle – laisse place à un costume à l’occidentale et le traditionnel paravent à une toile où sont projetées des images de paysage urbain. Il y a donc là encore une volonté de détachement par rapport au p’ansori classiques. Néanmoins cette forme de mise en scène n’oublie pas que c’est dans le passé que s’enracine le présent et donc, certaines règles sont gardées : notamment l’orientation du gosu vers l’ouest, l’usage de l’éventail pour marquer le rythme…
Par ailleurs, ce n’est pas sans sourire que le lecteur aborde Le Dit de Sichuan. En effet la pièce s’ouvre par les pérégrinations rocambolesques de prophètes, philosophes –appelons les ainsi – des temps anciens. Ainsi l’on voit Confucius, Bouddha et Jésus Christ déambuler dans la fictive ville de Sichuan à la recherche d’une bonne âme. Leur présence – symbole des trois courants de pensée les plus répandus dans la Corée actuelle – nous accompagne de façon curieuse dans une société moderne et souligne dès le début le caractère original de ce p’ansori. Les lieux où se déroule le récit seront alors pour certains inattendus comme par exemple une soupe populaire ou encore un building à la pointe de la technologie. Mais Lee Jaram ne s’arrête pas à cela : elle ajoute à ces trois personnages une certaine incompréhension –ou tout au moins un décalage – de l’environnement qui les entoure : une porte coulissante automatique devient une ancienne porte magique comme l’on trouve dans le conte d’Ali baba et les quarante voleurs, puis les divinités se font moquer, railler, même insulter sans comprendre pour quel motif… Bref, l’on trouve donc un foisonnement de familiarités mais aussi de ces mots nouveaux, américanisés – spécifique à la langue coréenne d’aujourd’hui. Or, cela est en accord avec les p’ansori officiels car les sources de ceux-ci sont autant populaires que lettrées et donc, l’usage d’un langage familier n’est étranger au registre classique contrairement à ce que le lecteur pourrait pensé.
Enfin la décision d’adapter une œuvre de B. Brecht n’est pas innocente: celui-ci était interdit en Corée du Sud de 1960 aux années 1990 en raison de ses convictions politiques communiste. La pièce Le Dit de Sichuan montre donc une volonté de rompre avec un passé parfois peu glorieux fait de discrimination pour ne garder de l’histoire que les meilleurs aspects. Ainsi ce sont toutes ces choses qui font de cette œuvre un p’ansori unique, novateur, où Lee Jaram exprime d’une manière remarquable l’imaginaire, le réel, la tradition et la modernité.