Uniquement disponible sur la toile en Corée du Sud, Kwari offre donc au public français un manhwa (BD coréenne) jusque-là réservé aux seuls internautes coréens. Une initiative éditoriale originale qu’on ne peut que saluer.
Ga-Yeon est une jeune coréenne qui mène une vie paisible: jolie, aimée de ses parents et bientôt mariée, tout semble lui sourire. Jusqu’au jour où la voiture familiale percute de plein fouet un camion de touristes, tuant ses parents sur le coup, et la laissant avec de graves brûlures. Dès lors le monde idyllique de Ga-Yeon s’écroule : meurtrie dans sa chair, enceinte sans le savoir et abandonnée par son fiancé, elle se retrouve seule au monde et sombre rapidement dans l’alcool. Aidée par son voisin, Han-Seong, et quelques enfants du quartier, elle retrouvera petit à petit goût à la vie, et s’éteindra en donnant naissance à des jumelles. Le reste du manhwa nous conte la vie de ces deux fillettes, dont l’une sera kidnappée et subira les pires sévices dans un orphelinat. L’autre, muette et communiquant avec autrui grâce à une ardoise, sera élevée par Han-Seong, le même qui, jadis, aida sa mère à surmonter ses épreuves.
Outre ces personnages, le lecteur croisera également un jeune homme humilié par ses camarades de classe et dénué de toute confiance en lui, une lycéenne qui, dans sa petite enfance, regardait impuissante son père alcoolique battre sa mère, ou encore une femme trompée et trahie par son mari pédophile. On constate à travers ce synopsis, certes cavalièrement résumé, que l’auteur n’épargne rien à ses protagonistes : solitude, corps défiguré, mutisme, viol, humiliation, alcoolisme, violence. Aussi bien physiquement que psychologiquement, tous souffrent à un point difficilement imaginable. Devant une telle avalanche de maux, devant un tel étalage de tous les tourments et bassesses de l’âme humaine, il est difficile pour le lecteur de ne pas saturer, voire, pour quelques-uns d’entre eux, de ne pas reprocher à l’auteur une certaine surenchère un peu facile et, disons-le, assez maladroite, dont le principal méfait est d’éloigner cette histoire des intentions réalistes, clairement affichées, de son créateur (description du malaise social, dénonciation des violences faites aux mineurs etc.). Fort heureusement, tous ces infortunés retrouveront espoir et renaitront à la vie grâce à des valeurs telles que l’amour, le sens de l’amitié et la reconnaissance face au sacrifice maternel.
Il est vrai que l’excès avec lequel le manhwaka traite la descente aux enfers de ses personnages, ainsi que la morale quelque peu naïve de cette histoire, que l’on pourrait résumer en ces termes « l’amour est plus fort que la haine et la souffrance », pourraient, de prime abord, agacer le lecteur. Néanmoins, malgré ces quelques faiblesses scénaristiques, il nous semble possible d’émettre une interprétation en accord avec l’œuvre : à travers le destin de ces deux sœurs, leur séparation forcée et leurs retrouvailles naturelles après plusieurs années, ne pourrait-on voir, au-delà de la simple fiction, une allusion à la division actuelle des deux Corées et à leur réunification hypothétique, indatable ? Vues sous cet angle, les maladresses susdites gagnent en pertinence et servent un message politique camouflé, appelé à être décelé par le lecteur.
Si l’histoire, eu égard à ses imperfections et à la double lecture à laquelle elle se prête, est susceptible d’en dérouter certains, voire de susciter quelques rejets, l’œuvre de Jung Ji Hoon affiche en revanche une étonnante richesse sur le plan visuel, à même de gagner sans difficulté l’admiration de nombreux lecteurs. En outre, on reconnaîtra volontiers à l’auteur un sens évident de la mise en page, alternant des planches surchargées (superposition de vignettes disposées en biais etc.), qui souvent reflètent la tension, la surcharge émotive d’un personnage particulier, et des planches plus aérées, plus épurées, renvoyant à des moments d’apaisement. Bien sûr, ces correspondances entre mise en page et état psychologique ne sont pas systématiques, mais sont suffisamment présentes pour être soulignées. On appréciera aussi le soin graphique apporté aux visions cauchemardesques qui ponctuent le récit, parfois représentées par des dessins tout en hachures et chaotiques, équivalents visuels des multiples fêlures que les protagonistes portent en eux. Sur le plan chromatique enfin, un noir et blanc parfaitement maîtrisé et élégant côtoie des pages proprement colorisées.
Transposer un manhwa numérique sur papier, au risque de nous répéter, était un pari risqué que les éditions Kwari ont su intelligemment relever. Malgré toutes les difficultés qu’un tel projet soulève (le passage d’un espace virtuel illimité, la page web, à un espace physique limité, la page de papier, exige entre autres un réajustement de la mise en page d’origine, etc.), la transition s’avère au final réussie, à l’exception, il convient de le préciser, des dimensions bien trop restreintes de quelques rares bulles, exigeant par conséquent un effort oculaire qui casse momentanément le rythme de lecture. En conclusion, si Ce que j’ai à te dire n’est certes pas l’album de l’année, il n’en reste pas moins une expérience esthétique plaisante, qu’on aurait tort de bouder, et le fruit d’une initiative éditoriale audacieuse qui, on l’espère, sera réitérée.