Chaque individu a sa propre identité, et ce seul détail fait de lui un être indépendant. En même temps, le mode de vie tangible de cet individu est directement lié à la société dont il fait partie. Ainsi, son indépendance n’a pas pour base l’autonomie ou l’indépendance, mais elle se conçoit plutôt dans le contexte d’un groupe social. L’identité individuelle dans la société traditionnelle était en quelque sorte figée et stable parce que les structures sociales établissaient des limites à la pensée et à l’action, imposant ainsi un rôle social à l’individu. Par ce procédé, l’individu devient un membre d’un corps collectif, et vit en tant que partie d’un monde stable. Pourtant, les changements et le développement des structures sociales et une modernité toujours plus complexe, font augmenter l’instabilité et les problèmes d’identité. Face aux changements structurels de la société industrielle moderne, mécanisée et uniforme, l’individu ne peut que se sentir aliéné.
Dans le contexte coréen, on peut observer que la société de l’ère moderne a subi une période de changement structurel pendant la colonisation et la guerre, et un procédé de transformation d’un pays pauvre en un pays industriel. L’individu est devenu aliéné, symbolisé, dépersonnalisé, et déstructuré à cause du système social, de la mentalité de groupe, et du mécanisme d’industrialisation. Il a été précipité loin du cœur de sa vie, subissant des dissociations internes. C’est un état d’aliénation ontologique. De tels bouleversements sont illustrés à travers des personnages symboliques de la littérature coréenne.
Le procédé d’aliénation, l’individu diminué et rabaissé, indique la position de l’individu symbolique dans la société moderne, qui a atteint l’universalité grâce à des œuvres de fiction. De plus, cela peut également être perçu comme un signe de la dégradation de la valeur de l’individu dans la société. Les personnages de fiction sont présentés comme des victimes de la fissure entre l’idéal individuel et la réalité sociale. Dans de telles situations, l’absurdité dont l’individu fait l’expérience, comme la crise ou la perte de son identité, est l’expérience de l’existence elle-même.
L’aliénation des personnages des romans coréens modernes peut être résumée par le procédé de la perte de l’identité. La condition de l’individu qui s’est adapté à son entourage peut être décrite comme la condition de la perte de l’identité, qui finit par devenir un obstacle critique en termes de réalisation de soi. Les relations humaines urbaines dans les romans de Kim Sung-ok illustrent bien la façon dont l’individu devient anonyme. Les brillantes nouvelles de Kim sont de bonnes et astucieuses observations des changements généralisés de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la modernisation. Comme les signes du changement se remarquent plus en ville, ce n’est pas étonnant que ses œuvres soient remplies de citadins. Seoul-1964-Winter présente un microcosme de relations humaines dans la ville. Dans cet ouvrage, l’auteur ne se limite pas à visualiser les relations humaines au cœur des changements dus à l’urbanisation de façon claire et frappante, il amène aussi le lecteur à prendre en considération la différence par rapport à l’ancienne communauté villageoise.
Su Jung-in dresse le portrait de personnages au caractère sombre, coincés par un quotidien triste au cœur de la société moderne. A travers des scènes de la vie de tous les jours, sa nouvelle ‘The River’ expose cyniquement une vie quotidienne fragmentée et devient une critique directe du philistinisme dans certaines œuvres comme Najudaek.
Des aspects de l’aliénation si extrêmes montrent la tendance à isoler la vie d’un individu dans sa profondeur intérieure. C’est ici que se trouve la raison qui fait que la vie du personnage individuel, en contradiction avec le monde, soit si souvent dévoilée comme étant séparée du monde extérieur dans les romans de Oh Jung-hee. Le fait que les personnages en désaccord ne peuvent pas se réconcilier avec leur douloureux passé est une autre caractéristique des romans de Oh. Les personnages, par exemple, ont tous des cicatrices : une jeunesse sans père (Woman of a Toy Store et Garden of Childhood) ; la mort d’une mère, la fugue d’une sœur et la disparition d’un fils (Sanjo) ; la perte de ses parents pendant la guerre (The Soul of the Wind) ; et la mort d’un enfant unique (Bronze Mirror). Dans les histoires de Oh, les blessures des personnages qui souffrent parce qu’ils sont enfermés dans leur passé, symbolisent les individus qui portent en eux les cicatrices historiques de la société coréenne que sont la guerre et la pauvreté.
L’individu des romans de Ch’oe Yun, qui se retire dans son intérieur, montre aussi la tendance à l’obsession du passé. Les flashbacks récurrents illustrent la peur d’un traumatisme psychologique et la certitude d’une personne qui a laissé tomber la vie. Le soulèvement de mai 1980 à Kwangju est le thème de Là-bas sans bruit tombe un pétale. Même si le choc des évènements historiques remonte en permanence à la conscience du personnage, des références directes et claires aux évènements actuels sont continuellement retenues, puisqu’ils sont vus de l’intérieur, à travers les yeux d’une jeune fille qui a été blessée et anéantie en faisant l’expérience d’une situation extrêmement inhumaine et violente. Les efforts du personnage pour se soulager de son agonie reflètent la position de l’auteur, qui ni peut oublier le passé et qui a l’intention de concevoir une rationalisation adéquate.
En bref, le roman coréen moderne représente les inquiétudes sur la façon de sauver la signification ontologique de l’individu quand une véritable relation au monde devient impossible. Comme il a été vu précédemment, ce problème est tout d’abord à l’origine d’une compréhension de la réalité, après avoir fait l’expérience de la guerre de Corée, du soulèvement du 19 avril, et du coup d’Etat du 16 mai¹. En montrant le processus par lequel les problèmes de l’aliénation et de l’exploration intérieure sont exprimés par les flots tumultueux de la guerre et de l’idéologie, les scènes de pauvreté, de faim et de mort, les œuvres de Yi Chong-jun se transforment en enquête philosophique sur le langage et l’esprit artistique, créant ainsi un précédent important pour les romans coréens modernes.
Dans The Wall of Rumors, Yi explore le moi perdu, et tente d’examiner la relation avec l’ennemi extérieur auquel il est confronté : les conditions existentielles. Angoissant par les raisons qui poussent le protagoniste de The Dischargeà la folie, le roman se concentre sur le problème du langage. A la lumière de la société contemporaine de Yi dans laquelle le langage a été rabaissé à un statut d’outil corrompu par l’idéologie dominante sous le régime de Yushin, son angoisse par rapport au langage dépasse la simple signification de l’allégorie littéraire. La recherche du langage perdu est la tâche entreprise dans une série d’introductions à la sociolinguistique, avec des romans comme The Wall of Rumors, Wandering Rumors, He is Writing His Autobigraphy, Domination and Liberation, et Empty Room. Ces œuvres reflètent le point de vue de Yi sur le langage qui s’est éloigné de l’essence de l’existence et de la réalité de la vie, et a commencé à se dégrader pour devenir une utilité uniforme, et un ordre violent et hétéronome.
En outre, dans son ouvrage Les gens du sud, Yi recherche un ordre de libération, un ordre de liberté qui ne trahirait pas la réalité de la vie, mais qui réunirait le langage et la vie pour créer un nouvel ordre. A travers le monde du pansori, Les gens du sud (adapté au cinéma par Im Kwon-taek dans Seopyeonje), représente un espace littéraire où, au moment du point culminant où le langage national et l’image ont été sublimés, il y a une possibilité de transformation en esthétique orientale créative qui ne sépare pas le monde du langage, le mot et la vie, et ne crée pas de tensions. Comme l’œuvre de Yi le démontre, le monde d’un artiste représente la valeur maximum de ses efforts pour surmonter la perte et la défaite par l’introspection. Un véritable artiste manifeste la totalité de sa vie à travers l’horizon de ses œuvres.
KIM Sung-ok (1941 – )
Né à Osaka au Japon. Kim grandit en Corée et retourne sur sa terre natale en 1945. Ecrivain éminent des années 1960, il est l’auteur de Le voyage à Mujin, et de Seoul-1964-Winter. A l’époque du mouvement de démocratisation de Gwangju en 1980, il arrête son roman paru en feuilleton dans un journal et abandonne l’écriture.
SU Jung-in (1936 – )
Né à Suncheon, dans la province du Jeollanam-do. Son œuvre comprend The River, Scissors, Moon Palace et Evacuation. Il est reconnu pour le ‘réalisme de ses mots et sonorités’, pour son style littéraire distinct, et sa rédaction élaborée.
OH Jung-hee (1947 – )
Née à Séoul. Son œuvre célèbre comprend Woman of the Toy Store, Garden of Childhood et Bird.Nombre de ses écrits ont été traduits en anglais, français, allemand, espagnol, hollandais, chinois et japonais.
CH’OE Yun (1953 – )
Née à Séoul, Choi est romancière, critique littéraire, et universitaire diplômée de littérature française. Ses œuvres les plus connues sont Là-bas sans bruit tombe un pétale, The Grey Snowman, et The Last of Hanak’o. Elles ont été publiées en anglais et en espagnol.
YI Chong-jun (1939 – 2008)
Né à jangheung, dans la province du Jeollanam-do, Yi est l’auteur de Seopyeonje, L’île d’Io, The Wounded, et Festival. Plusieurs de ses œuvres ont été traduites en anglais, allemand, italien, turc, chinois et japonais. Après sa mort d’un cancer l’été 2008, il a été décoré de l’ordre Geumgwan du mérite culturel par le gouvernement.
Traduit par Lucie Angheben
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU KOREA LITERATURE TRANSLATION INSTITUTE
¹ Soulèvement du 19 avril 1960, parfois appelé révolution d’avril, qui mit fin au régime autoritaire de Syngman Rhee et ouvrit la porte de la démocratie jusqu’au coup d’état du 16 mai 1961 du général Park Chung-lee .