Avec Ramdam à tous les étages, le manwhaka adopte pourtant une approche nouvelle, à même d’étonner ses fidèles Lecteurs. Loin de la frontière entre les deux Corée, c’est dans un immeuble de la banlieue séoulienne qu’Oh Yeong Jin situe son intrigue. L’auteur choisit en effet de décrire un microcosme renfermé sur lui-même, agité par des conflits de voisinage et mis sens dessus dessous depuis l’arrivée du nouveau propriétaire, un proctologue autoritaire et fourbe. Un scénario surprenant, certes, mais qui porte bel et bien la marque de Oh Yeong Jin : le lecteur retrouvera ce ton décalé, également présent dans Le visiteur du Sud et Mission Pyongyang, sous lequel se devine la dénonciation d’un certain mal-être social. Car les personnages qui peuplent cette curieuse aventure ne respirent pas la joie de vivre : chômeurs, vieille dame qui n’a plus que son chien au monde, patron d’usine ruiné, étudiant en droit prétendument intelligent, mais au fond simplement grande gueule, femme dépressive en mal d’amour etc. Mis côte-à-côte, les membres de cette petite communauté concentrent à eux seuls tous les maux de notre société moderne : chômage, misère sexuelle, solitude. Mais il ne faut pas s’y tromper, l’auteur ne verse jamais dans un misérabilisme facile, ni ne cherche à livrer une œuvre ouvertement militante. Au contraire, son sens du gag se manifeste à chaque planche ; il se joue de ses personnages, les embarque dans des situations pour le moins loufoques, voire carrément abracadabrantes, et parvient à instiller dans ce contexte social à priori morne un je-ne-sais-quoi d’irrésistible. Le parti-pris graphique, bien sûr, y est pour beaucoup. Peu enclin au réalisme, Oh Yeong-Jin joue volontiers sur l’exagération et donne libre cours au potentiel expressif de son trait. La représentation des émotions, notamment, n’est pas sans rappeler le style « super-deformed » propre aux dessinateurs japonais. Comme le précise Jean-Marie Bouissou à propos de la BD nippone : « les visages minimalistes du shônen et du shôjô manga ont été conçus afin de faciliter au maximum l’expression graphique des sentiments et des émotions » (2010, p.159). A l’évidence, cette citation s’applique parfaitement à Ramdam à tous les étages. Oh Yeong-Jin se plaît à dessiner des sourires qui mangent la moitié du visage, des têtes aux dimensions surréalistes, des larmes changées en torrent lacrymal. Cette influence du manga ne doit cependant pas être surestimée. Si le manhwaka n’hésite pas à piocher dans les stéréotypes graphiques de la BD japonaise, son dernier album n’en reste pas moins esthétiquement atypique. Oh Yeong-Jin réussit à imposer son identité, à s’affirmer en tant qu’auteur complet. Emprunter pour mieux se démarquer, forger son propre style en s’appropriant intelligemment, et avec parcimonie, une norme visuelle établie de longue date, tel est l’étonnant résultat auquel parvient Oh Yeong-Jin. Car le charme de Ramdam à tous les étages vient en partie de cette curieuse conciliation des contraires : l’humour s’immisce dans une réalité sociale peu réjouissante, l’originalité stylistique s’appuie sur des « ficelles graphiques » connues de tous. Au-delà de son approche volontiers polémique ou subversive, l’œuvre de Oh Yeong-Jin nous apparaît comme une tentative de dépasser les dualités, de gommer toute ligne de démarcation. Sans doute est-ce là le seul moyen de décrire le réel dans toute sa complexité.