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Sept méandres pour une île

Sept méandres pour une ile de YI In-seong DeCrescenzo Éditeurs - 2012Cet auteur qui s’est vite démarqué par son style différent et complexe, nous donne à lire un roman dont l’esprit est relativement proche des œuvres précédentes mais qui est construit totalement différemment (Saisons d’exil est divisé en 4 longues parties, et Interdit de folie en 52 cours chapitres). Sept chapitres (pour sept méandres) qui sont  totalement indépendants les uns-des autres. Il s’agit de tranches de vie – tranches car comme coupées, sectionnées- qui relatent des moments particuliers d’une existence humaine parmi d’autres, celle d’un homme. L’œuvre survole sa vie presque entière, par mouvements saccadés, de son enfance à sa mort telle qu’il l’imagine. Le narrateur y mêle passé, présent et futur, divers lieux et instances narratives. Et plus le récit avance, plus nous nous enfonçons avec le personnage, noyés dans les méandres de la pensée, des indécisions du mot et du temps.

Il est d’abord jeune lycéen et les deux premiers chapitres révèlent la difficulté œdipienne de sa relation avec sa mère. Plus tard, la figure de la mère disparait brusquement et le jeune homme se retrouve confronté à la société, exerçant le métier de disc-jockey. Les quatrième et cinquième chapitres sont respectivement consacrés à la rédaction d’une lettre – qui nous en dit un peu plus sur son rapport pour le moins conflictuel à l’écriture- et à une expérience érotico-fantasmagorique  (sorte de danse masquée qui finit en orgie) dans un lieu et un temps dont nous ne savons presque rien.  Le chapitre suivant est monté sous forme inédite dans l’œuvre de longue conversation entre deux personnes (lui et son alter ego ?), il est alors metteur en scène et met en parallèle son film et sa vie de couple. Le dernier chapitre fait un rapide survol de sa vie adulte (d’homme marié, de père) et il finit par une anticipation, une imagination de sa propre mort : Lui qui est alors un homme âgé et amoureux d’une habitante de sa maison de retraite, devient le héros de sa propre histoire et de sa vie lorsqu’ils décident de mourir, à la manière de Roméo et Juliette.

Ainsi, nous avons déjà un aperçu des ruptures  qu’il peut y avoir entre les chapitres, presque qualifiables de « nouvelle » tellement ils sont clos, fermés sur eux-mêmes et séparés les uns des autres.  Pas ou peu d’indices et de marques de temps ou de lieu, et lorsqu’il y en a, ils sont comme jetés, semés dans le texte, de manière à passer presque pour inaperçus, accessoires. Le lecteur, tel un enquêteur, récolte les maigres indices pour tenter tant bien que mal de situer les chapitres dans la vie de l’homme et comprend vite qu’il s’agit plutôt que d’une vie, de vies au pluriel : réelles, imaginées, possibles, passées, présentes ou futures. L’unicité, la convergence sont impossibles, la multiplicité, la fragmentation sont les lois. S’ajoute à la fragmentation de l’histoire celle du style : pas de véritable « je » mais un narrateur multiple, des ruptures linéaires, temporelles, des changements de style.

Yi In-seong se rapproche beaucoup des nouveaux romanciers car comme eux, il inverse le rôle de auteur et du lecteur : La lecture oblige le lecteur à rester non seulement attentif mais actif (lorsqu’il ne s’agit pas de lutte, lutte avec les phrases, les mots) et de construire ses propres significations. Sans surprise, cela passe par des questions sur le langage et plus abstraitement par des réflexions qui nous touchent tous, celles que pose  la conscience existentielle. Cette conscience qui lutte contre le monde de l’incertitude, tout autant que contre elle-même et de l’angoisse que le constat de la non-certitude engendre. Le labyrinthe des mots rejoint vite celui de l’identité, et ces deux se croisent et s’entremêlent.

Rentrons maintenant plus profondément dans l’étude de l’œuvre. Nous remarquons qu’une des lois du fonctionnement de notre monde et de notre pensée sont souvent dictés par un système – quelque peu manichéen – d’opposition. Cela signifie que l’homme à tendance à séparer les choses : Moi/autrui, rêve/réalité, vie/mort, animal/être humain, attraction/répulsion, amour/haine, parole/pensée, sérieux/humour, etc etc. Cependant, pour l’auteur il s’agit plutôt que de rester figé sur ces contraires, dans un aspect très Derridien, d’interroger et de déconstruire ces couples d’opposition, qui nous paraissent pourtant aller de soi. Il nous montre que tout n’est pas aussi catégorisable, que les opposés sont plus que complémentaires, imbriqués les uns dans les autres.  Prenons appui sur le livre pour démontrer ce propos et attardons nous sur la question de l’imaginaire. L’œuvre de Yi In-seong laisse place à un fantastique généralisé (dans toutes ses œuvres), tellement intégré dans  la réalité que les deux se confondent, d’où l’importance de l’usage de la métaphore. Prenons l’exemple de l’abeille du premier chapitre (intitulé « l’abeille qui tournicote sur la vitre ») : Une abeille, coincée entre les deux pans de la baie vitrée vient perturber (ou plutôt distraire) « Elle » qui est en train de couper de la viande. Elle dont on ne connaitra rien si ce n’est qu’elle est pauvre et se prostitue en attendant le retour de son mari décédé, et qui est en réalité la mère du héros. « Qu’est-ce qu’elle peut bien observer ? Est-ce que ce sont les battements d’ailes, dont le courage aveugle tournicote indéfiniment sans trouver moyen de sortir de la double surface transparente ? Son visage est tellement collé à cette vitre que ses traits sont tout écrasés ».

On assiste alors à une double observation, une mise en abyme : l’abeille est observée par « elle » qui elle-même est observée par le narrateur. Tandis que le lecteur observe les deux. Tous se demandent pourquoi donc l’abeille tournicote sans jamais s’arrêter ? Cependant, au-delà de cette question, ce tournoiement de l’abeille prend une autre réalité lorsque sous l’effet de son imagination, tel un dessin, il se transforme en visages. Evénement banal (le vol de l’abeille) devenant par une transformation fantastique autant qu’imaginaire, le déclenchement, la source de rêveries et de réflexions concernant sa vie, et dans laquelle le narrateur et le lecteur plongent en même temps qu’ « elle ». Chaque interruption de ses pensées et retour à la réalité est martelée par un retour à la contemplation de l’abeille, qui se met à dessiner un nouveau visage, et ainsi de suite. Ainsi, l’abeille devient entre autres « l’homme qui tournicote toujours sur des bateaux, là-bas, au loin… » (le père, qui est en réalité mort mais dont elle ne parvient pas à faire le deuil). Un moment, après plusieurs évasions et retours successifs sur l’abeille, la question se pose encore : « Quelle force dans ses ailes permet à l’abeille de tournicoter sans arrêt sur sa vitre, sans même désespérer ? », et de plus en plus, par une assimilation presque inconsciente, « elle » devient elle-même l’abeille, notre abeille, dont les pensées tournicotent et qui lutte pour rester en vie avec le même courage aveugle que l’abeille.  Plus tard, lorsque le narrateur veut mettre fin à cette rêverie interminable, il décide d’aller « lui arracher les ailes » mais impossible de la trouver. Ainsi, l’abeille que tout le monde regardait, lecteur y compris et qui était supposée être réelle ne l’était pas. Peut être était-ce uniquement le reflet de son visage sur la vitre, ou peut être pas. L’étude de ce passage illustre le phénomène d’imbrication réalité/rêve dont nous parlions plus tôt, tout en touchant très délicatement à l’une des problématiques de la condition humaine, à savoir que l’homme comme l’abeille tournicote sans fin, sans but autre que celui de survivre.

Il n’est pas rare que l’être vivant animal serve de support à la métaphorisation : les sangsues sont longuement décrites au début, métaphore de l’obscurité envahissante, qui aspire la vie de l’appartement. Au second chapitre, qui montre les personnages mère et fils qui marchent dans un cimetière à la recherche de la tombe du père et mari: Les mauvaises herbes deviennent fourrure, les cadavres des hommes-animaux. Dans le chapitre « Une île dans un estuaire », durant la danse masquée (la danse de bongsan et très célèbre en Corée) les masques d’animaux prennent possession de leur propriétaires. Mais la figure animale la plus utilisée reste celle du serpent, qui revient sans cesse, sous toutes les formes possibles. Le serpent, symbole très fort et universel que l’on retrouve dans de nombreux mythes et cultures, est un animal autant fascinant que repoussant (le plus célèbre est certainement Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, symbolisant à la fois l’autofécondation et l’infini).  Le serpent est d’abord le sentier, puis le brouillard, puis « Elle » : Son fils qui la regarde voit en elle un serpent, dont la reptation lui arrache sa mue (lui). Cet animal l’effraie au plus au point, de même qu’il le fascine (un mélange d’attraction/répulsion qu’il éprouve autant à l’égard de l’animal que de sa mère). Puis, comme si cela était inévitable, lui-même se fait serpent. En plus d’être né l’année du serpent il se comporte comme tel, suivant discrètement sa proie (sa mère) et s’enroulant autour des arbres. « Il se contorsionne comme si toute sa chair, une fois qu’il aurait mis en lambeaux son uniforme et se serait arraché la peau à force de se gratter frénétiquement, allait se transformer en un serpent et s’enrouler en spirale ». Plus tard, une fois adulte, le serpent se fait à la fois représentation de la virilité masculine, et sensualité féminine (tatouage d’une femme qui prend vie), les deux serpents s’accouplant. Tout en gardant son statut angoissant, étouffant (car ne cesse de s’enrouler autour de ses proies), le serpent est aussi synonyme de force et de désir.

 Quittons le monde animal pour rejoindre celui de la poésie, qui n’échappe pas à ces oppositions  attraction/répulsion, amour/haine que ressent le héros envers elle. Déjà prépondérante dans Interdit de folie (le héros est poète) elle possède ici aussi un double statut : La poésie – par extension l’acte d’écrire- flirte entre le sublime et le grotesque, le plaisir et la souffrance. Le héros à toujours voulu être poète, attiré par son plus jeune âge par le prestige des grands poètes, lisons ceci au chapitre deux : «Une chose qu’il a découverte par hasard à force d’errer dans ces lieux : dans ce même massif du Mang-u se trouvent les tombes – les animaux-tombes ? – de deux poètes, Han Yong-unet Bak In-hwan. Ça a été une révélation qui lui a fait battre le cœur. Alors maintenant, dans son cartable, au lieu des manuels scolaires il a des recueils de poèmes (…) Mais en ce moment, le recueil qui « file la trique » à son esprit à force de faire palpiter une voix dans son cœur, c’est Vipère à fleurs de Seo Jeong-ju. »On comprend à quel point, malgré son jeune âge, la poésie le fait vibrer, plus que l’école. A ce même moment, il se met à s’imaginer un père poète, un homme dont le génie incompris expliquerait son anonymat. Comme le Jaromil Kundérien, il se met à rêver d’immortalité et de grandeur lié à son statut de poète. Personnage aussitôt brisé par l’ironie de l’auteur (comme Kundera), car alors qu’il est accaparé par ces rêveries sublimes, il s’allonge et prend dans son cartable un livre « et ouvre une page au hasard. Non pas pour lire : pour se couvrir le visage ». D’autre part, il se sent incompris, ses collègues l’appellent « pet de mots » car ils ne le comprennent pas quand il s’exprime. Cette incompréhension met en relief la limite fragile du langage entre sublime et grotesque, qui lorsqu’il n’est pas compris devient de la « merde », avec la frustration que cela engendre. Lisons ceci : « Toutefois, il lui arrive encore de feuilleter des recueils de poèmes. S’ il en subsiste quelques uns qui rendent encore son cœur capable d’ éprouver une émotion, c’ est sans doute certains des recueils qui sont rangés de l’ autre côté, sur le mur de gauche, juste au-dessous du poster des Beatles teinté de psychédélisme (…)Encore un peu en dessous se trouvent treize poupées indiennes alignées sur l’ étagère pour la décoration, qui prennent un air moqueur chacune dans son style : on dirait qu’ elles ont une sacrée envie de se moquer de lui tel qu’ il est là ! ». Le héros est vraiment mis face à l’échec de sa condition de poète, il n’a pu mener à bien ses études littéraires, et une fois plus âgé, il parle de son passé de poète comme étant révolu, douloureux et honteux comme en témoignent les poupées indiennes. Or être poète n’est-ce pas plus qu’un métier, une fibre-la fibre du poète- qui lorsque l’on naît avec fait partie de nous à vie ? Comment se débarrasser d’une partie de soi, tant bien même que cette partie et la représentation d’un échec cuisant que l’on veut oublier ? Le héros est ainsi confronté à l’impossibilité d’être soi : impossibilité d’être poète et impossibilité de ne pas l’être. On comprend alors l’obsession qu’il a pour la poésie et tout ce qui se rapporte au langage, aux mots. Un des résultats de cette obsession, est qu’il se prend de passion pour ce qu’il appelle le langage inversé, passion qui lui est venue en lisant un nom de plat écrit sur une vitre dans un restaurant, lisant donc l’écriture du mauvais côté de la vitre. « Là, il avait même éprouvé un plaisir très particulier à sentir son corps se tordre. À partir de cette date, dès qu’il avait un moment, et au bout d’un certain temps en trouvant exprès des moments, il s’était jeté à fond dans cette niaiserie. Au début, il écrivait de travers et de façon tordue à peine quarante ou cinquante lettres à la minute, mais en peu de temps il était arrivé à en écrire facilement cent-vingt presque sans faute ; du coup il s’était décidé à tenir son journal en écriture inversée. » On apprend que  « cet ordre inversé du langage est la part de lui-même qu’il lui faut assumer ». Ainsi, l’écriture inversée est née de son angoisse, et du besoin de se créer un nouvel espace de liberté. La première phrase (inversée dans le livre) : « Ceci m’est réservé à moi seul » : Stupide, mais unique. Il est donc en quête d’identité. D’autre part, le lien entre souffrance et écriture est bien illustré par la flexion physique de son corps dont la douleur lui procure du plaisir puisqu’elle le rend vivant. Cette notion de souffrance intrinsèque à l’écriture (car écrire n’est rien d’autre qu’une nécessité, un besoin vital) et très courant dans la littérature d’après guerre, on pense par exemple à Beckett, Joyce ou encore aux membres de l’Oulipo  et la création qui se déploie sous la contrainte.

Le chapitre suivant intitulé « écrire une lettre » enfonce encore plus le personnage dans cette contradiction : il a reçu une lettre de bonheur (lettre anonyme laissée au hasard dans des boîtes aux lettres) et-chose assez représentative de la rancœur qui est en lui-décide d’écrire dans le même principe, une lettre de malheur. Mis en transe par son idée, il se transforme, devenant très méticuleux, tout son corps tendu vers ce nouveau projet alléchant : «… le cœur qui  battait fort, comme s’il allait se mettre à flotter au-dessus du corps. Enfin était venu le moment de l’autosuggestion, sur la base incertaine mais pressante du projet envoûtant d’écrire quelque chose de différent. Du coup, en guise de dîner, recherche de feuilles blanches pour écrire, remplissage du stylo et finalement nettoyage des mains à l’eau et au savon. » On retrouve l’excitation procurée par la même sensation qu’avec l’écriture inversée, à savoir celle de faire quelque chose d’unique, de différent. S’ajoute à cela la notion de nourriture. Ecrire deviendra son dîner, chose qui nous rappelle le héros de Interdit de folie, où il mange littéralement ses mots (il cuisine les feuilles des ses ouvrages de poésie avant de s’en repaître). Ce destinataire imaginaire devient ainsi son souffre-douleur car il lui est souhaité les pires malheurs, longuement décrits, donnant par exemple : « votre enfant perdra les deux jambes ou les deux bras dans un accident de voiture ; il aura une atteinte au cerveau et restera débile, et vous devrez mettre en vente votre pavillon pour survivre, mais vous vous ferez escroquer et dépouiller par un agent immobilier véreux, alors vous vous retrouverez à la rue, sans toit et sans argent (…). Le ridicule et l’acharnement de la lettre est en soi très comique (comique qui naît du mélange incongru entre langage soutenu et recherché avec insultes et menaces) avant de mettre mal à l’aise. On comprend vite qu’il ne s’en prend en réalité qu’à lui-même, lui le « connard qui n’arrive pas à  écrire de poésie ». Après avoir passé des heures dessus, insatisfait, il jettera finalement sa lettre. Même dans la laideur (car l’insulte semble à priori être l’opposé de  la beauté généralement conférée à la poésie) il se confronte à l’échec.

La question du langage, très chère à tout auteur confronté à la difficulté de trouver les bons mots, prend plus tard une forme différente. Le chapitre « expérimentation d’un adultère pur » pose la question de l’impact des mots sur le réel, ou plutôt l’impossibilité de transmettre le réel par des mots (remettant en cause l’essence même de l’écriture). Il s’agit donc ici du couple d’opposition pensée (abstrait)/mot(concret) : « Eh bien ! Comment dire… Ça non plus, je n’arrive pas à l’exprimer avec des mots. (…) Peut-être parce que le concret ne se perçoit qu’à travers les mouvements réels du corps et non à travers des mots abstraits ? » Tout le chapitre reflète la lutte entre les mots et leur sens, insaisissables car tellement fragiles. Le sujet du chapitre est la question de l’adultère, car le héros vit un amour avec une femme mariée. Les deux sujets parlants (qui sont deux des « moi » de la même personne) se psychanalysent mutuellement, donnant lieu à un dialogue très complexe et surtout parfois difficile à suivre. D’autre part, complexité encore ajoutée, ils observent un troisième moi (toujours lui), et sa relation adultère avec sa maitresse et son mari. Le personnage alors metteur en scène, monte tout ça sous la forme d’un film que les deux premiers moi décriraient et commenteraient. A la fois commentateur et acteur, il cherche à trouver les mots pour cerner son amour qu’il voit comme hors du commun, mais il n’y parvient pas. « Je me sens interdit de parole. »dit-il, mais il n’abandonne pas. Il  fait pour ça appel à sa sensibilité de poète, et cherche à ouvrir les frontières de l’esprit et du langage en inventant un nouveau « concept », celui de l’adultère pur, deux mots qui réunis semblent très oxymoriques.  « Ces mots ont l’air de se contredire selon une logique empreinte de morale. Mais essaie de sentir les choses d’un point de vue de poète : selon la logique d’un poète, l’adultère est toujours tourmenté. En mode poétique, est-ce qu’il existe un adultère qui ne soit pas pur ? (…) j’aimerais qu’on élimine carrément l’expression « amour adultère », en effaçant la distinction entre amour adultère et amour pur. Il rêve que le mot « adultère »et la perception négative qui découle de ce mot disparaisse, pour effacer l’opposition qui existe entre amour pur/amour adultère.  Mais question que nous nous posons tous, cela ne reviendrait t’il pas à consentir à la généralisation de ce type de relation amoureuse ? La réponse dépasse de simples questions linguistiques et touche à notre manière de penser : « – Ce qu’on a tenu jusqu’ ici pour du bon sens disparaîtrait peut-être, mais il surgirait d’autres formes de bon sens. À mesure que toutes les sortes d’amour sont également admises, chaque amour vit avec son plein sens. ». Ainsi, les mots sont un danger pour la pensée, qu’elle peut figer alors que le propre de la pensée est d’être toujours en mouvement. Face à la complexité du « projet », qui est de jouer avec les frontières non seulement du mot mais de la pensée, il se remet en question : «Il se peut que je me sois raccroché à la fabrication de ce fantasme parce qu’il est au-dessus de mes forces d’avancer comme ça… Car même si c’est un fantasme que je fabrique, l’acte même de le fabriquer est une réalité. Parce que de toute façon je peux faire bouger un peu la réalité en le donnant à voir. » Autre couple d’opposition déconstruit : Le narrateur avance l’importance du rôle du fantasme dans la création de la réalité, d’une autre réalité. On touche ici à des réflexions tellement complexes que même celui qui les profère laisse une place permanente au doute, et dès que la réflexion pousse un peu trop les limites du sens commun, il se reprend lui-même avec des réflexions telles que « notre discussion commence à pédaler dans le vide », conclusion qui laisse croire qu’il est vain de se torturer l’esprit comme il le fait et que tout cela prête presque à rire.

Ce qui ressort de ce que nous avons dit ici et de la lecture de Yi In-seong est non pas une confusion générale (espérons-le), mais plutôt la mise à jour d’un perpétuel entremêlement de plusieurs constantes et questions, qui peuvent donner le vertige certes mais qui régissent nos vies. Mais au-delà de cette simple constatation, l’auteur montre la propension de l’homme à se débattre avec les incertitudes qui naissent des ces questions : incertitude de la perception, d’autrui, de soi même, du temps, du langage. Toutes ces préoccupations, mises à nu par l’auteur ont quelque chose de fascinant autant que d’épuisant-encore deux contraires qui se mêlent- et demandent une importante mobilisation de la part du lecteur. Ce n’est rien d’autre que la représentation de l’être humain actuel, et souvent d’après guerre : un être humain divisé, fragmenté par ces incertitudes, ces choix impossibles à faire et ces hésitations entre effroi et désir, abandon et action, torture et plaisir… Cette même division que connaît tout lecteur de Yi In-seong et qui accepte d’être torturé pour tirer du plaisir de la lecture.

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