Avec Mina, son premier roman, nous entrons dans le royaume de la jeunesse dorée de Séoul. Impassible devant la souffrance des autres et fière d’appartenir à une élite abrutie par le maintien de son statut social.
Nous accueillons l’auteur dans un restaurant italien du quartier d’Itaewon. L’air frêle, son allure contraste avec l’âpreté de Mina. Nous nous asseyons. Alors que nous nous apprêtons à entamer la conversation autour d’un café, son poignet dévoile un tatouage en langue latine : NON SERVIAM. (« Je ne servirai pas »).
Quelques questions à KIM Apple…
Mina est votre premier roman traduit en français. Pouvez vous revenir brièvement sur votre parcours?
Après le lycée, je ne savais pas trop quoi faire. Je suis rentrée à l’université et me suis inscrite en section cinéma, sans grande conviction. Au hasard des cours, j’ai découvert un atelier d’écriture créative. Mon professeur m’a trouvée douée et m’a poussée à continuer dans cette voie. C’est ce que j’ai fait. Petit à petit, j’ai commencé à rencontrer un certain succès d’estime, j’ai même obtenu une bourse d’une importante fondation littéraire. Grâce à elle, je suis resté en résidence d’auteur à New York pour quelques mois. C’est pendant ce court séjour que l’envie m’est venue de m’arrêter en Europe avant de rentrer au pays. Je voulais voir le Vieux Continent. Je me suis décidée pour Prague. C’est à ce moment-là que j’ai terminé la rédaction de Mina. Là-bas, aucun visage familier, je n’ai pas rencontré un seul compatriote ; mon roman était mon unique lien avec ma langue maternelle. Cela m’a permis de me recentrer sur mon écriture et de terminer mon manuscrit assez rapidement.
On peut lire dans le prologue de Mina « À l’origine de ce texte, une ligne dans un article de presse, rubrique des faits divers »…
Beaucoup de gens m’interpellent à ce sujet. C’est un biais de l’écriture. Je ne me suis pas basée sur un fait divers réel ; du moins, je n’ai pas extrait cette ligne d’un journal. A partir d’une simple phrase, je voulais explorer toutes les possibilités que m’offrait une histoire simple, toutes ses ramifications. Ces quelques mots m’ont servi de canevas. Se baser sur un fait divers, la chose est assez courante pour un écrivain. Dans mon cas, je dois bien avouer que les faits sont purement fictifs, avec cette réserve qu’ils ressemblent énormément à d’autres faits divers qui émaillent la presse quotidienne, bien réels eux.
Une des premières constatations porte sur le style que vous employez : une écriture très oralisée, parfois proches d’indications scéniques.
Oui. Lorsque j’ai commencé à écrire je m’intéressais assez peu à la littérature coréenne contemporaine. En fait, je la trouvais relativement dépassée, vieillie. Il y avait un décalage trop important entre le langage littéraire, et l’usage de la langue coréenne dans la vie de tous les jours. A cette époque, j’étais aussi très investie dans la lecture de pièces de théâtre, en particulier les œuvres de Büchner, Ionesco. J’imagine que cela a influé sur mon style, notamment sur Mina.
Ce rythme syncopé du texte ne donne pas beaucoup d’opportunités de relâches. On est souvent « piégé » par le débit de paroles des personnages…
Quatre-vingts pour cent des dialogues du roman sont des paroles creuses.
Beaucoup de mots se répètent, les phrases s’entrechoquent, les locuteurs se coupent la parole, emploient des mots outranciers…J’ai voulu recréer les conversations possibles entre adolescents. Il ne faut pas nécessairement chercher le sens dans les mots-mêmes mais dans le rythme, les répétitions, le flux ininterrompu de paroles, et parfois les silences. C’est là que se lit la perte de repères de ces êtres.
Vous proposez au lecteur de contempler les images les plus exactes de choses dont la vue lui est pénible dans la réalité. Il assiste à la lente descente aux enfers des personnages jusqu’au drame final qu’il devine, et pourtant il « regarde ». Quel réconfort la vue d’un tel spectacle peut-elle lui apporter?
Il est vrai que je ne ménage pas mes personnages, encore moins mon lecteur. Disons plus exactement que cela n’a jamais été une préoccupation. Mon seul souci est de décrire les événements de la manière la plus réaliste qui soit, sans complaisance. Je ne sais pas si Mina peut apporter le moindre réconfort mais on peut éprouver une certaine satisfaction, voire un apaisement, à contempler le spectacle de notre société, ses travers. Cela vient un peu comme la confirmation de ce que l’on savait déjà.
On pourrait aussi penser que cela agite une prise de conscience et révèle au lecteur une vérité passée sous silence, les troubles profonds de notre monde actuel?
Je ne pense pas que mon livre ait une telle portée. On ne peut regarder la vérité en face que si l’on est disposé à la voir. Or les choses ne changent pas aussi vite qu’on voudrait le croire.
Je n’ai pas été trop curieuse de l’accueil fait à mon livre, mais j’ai tout de même eu quelques échos. Certains l’ont trouvé trop politique, d’autres ont pensé que je me focalisais trop sur le style, enfin il y a ceux pour qui Mina ne pouvait exister, une histoire improbable qui ne se rencontre jamais dans la réalité. Dans la plupart des cas, il semblerait qu’une partie du message n’ait pas été reçue. Peut-être que Mina ne parle qu’à ceux qui sont prêts à l’écouter.
Il est concevable aussi que personne n’aime être mis en face de ses contradictions. Certains propos peuvent faire mal aux entournures…C’est ce dont a pu souffrir le réalisateur Kim Ki-duk, très célèbre mais aussi très décrié. D’un certain point de vue, l’histoire de Mina pourrait lui plaire. Une frange de quelques individus qui satisfont leurs pulsions jusqu’à nuire à l’humanité-même. On n’est plus trop loin des thèmes abordés par le réalisateur, notamment dans son dernier film Pieta.
J’apprécie le réalisateur Kim Ki-duk mais ces films sont trop durs ! Je n’ai même pas osé aller voir Pieta, pourtant j’aimerais bien (rires). Je n’avais jamais fait un tel rapprochement entre mon œuvre et ses films mais c’est vrai qu’on peut trouver quelques similitudes. Le spectacle d’une vérité dérangeante ne plaît pas à tout le monde, c’est une des raisons pour lesquelles ses films sont très critiqués. Dans une certaine mesure, c’est aussi un reproche que l’on peut adresser à Mina. Disons que c’est un roman qu’il faut aller chercher.
Propos recueillis par Julien Paolucci, traduits par Han Ji-hee